Quand un confrère historien d’art, auteur de plusieurs découvertes et de travaux intéressants [1] se lance, non sans fermeté, dans une hypothèse d’attribution, celle-ci peut se révéler audacieuse. Mais même si nous manquons de beaucoup d’éléments sur le fonctionnement de l’atelier de Simon Vouet après son retour à Paris, il nous est de plus en plus possible d’y distinguer certaines mains, notamment celle de Charles Le Brun, brillamment célébré l’an dernier à Lens [2], auquel Sylvain Kerspern a voulu attribuer ce tableau [3] (ill. 1 et 2), ou celle d’un Michel I Corneille, certes moins talentueux, mais qui mérite d’autant mieux de voir son art mieux connu et mieux apprécié
- 1. Ici attribué à Michel I Corneille (vers 1603-1664)
L’Adoration des bergers
Huile sur toile (dimensions inconnues)
Condé-en-Brie, église Saint-Rémi
Photo : Henri Gandon - See the image in its page
- 2. Ici attribué à Michel I Corneille (vers 1603-1664)
L’Adoration des bergers (détail)
Huile sur toile (dimensions inconnues)
Condé-en-Brie, église Saint-Rémi
Photo : Henri Gandon - See the image in its page
Le tableau de Condé-en-Brie
- 3. Vue de la nef de l’église de Condé-en-Brie
Photo : G. Garitan (CC BY-SA 3.0) - See the image in its page
Malgré son suffixe, la commune de Condé-en-Brie se trouve au sud du département de l’Aisne, entre Château-Thierry et Éloges. Son église, dont l’origine remonte au XIIIe siècle, abrite quelques œuvres d’art dont deux peintures accrochées sur le mur gauche de le nef (ill. 3) : l’une est plutôt modeste et l’autre, plus monumentale, est l’objet de cette étude. Même si la photographie en souligne sans doute les raccourcis, la qualité de cette Adoration des bergers [4], dont l’historique et la provenance demeurent assez mystérieux [5], apparaît dès le premier regard. Cependant, cette composition plutôt ambitieuse (le nombre de personnages et d’éléments réunis dans un espace assez réduit, le sphinx en surplomb traité dans un spectaculaire clair-obscur, etc.) présente un certain nombre de maladresses, notamment dans la répartition des figures, qui trahissent l’œuvre, le faire, d’un peintre encore jeune.
Simon Vouet et son atelier
Stylistiquement, ce tableau évoque rapidement à l’amateur de la peinture française du XVIIe siècle, l’art de Simon Vouet (1590-1649), qui fut le Premier Peintre du Roi de son retour à Paris en 1627 à sa mort, survenue un an après l’établissement de l’Académie Royale de Peinture & de Sculpture. Or parmi ses collaborateurs et ses élèves, notion dont Jacques Thuillier avait su montrer qu’elle recouvrait plusieurs cas de figure [6], certains étaient des peintres de talent qui ont su se détacher de son influence et mener, par la suite, une carrière autonome. Avant d’évoluer vers un style plus personnel, ils auront tous appris chez lui « le sens des grandes compositions dynamiques, des couleurs claires et vives, le goût des figures pleines de saveur, la leçon du dessin d’après le modèle [7]». Depuis quelques années, une meilleure connaissance des membres de cet atelier [8], et la découverte de nouvelles œuvres (tableaux ou dessins), ont permis de distinguer progressivement le style de certains d’entre eux - le meilleur exemple étant sans doute celui d’Eustache Le Sueur [9]. Ce constat est particulièrement valable pour les artistes de la seconde génération (Nicolas Chaperon [10], Charles Poërson [11], Jacques de Létin [12], etc.), dont quelques-uns (Francois Tortebat et Michel Dorigny, Jacques Sarazin et Michel I Corneille [13]) rejoindront d’ailleurs la famille du Premier peintre.
Parmi eux, le troyen Jacques de Létin, par son style assez naturaliste, aurait pu être un bon candidat pour l’attribution de cette Adoration des bergers, il fut d’ailleurs notre toute première idée quand nous avons découvert ce tableau en 2014. Mais, en approfondissant, on constate que son art offre une autre sorte de réalisme, notamment une rondeur, une onctuosité dans le rendu des chairs et des visages, qui sont ici absents. Même dans ses plus belles œuvres, Jacques de Létin n’atteint jamais le mélange d’élégance et de puissance qui, malgré ses faiblesses, semble caractériser cette Adoration des bergers. Après avoir envisagé, nous aussi l’hypothèse d’une œuvre peinte par le jeune Charles le Brun [14], auquel ces qualités, et le coloris chaud presque cramoisi des chairs du berger au premier plan, peuvent faire songer, c’est le nom de Michel I Corneille qui nous est apparu comme une évidence [15].
Michel I Corneille [16] (v.1603-1664)
Cet artiste natif d’Orléans, qui demeure bien moins connu que son fils aîné [17], le versatile Michel II Corneille (1642-1708) dit Corneille des Gobelins, fut un des douze membres fondateurs (les « Anciens ») de l’Académie Royale de peinture et de Sculpture en 1648 dont il devint l’un des recteurs en 1656. Pendant longtemps, son art se résumait à l’atypique Jacob et Ésaü conservé dans le musée de sa ville natale, tableau daté de 1630 [18], si proche de certains artistes nordiques comme Pieter Lastman [19] ; à ses Mays [20] ou à leurs esquisses [21], et au décor peu visible et assez restauré de la Galerie de Psyché de l’Hôtel Amelot de Bisseuil. La belle Visitation de Blois [22], redécouverte en 1977, la Présentation au temple du musée de Dijon [23] (ill. 4), les deux Assomption plus tardives (conservées à Dijon et à Beaugency [24]) ou le Massacre des Innocents du musée de Tours [25], tableau tardif où on reconnaît surtout le style de son fils qui est venu suppléer à sa faiblesse sénile, finissaient de brouiller une image devenue assez disparate.
- 4. Michel I Corneille (vers 1603-1664)
La Présentation au Temple
Huile sur toile - 182 x 135 cm
Dijon, Musée des Beaux-Arts
Photo : Musée des Beaux-Arts de Dijon - See the image in its page
- 5. Michel I Corneille (vers 1603-1664)
Saint François-Xavier en adoration
devant la Vierge et l’Enfant
Huile sur toile - 220 x 165 cm
Orléans, Musée des Beaux-Arts
Photo : Musée des Beaux-Arts d’Orléans - See the image in its page
Fort heureusement, une série de découvertes (notamment le Mariage de la Vierge [26], dont on connaît désormais une seconde version [27], la Cléopâtre aujourd’hui à Portland [28], la Mise au Tombeau de Pommard [29], l’un des plus monumentaux de sa première période [30], ou le tableau de Saint-Flour [31], plusieurs dessins [32]), et de redécouvertes (les décors de Maisons [33] ou de Saint-Nicolas des Champs [34], un tableau important, Saint François-Xavier en adoration devant la Vierge et l’Enfant, retrouvé dans les réserves du musée d’Orléans [35] - ill. 5 - le Samson [36] et l‘un des éléments de la galerie de Psyché tous deux acquis en 2013 par le Centre des Monuments Nationaux [37]) permettent désormais d’apprécier ses réelles qualités et son talent, confirmé par d’autres œuvres et notamment des Vierge à l’Enfant passées récemment en vente [38].
Michel I Corneille fut, dès les années 1630, l’un des collaborateurs de Simon Vouet [39], avant de devenir son neveu par alliance, à la suite de son mariage avec Marguerite Grégoire le 3 février 1636 [40]. Cette alliance confirme, en quelque sorte, l’étroitesse de ses liens avec le peintre et sa famille [41], à un moment où un Le Sueur, un Dorigny, étaient encore bien jeunes. D’un point de vue stylistique, on constate qu’il commence par s’inspirer de son maître mais sans le pasticher (notamment dans le Saint Louis recevant la couronne d’épines de l’église Saint Paul-Saint Louis, restitué à l’artiste par Jacques Thuillier [42], dans la Présentation au Temple peinte pour Notre-Dame, où il démarque clairement le chef-d’œuvre peint par Vouet pour les Jésuites (Louvre), comme dans ses Vierge à l’Enfant [43]) avant de développer sa propre manière. Il connaît ensuite une phase « raphaélesque [44] », dont témoignent la Visitation de Blois où il se rapproche aussi de la pureté des œuvres d’un Laurent de La Hyre et d’un Jacques Stella. Enfin, d’autres tableaux, comme celui de Saint-Flour, offrent des silhouettes qui s’épaississent, jusqu’à paraître lourdes dans ses dernières œuvres (Galerie de Psyché ou Massacre des Innocents, tous deux réalisé avec l’un de ses fils). L’usage de couleurs souvent saturées, un goût pour la représentation soignée d’éléments d’architecture antique [45] où il a tendance à installer ses personnages en hauteur, comme en contre-plongée, qui témoignent d’une belle culture classique, se retrouvent aussi dans les modèles qu’il fournit pour la tapisserie [46], activité qui le distingue, avec Charles Poërson, d’autres membres de l’atelier de Vouet [47].
Des arguments basés sur le style
- 6. Charles Le Brun (1619-1690)
Le Martyre de saint Jean à la Porte Latine
Huile sur toile - 282 x 224 cm
Paris, église Saint-Nicolas du Chardonnet
Photo : Domaine public - See the image in its page
- 7. Michel I Corneille (vers 1603-1664)
Putti dans le Ciel, voûte du cabinet des Miroirs
Maisons-Laffite, château de Maisons
Photo : CMN - See the image in its page
Les points de convergence entre cette Adoration des bergers et les œuvres de jeunesse de Charles Le Brun comme le Martyre de saint Jean à la Porte Latine [48] (ill. 6), qui comporte lui aussi des maladresses [49], la Flagellation du Christ du Louvre [50] ou le Baptême du Centurion (?) conservé à Nancy (si l’on accepte les attributions de ces deux derniers tableaux à Charles Le Brun), ou le soin porté aux éléments naturalistes, présent chez Le Brun comme chez Corneille [51], s’effacent assez vite devant les morceaux de bravoure déjà visibles dans les tableaux de jeunesse du premier, et qui vont éclater dans l’Hercule et les chevaux de Diomède (grand tableau à Nottingham, esquisse à Bayonne [52]). Ces similitudes avec l’art de Le Brun sont aussi contredites par le rendu des musculatures [53], une gamme chromatique, qui se révèle bien différents dans le tableau de Condé-en-Brie, le traitement des éléments antiques, ou le rendu des nuées. Mais c’est, sans doute dans la représentation des enfants que Charles Le Brun et Michel I Corneille, tous deux nourris des exemples de Vouet, se distinguent le plus : les putti du tableau de Condé-en-Brie annoncent ceux qu’on voit, par exemple, à la voûte du Cabinet des Miroirs de Maisons (ill. 7), et l’Enfant de Condé-en-Brie est bien plus proche de celui de la Présentation de la Vierge de Dijon que du bébé représenté par Le Brun dans le dessin de la Charité [54] ou dans ses gravures de jeunesse [55], qui tous présentent cette coiffure, ce méchage vers l’avant, qui pourrait, à cette date, presque passer pour une signature.
- 8. Ici attribué à Michel I Corneille (vers 1603-1664)
La Vierge à l’Enfant
Huile sur toile - 88 x 75,5 cm
Collection particulière
Photo : Sotheby’s - See the image in its page
- 9. Ici attribué à Michel I Corneille (vers 1603-1664)
L’Adoration des bergers (détail)
Huile sur toile (dimensions inconnues)
Condé-en-Brie, église Saint-Rémi
Photo : Henri Gandon - See the image in its page
L’autre élément important est le type de la Vierge, avec son visage assez plein, l’arrangement de sa coiffe et de sa draperie dont le traitement, généralement ample, présente une série de plis très rapprochés dans l’encolure, détail qu’on retrouve aussi dans le tableau retrouvé à Orléans ou dans une Vierge à l’Enfant récemment apparue sur le marché de l’art [56] (ill. 8), deux œuvres dont l’attribution à Michel I Corneille semble pouvoir se conforter de l’une à l’autre (ill. 9). D’ailleurs, c’est le même visage qu’on retrouve désormais de profil dans la Visitation de Blois. Enfin, le manteau de la sainte Anne, au vert dense assez singulier [57], et le sommet en pointe de sa coiffe, se retrouvent plus tard dans le personnage masculin placé au centre de la Présentation au Temple. L’entassement des figures, proche de la maladresse, comme le soin porté à la représentation de l’architecture, « qui offre un prétexte à des jeux de lumière virtuoses [58]», demeureront des caractéristiques de Michel Corneille. La figure musculeuse du berger placé au premier plan est très proche de celle, désormais agenouillée, qu’il a peint dans la Présentation au Temple de Dijon. C’est le même qui réapparaît, de façon plus élégante, dans la Cléopâtre très décorative aujourd’hui à Portland. Mais il fait aussi penser au porteur de bassin visible dans le Baptême du centurion [59] (ill. 10), dont l’attribution à Michel I Corneille a été proposée depuis quelques années [60]. On relève aussi, dans le tableau de Condé-en-Brie, ce traitement différencié entre les mains plutôt fines de la Vierge ou de Joseph et les doigts plus charnus des personnages secondaires. La découverte d’une autre Nativité, esquisse conservée à Munich [61], que Sylvain Kerspern rapproche, plus récemment, de la genèse possible du tableau de Condé-en-Brie [62] et qui renvoie, plus directement, à des Nativités de Simon Vouet connues par l’estampe, ne rend pas, malgré la force de ses propos [63], son attribution (ni la nôtre) indiscutable, mais offre un nouvel exemple de l’incertitude qui demeure sur la répartition des tâches - et des mains - au sein de l’atelier du maître.
- 10. Attribué à Michel I Corneille (vers 1603-1664)
Le Baptême du centurion Corneille à Césarée
Huile sur panneau - 98 x 68 cm
Nancy, Musée des Beaux-Arts
Photo : Musée des Beaux-Arts de Nancy/P. Buren
Photo : Henri Gandon - See the image in its page
- 11. Michel Dorigny (1617-1665), d’après un tableau perdu
de Michel I Corneille (vers 1603-1664)
Estampe
Nancy, Musée des Beaux-Arts
Photo : Musée des Beaux-Arts de Nancy/P. Buren - See the image in its page
L’importance que Michel I Corneille a voulu donner aux fragments antiques, dans une scène censée se dérouler dans une simple étable, et l’étonnant effet de contre-jour où il plonge le sphynx (ou la sphinge), correspondent pleinement aux ambitions d’un jeune artiste. On pourrait presque lui appliquer certaines des lignes écrites naguère sur le jeune Le Brun par Jennifer Montagu : « là où Vouet recherchait la grâce, des attitudes douces et ondoyantes, [il] cultive des formes plus vigoureuses, un clair-obscur plus contrasté et des mouvements plus appuyés qui peuvent parfois l’entraîner à une certaine maladresse [64]». L’Adoration des bergers de Condé-en-Brie, qui en comporte un certain nombre, se placerait donc dans une période antérieure au Saint Jean & la perdrix (dit aussi Saint Jean-Baptiste & le chasseur [65]), connu par la gravure de Michel Dorigny [66] (ill. 11), et au Saint Louis présentant la couronne d’épines, deux œuvres déjà plus éloignées de Vouet, où Michel I Corneille commence à démontrer sa pleine maîtrise.