Mémoire concernant l’intérêt patrimonial et la sauvegarde des collections du château de Villepreux

Ce texte a été écrit en décembre 2013 par Patrice Darras qui nous l’a communiqué, à l’occasion de la vente prochaine du mobilier du château de Villepreux. Ce qu’il craignait en écrivant ces lignes est donc sur le point d’arriver. La différence entre la date d’écriture et celle de publication explique qu’il parle de certaines hypothèses, désormais avérées, au futur.
On pourra lire également notre article à ce sujet.

« Tous les chefs-d’œuvre appartiennent comme tels à l’univers de l’humanité cultivée et leur possession est liée au devoir de se préoccuper de leur conservation. » Goethe (1799)

Château de Villepreux
Photo : D. R.
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Lorsqu’on a vécu près de la Comtesse Roland de Saint Seine (1909-2010), née Simone de Saint Seine et de son fils Luc de Saint Seine (1938-2012) au cours des dernières années de leurs vies, leur souvenir, les moments partagés, la charge émotionnelle sont tels qu’on ne peut les oublier de si tôt. C’est dans un climat d’amitié et de confiance que je me suis attaché à eux, autant qu’à l’histoire des plus intéressants de leurs ancêtres.

A l’écoute de Simone de Saint Seine, j’ai recueilli la flamme de sa dévotion pour eux ; particulièrement pour les Bertin et les Bertin de Vaux, les Gérard et les Gérard de Rayneval. Ces deux fratries remarquablement intelligentes, protégées du duc de Choiseul, puissant ministre de Louis XV, virent leurs petits-enfants s’unir sous Louis Philippe. Les frères Bertin dirigeaient le célèbre Journal des Débats, opposant à l’Empire puis à Charles X et pilier de la monarchie de Juillet. Conrad Gérard, premier commis de Vergennes, fut envoyé par Louis XVI en 1778 à Philadelphie, pour ratifier le Traité d’Amitié et de Commerce, posant les bases de l’aide française, prélude à notre participation à la guerre d’Indépendance [1]. Son frère Rayneval, ministre de Louis XVI à Londres, fut le premier d’une lignée de diplomates français active jusqu’au début du XXème siècle.

Descendante de ces deux frères cadets, Bertin de Vaux et Gérard de Rayneval, Simone de Saint Seine ne vivait- elle pas chez eux, au milieu de leurs souvenirs, miraculeusement conservés ? Ne lui avaient-ils pas transmis leur demeure, intacte depuis la mort en 1909 de la dernière Bertin de Vaux, Louise, veuve du comte Alphonse de Rayneval, ambassadeur de France à Naples et à Rome ? Ces derniers, ramenèrent à Villepreux les curiosités collectées lors de leur Grand Tour diplomatique.
Conservé grâce à la longévité et à la sagacité de plusieurs générations de femmes avisées, cet ensemble patrimonial est aujourd’hui en péril. Gravures, miniatures et portraits les représentants ; archives, correspondances, livres, bibliothèque musicale, meubles et objets ayant constitué leur cadre de vie au château de Villepreux, sans interruption depuis 1811, risquent d’être dispersés [2].

Témoignage unique d’une de ces propriétés de campagne, désormais situé dans le Grand Paris, le décor qu’il offre aux visiteurs est d’autant plus rare que la plupart des demeures équivalentes ont été détruites ou surtout leurs intérieurs dispersés. Quels ensembles décoratifs intacts de l’Empire et de la Restauration sont-ils encore visibles en Ile de France à ce jour [3] ? Maison littéraire, puisque celle d’un patron de presse, cette maison de l’intelligence fut ouverte ces dernières années à un public demandeur, curieux et parfois savant. Tous furent enchantés par l’exactitude, « le sens de la mesure » pour reprendre l’expression de Simone de Saint Seine, de son décor intérieur.
Autant les maisons de certains collectionneurs, réussies grâce au concours d’antiquaires et de décorateurs, sont parfois agréables à parcourir et à habiter, autant l’archéologue, le chercheur, l’érudit et le public apprécient davantage un lieu authentique où le temps a suspendu son vol. Simone de Saint Seine était particulièrement sensible aux remarques des visiteurs lorsqu’en partant, ceux-ci la remerciaient d’avoir conservé l’esprit des lieux.

Ces mêmes visiteurs, reçus avec érudition et bienveillance dans l’intimité d’une ancienne famille dont les différents ascendants ont marqué l’histoire de France, seraient bien étonnés, en tentant de revenir à Villepreux, d’apprendre que cet ensemble patrimonial n’est plus ouvert au public. Alors qu’ « il se passe toujours quelque chose » à Versailles, selon Catherine Pégard, directrice du château, Villepreux, son satellite le plus proche, situé dans l’axe exact du Grand Canal, semble s’être refermé sur lui-même. Naturellement considérée par la famille comme un lieu de vie familiale, cette demeure est néanmoins d’une importance capitale, en tant que maison littéraire, pour le patrimoine de l’Ile de France. Celles-ci ont été regroupées avec d’autres demeures de personnalités, sous le label de Maison des Illustres, créé par le Ministère de la Culture en 2011. Le château de Villepreux étant à plus d’un titre en mesure de prétendre à ce label, Luc de Saint Seine en a fait la demande auprès de la DRAC Ile de France fin 2011.

Continuateur de l’œuvre de sa mère disparue en 2010, Luc de Saint Seine, pénétré de l’importance de sa mission de transmission patrimoniale aux générations futures, n’a eu de cesse, jusqu’à sa mort prématurée en 2012, de faire restaurer le précieux cadre de vie de ses aïeux et de l’enrichir par quelques achats judicieux d’objets et de livres autrefois dispersés.
 Comme ses prédécesseurs, il se considérait l’usufruitier du domaine Bertin de Vaux dont il regrettait même que le nom ne fut plus porté : le fameux maillon de la chaîne dont on entend si souvent parler dans les vieilles familles attachées à leur demeure.

Bientôt commenceront les bicentenaires du Romantisme, de la prééminence littéraire de Chateaubriand, des œuvres d’Hugo, Berlioz, Gounod, Corot, Renan, Taine, Sainte Beuve, tous familiers des lieux. Ces géants ne considéraient-ils pas les Bertin comme leurs égaux, comme une puissance ?
 Puissance intellectuelle et politique qu’a magistralement représentée Ingres dans son portrait de Bertin l’aîné, conservé au Louvre. Si célèbres qu’ils ne font qu’un, tant ils représentent leur époque. Elevés à Chanteloup, véritable cour du duc de Choiseul, puis dans les meilleurs collèges parisiens, ils illustrent l’ascension sociale de la bourgeoisie cultivée du XVIIIe siècle qui dominera le XIXe siècle en accédant à la pairie, et en voyant ses enfants s’agréger à l’aristocratie. On sait que tout ce qui comptait à Versailles se rendait à Chanteloup, devenue terre d’exil, où dans son duché de Choiseul Amboise, l’ancien ministre de Louis XV était encore influent. Le grand Gérard, nouveau comte de Munster, sans cesse gratifié ainsi que toute sa parenté par Louis XVI, continuait avec son frère Rayneval, à rendre visite à celui auquel ils devaient leur ascension. Sans doute y ont-ils rencontré le capitaine Bertin, écuyer du duc, père de la fratrie de quatre garçons dont deux devinrent célèbres.

C’est là qu’il faut rappeler les regrets, maintes fois entendus de Simone de Saint Seine, de ne pas voir développer le potentiel américain de la demeure des Gérard. Combien de fois ne l’ai-je entendu déplorer que des personnalités américaines n’y soient pas invitées ? Ne disait-elle pas que les noms portés sur les champs de bataille de la guerre d’Indépendance et maintenant par sa descendance, (Clermont-Tonnerre, Castries), devraient inciter des diplomates, des hommes d’affaires, des industriels américains et français à s’y rencontrer ? La vaste hôtellerie contiguë est là pour accueillir les réunions de leurs entreprises.
Il n’y a pas en Île-de-France d’aussi belle et vaste salle à manger qu’à Villepreux, où les Américains les plus éminents ne soient flattés de dîner sous le portrait du grand Gérard dont l’original est au musée du Congrès de Philadelphie. Et cela, c’est un capital inexploité.

Un château est en quelque sorte un théâtre. Plus qu’ailleurs s’y trouve un décor cruellement absent d’un musée, d’un bâtiment public. Ce décor doit être harmonieux et cohérent. Son commentaire est rendu aisé à Villepreux par les nombreux beaux objets, porteurs d’informations de tous types qui enrichissent la connaissance : des témoins pour l’histoire, des repères et des éléments utiles pour la mesure du temps. La visite, loin d’être fastidieuse, est instructive et distrayante pour le visiteur.
Les visiteurs ne doivent pas, en descendant de leur voiture, pénétrer dans une demeure historique meublée, sans en avoir fait le tour extérieur. Il faut assurer une progression pour rendre plus rare l’entrée dans de tels lieux, à plus forte raison privés. Après une copieuse visite, le public est fatigué, pressé de retourner à ses obligations, et peu soucieux d’aller dans le parc. En revanche, la collation servie dans la salle à manger du château, ponctuée par la venue toujours souhaitée du maître de maison, s’éternisait parfois, au grand plaisir des visiteurs. De détenteurs d’un billet d’entrée, ils étaient imperceptiblement devenus des invités. De là à devenir clients, il n’y avait qu’un pas.
Luc de Saint Seine et l’ensemble du personnel ont toujours facilité cette initiative qui pouvait occasionner des retombées commerciales.
Le rendez-vous était le parking de l’hôtellerie, ancienne ferme du château devenue lieu de séminaires et de réception. Là commençait la visite.

Après quelques paroles de bienvenue, et tout en traversant les salles de réception, il était expliqué au visiteur que l’activité hôtelière faisait vivre le domaine [4]. 
Il n’était pas rare qu’un visiteur n’envisage quelque événement familial ou professionnel et ne repasse par le bureau pour un renseignement. Les visites payantes, pour des groupes limités à vingt personnes (20 euros par visiteur), ont permis la restauration de nombreux meubles et objets. Afin d’en élever le niveau de qualité, une présentation didactique a été instaurée. Elle a amélioré la présentation de la demeure et rendu aisée la compréhension de la vie de chaque personnage y ayant séjourné. Par exemple, le décor de chaque chambre du premier étage, sans être modifié, a été réfléchi et dévolu à chacun d’entre eux.

Tout en expliquant la vie de ces personnalités, on évoque quatre siècles de l’Histoire de France :

- Les Francini, fameux ingénieurs hydrauliciens, au service des Bourbon depuis le début du XVIIe siècle, ont édifié le premier manoir.


- Une chambre Pompadour rappelant que la belle-mère de la marquise, madame Le Normand d’Etiolles était née Francini de Villepreux. C’est aux derniers Francini que Louis XV achètera le domaine pour l’intégrer au grand parc de Versailles. Louis XVI le cèdera à son architecte, Heurtier, à qui l’on doit le théâtre Montansier de Versailles.


- La chambre des premiers Bertin de Vaux avec leurs lits de Jacob, souligne que depuis 1811, la maison est dans leur descendance.


- La chambre Chateaubriand atteste sa longue amitié avec les Bertin. La gravure des funérailles d’Attala rappelle que le grand tableau acheté par Bertin l’aîné à Girodet, entra au Louvre sous Louis XVIII. Les autres estampes illustrent sa vie littéraire et politique.

- La chambre du général Bertin de Vaux, la plus intacte de toutes, conserve son portrait et des œuvres illustrant ses campagnes militaires (Trocadéro, Anvers, Algérie).

- La chambre attenante, a ses murs ornés de la suite d’estampes en couleurs, représentant les premières courses de chevaux organisées à Chantilly par les ducs d’Orléans et d’Aumale, fils de Louis Philippe et compagnons d’armes du général Bertin de Vaux.


- Le cabinet des dessins rassemble les Bertin de Vaux, les Gérard de Rayneval et quelques uns de leurs proches. Bien des propriétaires désireux de faire vivre leur demeure, n’ont pas tant de souvenirs si vivants à montrer, même dans des demeures beaucoup plus importantes.

Il est indéniable que le maintien et l’embellissement des paysages, des terres agricoles, du domaine hôtelier de Grand’Maisons, du château, de son parc, de son mobilier et des collections, appréciés par des dizaines de milliers de clients et de visiteurs depuis près de quarante ans, furent le fruit du long travail de Simone et Luc de Saint- Seine.
C’est à la mort de Roland de Saint Seine dans les années 70, que son épouse ouvrira la demeure à une activité hôtelière et aux visiteurs. Jamais hostile quand je lui annonçais des visiteurs, toujours satisfaite quand il s’agissait de clients passant la nuit au château, Simone de Saint Seine attachait une attention constante à son devoir d’hospitalité. On ne décelait aucune contrainte à lui voir partager sa maison. Elle était autant mue par la volonté de faire partager l’œuvre de sa vie, -le maintien de la renommée des Bertin- qu’elle savait les clients indispensables. Elle avait éminemment conscience du bonheur d’être l’héritière de cette intéressante dynastie et souhaitait le faire partager [5]. D’une grande dignité naturelle, en même temps que peu conventionnelle, Simone de Saint Seine jusqu’à sa centième unième et dernière année inspira un grand respect. Remarquable hôtesse, elle œuvra toujours à compléter ses connaissances sur sa famille et sa demeure.

Qu’on le veuille ou non, la présence de Simone et de Luc de Saint Seine, leur charisme, leur personnalité, donnaient un sens à la vie des deux propriétés. Ils représentaient la parfaite illustration de détenteurs du patrimoine et de leurs devoirs. Aux yeux du village, du personnel et des visiteurs, Luc de Saint Seine, gentleman farmer-hôtelier et sa mère, tenaient si justement leur rôle.

Si la dispersion de ces collections s’avérait inéluctable, il semblera alors que l’on ait perdu l’opportunité d’une sauvegarde patrimoniale. Aussitôt s’élèveront les regrets voire même les reproches, des descendants de ces personnalités et des actuels propriétaires, des historiens et du public. Qui oserait dire que ce vestige est de moindre signification, de moindre importance ?
Alors que depuis deux cents ans cette maison a échappé aux partages, un de leurs descendants aura-t-il la possibilité de continuer leur œuvre et en même temps de se saisir des clefs intellectuelles de la propriété, en l’ouvrant à nouveau au public ?
Si malheureusement aucun des propriétaires actuels n’est en mesure de reprendre le château , n’est-il pas chimérique d’imaginer deux solutions :


1) A l’instar de ce qui se passe en Grande-Bretagne, la location -jusqu’à meilleure fortune-, ou la vente du château meublé à un amateur d’art qui y vivra au milieu des portraits de ses prédécesseurs, tout en y déployant ses propres collections.

2) la cession du « salon Bertin de Vaux » à une institution qui le présenterait intégralement. Une « period room » qui trouverait sa place :
 au musée Girodet de Montargis,

- au Musée des Arts Décoratifs de Paris,

- au Musée Carnavalet [6],

- au Musée de l’Ile de France au château de Sceaux, non loin de la Maison de Chateaubriand - intime des 
Bertin - à Chatenay-Malabry (92290) et de la Maison Littéraire de Victor Hugo [7], le domaine des Roches [8] de Bertin l’Aîné à Bièvres.


La Maison de Chateaubriand à Châtenay-Malabry nourrit le projet depuis quelques années, de commémorer l’essor du Journal des Débats sous la Restauration (après la censure et la spoliation de l’Empire). Le prêt d’objets Bertin – également détenus par les descendants de Bertin l’Aîné, dans les collections publiques ou sur le marché de l’art- à cette maison littéraire animée par des historiens reconnus de l’époque romantique, permettrait la publication d’un catalogue rédigé par les scientifiques les plus spécialisés. 
Gérard Depardieu, dont la ressemblance avec le portrait de Bertin l’Aîné par Ingres est frappante, a été sollicité pour l’incarner dans le cadre de cette exposition.

Quoi qu’il advienne, n’est-il pas urgent de fixer ces décors par l’image, assortis des commentaires les plus avisés ? 


Patrice Darras

Notes

[1Conrad Gérard, seul civil avec le chevalier de la Luzerne, son successeur, admis dans la Société des Cincinnatti, dès sa création.

[2« Car ce que montrent les documents privés, c’est une expérience humaine commune qui va bien au-delà des propagandes nationales » Bruno Racine venu à Villepreux en qualité de président de la Bibliothèque Nationale.

[3« Villepreux est au domaine privé ce que la Malmaison est au domaine public » Bernard Chevallier, ami de Simone de Saint Seine, conservateur général honoraire du patrimoine et ancien directeur du Musée National de La Malmaison.

[4La capacité d’hébergement de l’hôtellerie, vingt chambres, est souvent complétée par les chambres du château, portant à trente le nombre de chambres disponibles. Cette capacité d’hébergement serait singulièrement réduite si les deux domaines étaient séparés.

[5Toute sa vie débiteur de ses devanciers, elle reçut un bel hommage de Daniel Alcouffe, conservateur général honoraire du patrimoine et alors directeur du département du Mobilier et des objets d’arts au musée du Louvre. En lui remettant les insignes de chevalier de l’ordre national des Arts et des lettres, l’assistance l’entendit lui dire : « Vous êtes Madame ... une des nôtres... agissant comme un conservateur du patrimoine privé. »

[6Où sont déjà conservés le portrait et le décor peint du salon de Louise Bertin, fille de Bertin l’Ainé et musicienne, (égérie de Victor Hugo).

[7Où sont présentés à la belle saison, des documents rappelant l’amitié de sa fille Louise et de Victor Hugo. Elle composa son opéra Esméralda sur le livret de Notre Dame de Paris. Hugo fit maints séjours aux Roches.

[8Très régulièrement, des expositions, de nouveaux livres, des documents ou des autographes sur le marché de l’art, font revivre le souvenir des Bertin. Les portraits de Bertin l’aîné et de sa femme par Fabre, d’époque Consulat, viennent d’être achetés à leurs descendants par le musée Fabre de Montpellier.

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