Trésors nationaux : le (mauvais) feuilleton continue

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On se rappelle que La Tribune de l’Art et l’association Sites & Monuments essayent, depuis des années, de se faire communiquer les informations sur les certificats d’exportation accordés par le ministère de la Culture (voir les articles). Deux types de documents nous intéressent : d’une part les certificats d’exportation, d’autre part les comptes-rendus des réunions de la Commission consultative des trésors nationaux. L’association a demandé les deux, La Tribune de l’Art, indépendamment, a demandé uniquement le second.

Le ministère de la Culture condamné

1. Extrait du jugement du Tribunal Administratif de Paris
du 6 décembre 2018
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On sait que la procédure lancée par l’association est toujours en cours. Rappelons rapidement les étapes : la Commission d’Accès aux Documents Administratifs (CADA) a confirmé que tous ces documents étaient communicables. Le ministère de la Culture a refusé malgré tout. L’affaire a été portée devant le tribunal administratif. Celui-ci a rendu un avis positif. Une nouvelle fois, le ministère a continué à refuser de communiquer les documents, en faisant appel devant le Conseil d’État. Devant les mensonges éhontés et facilement démontrables du ministère de la Culture, le Conseil d’État a renvoyé l’affaire devant le tribunal administratif (voir notre article).

La procédure avec La Tribune de l’Art a été plus courte. Après avoir saisi la CADA qui nous a également donné raison, le ministère de la Culture a continué à nous refuser l’accès aux documents, nous obligeant à porter l’affaire également devant le tribunal administratif, ce que nous avons fait le 4 septembre 2017. Néanmoins, et de manière très surprenante, alors que nous interrogions la direction des Patrimoines en août 2018 sur la communication de ces documents, celle-ci nous répondait qu’elle accéderait finalement à notre demande concernant les comptes rendus de la Commission consultative des trésors nationaux des années 2015 et 2016. Après une relance de notre part en octobre, le ministère nous envoyait effectivement ces comptes rendus, non sans les avoir copieusement caviardés pour en occulter « des mentions couvertes par le secret de la vie privée et le secret industriel et commercial ».
Pourtant, la procédure était toujours en cours et nous avons donc pu constater cette situation ubuesque : lors de l’audience qui a eu lieu le 22 novembre 2018, l’avocat du ministère venait expliquer au tribunal administratif qu’il lui était impossible de nous communiquer des documents qu’il nous avait déjà transmis (ce que le tribunal ne savait d’ailleurs pas). Le jugement rendu, sans surprise, a été le même que pour Sites & Monuments : le ministère de la Culture devait nous transmettre ces documents (qu’il nous avait donc déjà communiqués, pardon de nous répéter), et était condamné à nous « verser la somme de 1 500 euros au titre de l’article L. 761-2 du code de justice administrative. » (ill. 1) Sachant que La Tribune de l’Art a dû payer 1 750 € d’honoraires d’avocat, obtenir communication de ces deux années de procès verbaux de la Commission consultative des trésors nationaux nous a coûté, outre le temps perdu, 250 €. Quant au ministère de la Culture, cela lui a coûté 1 500 euros, auxquels il faut rajouter ses propres frais d’avocat que l’on peut estimer au moins à 1 750 €, soit (a minima) 3 250 € payés par le contribuable, pour rien, auquel il faut rajouter le temps qu’il a lui même passé. Quel gâchis !

Des documents en partie censurés

Dans ce temps passé par les fonctionnaires en charge du dossier, il faut bien entendu compter celui nécessaire pour caviarder les comptes rendus. Il se trouve que nous avions, par des voies parallèles, pu nous procurer quelques comptes rendus dans leur texte intégral. Il nous était donc facile de comparer avant et après occultation des mentions pour savoir si celles-ci pouvaient se justifier. Qu’on en juge :

 Le 23 septembre 2015, la Commission consultative des trésors nationaux s’interroge sur le classement trésor national d’un album de plans et vues de Trianon. À un moment, est abordé le sujet de l’estimation de cette œuvre, et les censeurs suppriment toutes les mentions d’estimation et de prix demandés. On se demande à quel titre la Commission consultative débat-elle du prix de l’œuvre ? Jamais la loi ne prévoit que le caractère de trésor national dépende d’un prix que par nature on ne connaît pas, puisqu’il doit donner lieu à négociation après le classement trésor national et qu’en cas de désaccord il doit y avoir intervention d’experts indépendants ; surtout, le prix ne doit à aucun moment interférer sur le caractère de trésor national. Il est particulièrement malsain de voir la commission débattre de ce sujet qui pourrait amener à refuser le caractère de trésor national [1] sous prétexte d’un prix trop élevé. Ce caviardage des montants évoqués dans les procès-verbaux de la Commission consultative des trésors nationaux est généralisé. Il peut être évité tout simplement en ne lui communiquant pas d’informations sur le prix qui n’a rien à voir avec le caractère de trésor national. D’ailleurs, il n’est pas obligatoire pour le demandeur du certificat d’indiquer un prix. Quoi qu’il en soit, et en admettant que celui-ci ait été abordé en commission consultative, on se demande en quoi des discussions sur le prix d’un trésor national devraient faire l’objet d’une occultation : il s’agit d’acquisitions envisagées pour des collections publiques, qui donneront lieu à d’importantes réduction fiscales. Cette question devrait donc être publique.

 le 20 mai 2015, la CCTN aborde la question du refus de certificat de l’épée de pouvoir du duc Léopold de Lorraine, depuis acquise par le Musée Lorrain (voir la brève du 26/6/17). Plusieurs paragraphes censurés traitent des relations entre la propriétaire, Minnie de Beauvau-Craon et le ministère de la Culture, relations dont nous avions nous même abondamment parlé au moment de la vente des œuvres provenant de Haroué (voir la brève du 5/6/15) et qui ne relevaient donc plus du secret au moment où ces documents ont été caviardés. Pourtant, comme pour le problème du prix (également abordé dans ce compte-rendu comme dans presque tous les autres), l’identité du propriétaire de l’œuvre n’a rien à faire dans le caractère « trésor national ».


Extrait du compte rendu de la CCTN du 18/2/15 avant caviardage
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Extrait du compte rendu de la CCTN du 18/2/15 après caviardage
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 le 18 février 2015, la CCTN se réunit à nouveau pour examiner plusieurs dossiers. La première occultation (rappelons que cela prend du temps) est absolument incompréhensible. Au début de la réunion, on apprend en effet cette chose bouleversante : « Mme Labourdette indique aux membres de la commission qu’ils peuvent prendre le bilan des acquisitions réalisées pour les musées nationaux durant l’année 2014 ainsi que celui de 2013, préparées par le Service des musées de France » (ill. 2 et 3). Pourquoi supprimer une mention aussi anodine ? Nous ne voyons qu’une seule explication : le Service des musées de France ne veut sans doute pas que nous sachions qu’il produit chaque année un bilan des acquisitions dont le contenu est certainement très intéressant à connaître pour comprendre une politique d’acquisition assez erratique. S’ils n’avaient pas voulu nous cacher cette mention, nous n’aurions sans doute pas pensé à leur demander ce document, ce que nous allons nous empresser de faire !

Si la question du prix n’a aucune raison d’être abordée lorsqu’il s’agit de refuser un certificat d’exportation, elle doit l’être, évidemment, lorsque la Commission consultative des trésors nationaux est saisie de l’examen du prix d’acquisition d’une œuvre d’importance patrimoniale majeure, c’est-à-dire d’une œuvre qui se trouve déjà hors de France, ou qui s’est déjà vue accorder un certificat d’exportation. La loi permet alors à un mécène de déduire 90% du prix de l’objet, comme s’il s’agissait d’un trésor national.
Il se trouve que nous avons les deux versions, celle caviardée, et l’originale, de la Commission consultative du 21 octobre 2015 qui examinait l’achat par le musée Carnavalet d’un bateau automate musical offert par la Ville de Paris au duc de Bordeaux en 1821. L’avis a finalement été négatif, pour de nombreuses raisons, une mauvaise au moins et une bonne. La mauvaise : l’objet était passé en vente quatre ans auparavant à un prix bien moindre sans que le Musée Carnavalet ne bouge. Or l’équipe en charge en 2015 n’était plus celle de 2011 et on ne peut pas reprocher à un nouveau directeur de faire son travail. La bonne raison : selon Pierre Rosenberg - et cela n’a pas été occulté dans le document ! - le dossier scientifique était très faible, avec « peu de certitudes sur les artisans impliqués et la provenance initiale, ni sur le lien avec la Ville de Paris, puisqu’il n’a été retrouvé aucune trace d’une telle commande et d’un tel cadeau dans les archives. »

Peu importe, d’ailleurs, la décision prise sur cette œuvre. Ce qui est beaucoup plus intéressant est de voir ce que les censeurs ont cru bon de couper. D’une part, le montage financier prévu pour l’achat : il « prévoit d’associer le legs d’une donatrice néerlandaise de 200 000 €, la participation de Paris-Musée à hauteur de 200-250 000 €, et un appel à mécénat pour 450 000 €. Plusieurs entreprises ont déjà été contactées, deux ou trois échos ont été positifs mais oralement ». En quoi le prix global demandé pour l’objet (900 000 €) relève t-il du « secret de la vie privée [ou du] secret industriel et commercial » ? En quoi le montage financier prévu pour un achat d’une collection publique devrait-il être caché ?
De même, tout un passage est occulté dont on se demande aussi pourquoi il l’est : il s’agit d’un échange montrant que le dossier présenté n’est pas à jour… Peut-être la personne qui a caviardé ces documents, qui est probablement la même que celle qui a présenté un dossier incomplet, n’a-t-elle pas voulu que l’on mette à jour ses négligences ? En revanche, elle n’a pas éliminé les passages qui montrent le travail insuffisant du Musée Carnavalet puisque lors de la délibération, « Mme Labourdette s’accorde à dire avec M. Rosenberg que le musée s’est présenté avec un dossier un peu léger compte tenu des sommes impliquées ».

Bien plus intéressante est la suppression d’une autre mention : alors que quelqu’un relève que « la Ville de Paris ne fait pas un gros effort financier sur ce dossier  », on est privé de cette précision passionnante : « Mme Labourdette indique que les 120 000 € annoncés représentent en fait la totalité du budget d’acquisition des musées de la Ville de Paris  » ! On se demande vraiment au nom de quel secret d’état une telle phrase, si éclairante sur la politique de la Ville de Paris en terme d’acquisitions pour ses musées, a été supprimée d’un compte-rendu dont la CADA et le Tribunal Administratif ont pourtant demandé la communication… On ne voit pas en quoi il s’agissait d’une mention couverte par le secret de la vie privée et le secret industriel et commercial ! Supprimer cela, comme d’ailleurs les autres mentions citées plus haut, nous semble totalement abusif et démontre, s’il en était besoin, que même en appliquant un jugement du tribunal administratif, le ministère de la Culture se permet des pratiques plus que discutables.

Franck Riester persiste et signe

Antonio Canova (1757-1822)
Buste de Joachim Murat, 1813
Marbre - 50 x 66 cm
Vente Christie’s Paris du 28/11/17
Photo : Christie’s
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Mais la saga des trésors nationaux ne s’arrête pas là. Outre les demandes citées en introduction de cet article, l’association Sites & Monuments a depuis également demandé au ministère de la Culture trois dossiers individuels d’exportation d’œuvres d’art, dont celui du buste de Murat (ill. 4) par Canova (voir notre article). Le ministère, sans que cela soit une surprise, n’a pas répondu. L’association a donc une nouvelle fois saisi la CADA. Qui a évidemment confirmé que ces documents étaient communicables sous réserve de l’occultation préalable des mentions relatives au propriétaire de l’œuvre (voir l’article sur le site de Sites & Monuments).
Bien entendu, le nouveau ministre et le nouveau directeur des patrimoines n’ont pas davantage répondu, s’opposant ainsi tacitement à la communication de ces documents, ce qui va obliger une nouvelle fois l’association à aller devant le tribunal administratif, puis ensuite sans doute devant le Conseil d’État.
S’agissant de trois dossiers, le ministère ne peut évidemment plus invoquer l’impossibilité de retrouver les documents comme il l’avait fait pour les certificats (alors qu’une base de données existe !) ni la somme de travail d’occultation que cela demanderait. Nous devons donc conclure que Franck Riester, le ministre de la Culture, et Philippe Barbat, le directeur général des Patrimoines, poursuivent (mais dans quel but ?) l’absence totale de transparence de leurs prédécesseurs, quitte à faire perdre de l’argent au contribuable, ou - ce qui ne serait pas moins grave - qu’ils n’ont aucune autorité sur les fonctionnaires de leur ministère. Rappelons que l’une d’entre eux, en charge de ce dossier, nous avait clairement dit que nous n’aurions JAMAIS ces documents !

Nous allons, désormais, demander les procès-verbaux de la Commission consultative des trésors nationaux des années 2017 et 2018. Le ministère va-t-il encore oser nous les refuser ?

Didier Rykner

Notes

[1Remarquons néanmoins qu’à notre connaissance, la commission entérine toujours le refus de certificat des œuvres qui lui sont présentées. C’est auparavant que le prix, qui ne devrait à aucun moment entrer en compte, est prétexté par les grands départements pour accorder le certificat.

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