Quelques réflexions sur Rubens et sa perception contemporaine

Avertissement : Alexis Merle du Bourg ayant écrit un long article sur Rubens, à propos de l’exposition Rubens, l’atelier du génie qui a lieu actuellement aux Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles, nous avons préféré scinder ce texte en deux parties. La première ici-même, tout à fait passionnante, est une réflexion sur le statut de Rubens, sa perception comme artiste en ce début de XXIe siècle et plus largement sur les emballements médiatiques autour de certains peintres. Il me paraissait plus intéressant de la publier dans la rubrique Débats.
La seconde partie, tout aussi remarquable à mon sens, est une revue extrêmement détaillée et érudite de l’exposition bruxelloise et me paraissait devoir être traitée séparément dans la rubrique Expositions
Alexis Merle du Bourg a donné son accord à ce choix purement éditorial. Il est cependant possible de lire le texte d’origine, non coupé en deux, en cliquant à la fin de celui-ci sur le lien suite.

Il ne se passe guère d’année sans que Rubens soit mis à l’honneur à travers une ou plusieurs expositions. Voila de quoi ravir les historiens du peintre, plus généralement les historiens de l’art dont l’intérêt pour Rubens ne semble pas devoir tiédir, mais pour qui s’intéresse aussi au cours sinueux de ce qu’il est convenu d’appeler « l’histoire du goût », la fréquence aporétique avec laquelle l’œuvre de l’artiste flamand se trouve ainsi mise en lumière, questionnée, exposée, intrigue. Nul ne prétendra en effet que le peintre, l’un des maîtres suprêmes de l’art occidental, fait aujourd’hui partie de la poignée d’artistes des XVIe et XVIIe siècles qui fascinent notre temps, inspirent cinéastes et « créateurs » et dont, rançon de la gloire, la vie et l’œuvre encombrent les rayons de librairie par des ouvrages aussi inutiles qu’opportunistes. Plusieurs expositions Rubens récentes ont, certes, été d’indéniables succès, du moins si l’on en juge par le nombre des consommateurs, pardon des visiteurs, qui s’y sont pressés (critère ultime, irréfutable, démocratique) mais en matière de fréquentation des expositions, il est difficile de savoir si le succès procède d’une communication massive ou s’il résulte d’une véritable adhésion, d’un élan du public pour le sujet présenté. Il semble, au contraire, que comme d’autres grandes figures tutélaires de l’art ancien, Raphaël, Corrège, Dominiquin ou Poussin, pour n’en citer que quelques-uns, Rubens n’occupe pas, n’occupe plus le premier rang de notre musée imaginaire. A l’inverse d’un Léonard de Vinci ou d’un Rembrandt, il a cessé d’être dans tous les pays (le cas de la Belgique dont il fut et demeure l’un des « grands hommes » étant évidemment un peu à part ; encore que les rapports qu’entretiennent les Belges avec ce personnage colossal ne sont rien moins que simples [1]) un signe de reconnaissance en même temps qu’un artiste de référence.

L’homme pas plus que l’œuvre ne paraissent être en phase avec ce début de XXIe siècle incertain et frileux aussi Rubens est-il peut-être voué à devenir un peintre pour les historiens de l’art et les spécialistes d’esthétique ce que nous ne souhaitons à aucun artiste vivant ou mort. Malheur, en effet, aux artistes et aux œuvres du passé qui n’entrent pas en résonnance immédiate avec notre temps et tant pis si l’on doit au passage tordre le cou aux faits, proposer une lecture fantasmatique de l’histoire voire pratiquer de parfaites supercheries comme la question des rapports de la République de Venise avec l’Orient l’a montré récemment et comme, par exemple, la passion mal éclairée de nos contemporains pour Caravage l’illustre quasi quotidiennement. Quelle que soit son époque, le milieu dans lequel elle a été produite, les circonstances qui ont présidé à sa production, l’œuvre d’art est ainsi sommée de nous parler selon le terme consacré, de confirmer les valeurs les plus généralement partagées par la société médiatique, enfin d’être actuelle sous peine d’être repoussée avec une violence (l’accueil dédaigneux d’une partie de la critique devant l’adaptation cinématographique de L’Astrée d’Honoré d’Urfé par Éric Rohmer - pourquoi aller exhumer cette vieillerie ? - est à cet égard révélatrice), au minimum avec un mépris, qui en disent long sur l’état de panique d’une civilisation qui cherche avec fébrilité dans son passé un miroir qui lui donnerait l’assurance qu’elle n’est simplement pas morte. Nous inclinons à penser que la vertu première et une partie du charme d’une œuvre ancienne réside précisément dans son altérité et non dans son identité avec nous, ni même dans son caractère prophétique, et que l’absence, du moins à première vue, d’actualité d’un peintre comme Rubens qui nourrit l’art européen sans discontinuer pendant plus de trois siècles et demi, n’est pas la moindre de ses qualités. Il est vrai que sa peinture se prête assez mal aux élucubrations ésotériques même si le tarissement aujourd’hui presque complet (encore un effort !) de la culture classique a fini par transformer son art, saturé de références érudites, en une sorte de langage crypté (nous ne sommes donc peut-être pas à l’abri d’un « Rubens code », on en frémit d’avance).

A quelques rares exceptions près, sa peinture n’est pas obscure, hermétique ou bien c’est que les circonstances politiques et la prudence commandaient qu’elle le fût (tel est ainsi le cas de certains tableaux de la galerie Médicis au Louvre). Lorsque le sens de l’une de ses compositions nous échappe, comme dans la tumultueuse scène de bataille du musée Fabre de Montpellier à laquelle nous prévoyons de consacrer une étude, c’est souvent que nous ne savons pas nous référer à la bonne source. Observons qu’il s’agit presque toujours d’une source livresque formant le savoir commun de l’élite de la République des lettres de la Renaissance tardive et du début de l’âge baroque ou classique (ce qui est au fond la même chose) et assez rarement d’un savoir relevant d’arcanes que seuls quelques initiés auraient eu en partage (et ce, même si Rubens paraît avoir été féru de théories hermétiques comme nombre d’érudits contemporains et si les voies de la création et la perception de son propre statut de créateur ont pu emprunter chez lui les chemins tortueux de l’occultisme comme le souligne Tine Meganck dans le catalogue de l’exposition de Bruxelles). Peintre savant, probablement le plus savant de son temps, en tout cas le seul qui fut considéré par les litterati comme un véritable égal, apologiste - l’exposition de Bruxelles le montre encore à l’envi - éhonté de la Religion catholique apostolique et romaine (ce qui est aujourd’hui fort mal porté, nul ne l’ignore désormais qu’au terme de ce qu’il faut bien appeler une approche révisionniste de notre Histoire, le christianisme ne fut pas l’un des piliers de la culture et de l’histoire européenne), Rubens a, en outre, le mauvais goût d’avoir connu une réussite matérielle et sociale éblouissante et d’être l’opposé exact de l’artiste persécuté par la société. En effet, il brigua et obtint à peu près tous les honneurs auxquels pouvait prétendre quelqu’un qui travaillait les pinceaux à la main, fut anobli par plusieurs souverains et vécut dans un luxe et avec un faste qui l’égalaient aux membres de l’aristocratie. Tout au plus ses activités de diplomates lui valurent-t-elles quelques rebuffades, mais c’est parce qu’il constituait un cas parfaitement atypique et évoluait alors dans des sphères très largement au-dessus de la condition d’un peintre, fût-il le plus célèbre du temps, ce que certains grands personnages habitués à ne traiter qu’avec leurs pairs lui rappelèrent assez rudement. Non seulement Rubens est absolument réfractaire à la culture victimaire et masochiste qui imprègne notre temps, mais sa biographie, agaçante à cet égard, n’offre guère de ces faux pas, ou de ces petits faits divers (on ne lui connaît malheureusement aucun homicide, tout au plus malmena-t-il ses innombrables clients par l’énormité des prix qu’il pratiquait) ou par un de ces ratages qui vous attirent à coup sûr la sympathie de la postérité. Il ne peut pas même être crédité d’une sexualité excentrique ce qui est à désespérer (et même son érotisme faute de correspondre plus à celui prescrit par les médias de masse et par la publicité apparaît rebutant pour la plupart de nos contemporains). Rubens mena apparemment une vie très réglée, ce que l’on veut bien croire en effet, sinon comment expliquer la production de cet œuvre colossal, rationalisant à l’extrême sa manière de travailler en s’appuyant sur un des ateliers les plus efficaces, les mieux rodés et les plus actifs du temps, atelier qui est devenu la source de tous les malentendus.

Alexis Merle du Bourg
(mis en ligne le 14 novembre 2007)

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Alexis Merle du Bourg

Notes

[1On lira avec intérêt l’article de J. van der Auwera « Rubens et les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique après 1880 : entre mariage de raison et raison d’Etat » dans le catalogue de l’exposition Rubens, l’atelier du génie.

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