Le David de Michel-Ange et l’ignorance mise à nu

(Note sur un JT du 31 octobre 2016)

Michelangelo Buonarroti,
dit Michel-Ange (1475-1564)
David, 1501-1504
Marbre - H. 434 cm
Florence, Galleria dell’Accademia
Photo : Livioandronico2013
(CC BY SA-3.0)
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Rares sont les occasions, en France, d’entendre parler intelligemment de l’art au public, particulièrement de Michel-Ange, spécifiquement sur le petit écran, spécialement lors d’un journal télévision de grande écoute. Une occasion toute récente vient d’être magistralement ratée par le mal nommé « service public » : loin de « servir » le public, Michel-Ange et le patrimoine florentin qui nous sont chers, le JT du 31 octobre, sur France 2, a desservi le David achevé en 1504 par le génial Buonarroti.
Au motif qu’une copie du David a troublé quelques japonais (et déjà quelques russes) par l’exhibition de son membre viril, aussi nu que la désormais célèbre toison de l’Origine du monde, la rédaction du JT s’est adonnée à un exercice d’ignorance comme certains journalistes en cultivent le secret. Extrait : « Le David, c’est la sculpture la plus célèbre de la Renaissance. « Il est unique, et tellement puissant », estime une jeune femme venue admirer une copie du colosse de marbre à Florence. Pourquoi cette statue impressionne et fait débat depuis 512 ans ?... Il s’agit du personnage biblique qui a vaincu le géant Goliath. À Florence, où le pouvoir religieux est très influent au début du XVIe siècle, la nudité et la virilité du héros font scandale. [1].

Le lecteur et le spectateur du télé-journal en retiennent logiquement ceci : rien de nouveau sous le soleil, la nudité du David a toujours suscité la réprobation au Japon comme à Florence et a fortiori au XVIe siècle, quand l’Église régnait sur des âmes pudibondes. Pour nous conforter dans cette extrapolation flagrante, qui mieux qu’un spécialiste accrédité par Closer, que l’aède des fêtes mitterrandiennes : l’impénitent Jack Lang ? Co-auteur d’un ouvrage sur Michel-Ange, l’ex-ministre nous apprend, avec son emphase coutumière, qu’à la « fureur, la stupeur et l’émerveillement » succédèrent de violents jets de pierres contre le David transporté le 14 mai 1504 dans les rues de Florence ; indice de l’émoi provoqué par une virilité sans voiles. À vrai dire, un épisode du genre est bien consigné dans la chronique d’un contemporain, Luca Landucci, mais il exprime une rage politique, comme on le comprendra plus loin : « Et durant cette nuit on a lancé des cailloux contre le géant pour le mettre à mal… » [2]. Quoique l’existence d’une cage de bois, pour la protection du David pendant son transport (l’impudeur du géant demeura donc cachée ?), discrédite a priori cette falsification évidente, on la trouve répétée ici en toutes lettres : « Jack Lang, auteur d’un livre sur le maître italien "Michel-Ange" (Ed. Fayard) explique qu’il y a plus de cinq siècles, lorsque cette impressionnante statue de plus de 5 mètres de haut dut traverser la ville de Florence entre le lieu où il a été réalisé et le Palazzo Vecchio, une foule hostile l’attendait. Car à l’époque, le pouvoir religieux était très influent à Florence, et la nudité de cette œuvre gigantesque a beaucoup choqué. » [3].
Il est très dommage pour elle que la rédaction de France 2 ait renoncé à interroger un véritable historien d’art, quitte à apprendre ce que sait, par ailleurs, le moindre doctorant, et à corriger le tir : en Italie le nu artistique n’a jamais été totalement réprouvé ni au Moyen-Age ni à la Renaissance et dès le XVe siècle l’Eglise romaine fit bon ménage avec les Vénus, les Apollons et les Hercules, toujours généreux de leur nudité. Mais ces notions d’histoire échappent aux rédacteurs de nos journaux télévisés. Apparemment incapables de glaner une information exacte, simple à repérer immédiatement sur la toile, ces mêmes rédacteurs pouvaient aisément y apprendre que le David, certes originellement prévu pour la cathédrale de Florence, avait pourtant perdu dès 1501 toute connotation religieuse, assumant de fait une fonction essentiellement politique : il s’agissait de représenter David - comprenez la liberté de la République de Florence - fièrement dressé contre Goliath - entendez le pouvoir despotique des Médicis et de leurs alliés, chassés de la ville depuis 1494 par l’entrée de Charles VIII et par la suprématie de Savonarole, puis de Soderini.

Non seulement la nouvelle divulguée par la télévision française n’a rien d’exceptionnel, puisque, comme au Japon, et comme à Saint-Pétersbourg l’été dernier, une autre réplique du David fit scandale à Jérusalem en 2004, suite aux protestations véhémentes d’orthodoxes juifs et musulmans, mais elle s’avère entachée d’une erreur regrettable. Or, méconnaître la signification première d’un chef d’oeuvre de portée mondiale, et, de surcroît, inculquer publiquement cette méconnaissance, ne peut laisser indifférent et demande rectification immédiate.
Avant de devenir un « sex symbol », et loin d’être seulement un nu, le David de Michel-Ange fut et demeure un manifeste politique dont l’enjeu dépasse la religion. Beaucoup d’auteurs, dont Charles Seymour, Antonio Paolucci, Michael Hirst et Victor Coonin on mené des recherches sur le David. Mais dès 1974, dans un article mémorable de l’Art Bulletin [4] intitulé « The Location of Michelangelo’s David, The Meeting of January, 25, 1504 », sur l’assemblée d’artistes prestigieux (Botticelli, Léonard, Sangallo, Lorenzo di Credi, etc.) qui délibérèrent de l’emplacement du David, l’historien Saul Levine avait parfaitement illustré que la localisation et l’orientation de la sculpture furent une affaire d’état au sens propre.
Selon que le David campait devant Palazzo Vecchio, siège du pouvoir, ou sous la Loggia dei Lanzi ; selon qu’il regardait au sud ou ailleurs, le sens profond de sa posture pouvait varier du tout au tout. Anti-médicéenne ou simplement « florentine », anti-tyrannique ou seulement « civile », sa position trahissait l’engagement politique des gouvernants et des artistes, en faveur ou non (selon un retour possible des Médicis-Goliath) d’une célébration explicite de l’idéal républicain, défendu par l’attitude belliqueuse du jeune héros. D’où, par exemple, les prudences d’un Antonio da Sangallo devant l’agressivité du David. En l’apparence soucieux de conservation avant la lettre, Sangallo va prétexter la fragilité du marbre afin de mieux « abriter » la statue sous la Loggia dei Lanzi. Dans le fond, il s’agit plutôt d’occulter, en la couvrant d’un toit, la fronde anti-médicéenne du David.

C’est la vérité de l’histoire dont la télévision, pour une question de braguette, vient en trois minutes de priver le public. Et disparaît aussi l’idée que le patrimoine, que l’art tout court, comportent presque toujours un acte politique. Alors que les florentins de la Renaissance célébraient ouvertement, ou lapidaient, une sculpture destinée à clamer leur opposition aux tyrans, il est de mauvais augure, en ces temps d’élections imminentes, que les français soient confinés par leurs médias à la complète ignorance de ce que signifie précisément l’art du « passé », surtout lorsqu’il délivre un message aussi crucial et aussi « présent ».

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