Projet de loi patrimoine : des domaines nationaux bientôt protégés ?

On se souvient d’une série d’articles publiée ici même au sujet du domaine de Versailles, évoquant, tout d’abord, un projet d’implantation du tournoi de Roland-Garros, puis, condition de ce type d’aménagement, la révision du plan local d’urbanisme (PLU) de la commune de Versailles. On y montrait qu’il était aisé de vendre les terrains et les dépendances de ces ensembles fameux, malgré un principe d’inaliénabilité, en réalité théorique. Plus grave, les protections au titre des monuments historiques ou des sites dont bénéficient, dans le meilleur des cas, les domaines nationaux, n’étaient pas de nature à empêcher des projets d’urbanisation, parfois pharaoniques, comme ceux d’immenses stades de tennis. Autre enseignement, des plus paradoxaux, l’État, au nom d’une « valorisation » mal comprise de son patrimoine, se prêtait volontiers aux aliénations ou, s’adossant à des investisseurs privés, à la dénaturation irréversible de ces ensembles insignes.


1. Projet d’aliénation-urbanisation du terrain de Pion (en rouge)
dans le domaine de Versailles (murs édifiés en 1685 en bleu).
Les allées de Saint-Cyr et de Fontenay, tracées par Le Nôtre,
sont représentées en vert.
Photo : Google Earth
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2. Concours du Solar Decathlon à Versailles
(le château figure en haut à droite)
sur le terrain classé MH des Mortemets.
Cette urbanisation, dont on assure qu’elle sera provisoire,
s’ajoutera à celle des militaires (en gris).
Photo : D.R.
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On le comprend, l’État avait besoin d’être protégé contre certaines tentations et pressions, ce a quoi l’avant projet de loi patrimoines entend contribuer. Les dispositions qu’il contient sont-elles, pour autant, pertinentes ? Si l’on note des avancées indéniables, qui méritent d’être soutenues par tous les amis du patrimoine, la persistance de mécanismes de valorisation mal encadrés risque d’en rendre la portée illusoire.

Des avancées importantes

La première des avancées, fondamentale, est de doter les domaines nationaux d’un statut qui leur est propre. Ils ne seraient plus soumis, comme auparavant, au régime ordinaire et peu protecteur de la domanialité publique.

 Création d’une inaliénabilité véritable

L’inaliénabilité du domaine publique est, en effet, un principe depuis longtemps [1] vidé de sa substance, au point que certains auteurs viennent à douter de son existence [2] : pour vendre l’une des dépendances du domaine public, il suffit d’un simple « déclassement » administratif [3]. Les domaines nationaux devraient, désormais, échapper à ce régime si le Code du patrimoine dispose bien qu’ils « sont inaliénables et imprescriptibles » (projet d’art. L. 621-36 du CDP). En l’absence d’exceptions prévues par ce texte spécial [4], seule une loi pourrait désormais y déroger [5].


3. En bleu, murs septentrionaux du domaine de Versailles
(1689) encadrant l’ancienne porte de Chèvreloup.
En rouge, emprise des futurs logements sociaux
et de leurs parkings. L’aile des anciennes écuries
(flèche blanche) sera détruite.
Photo : Google Earth
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4. L’ancienne porte de Chèvreloup (XVIIe s. pour le porche
et XVIIIe s. pour les ailes) doit être transformée
en logements sociaux, perdant ainsi sa fonction de passage.
Photo : Julien Lacaze
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 La fin des démembrements administratifs

L’avant projet de loi entend également remédier au démembrement administratif des domaines nationaux. On a en effet constaté, notamment lorsque le ministère de la défense en est affectataire, que celui-ci suscite des opérations de cession-valorisation permettant d’abonder son budget [6]. Les affaires des terrains de Pion à Versailles (ill. 1) et de la « caserne Sully » à Saint-Cloud (ill. 11 et 12) en sont l’illustration. Le projet de loi propose, en s’inspirant d’une disposition applicable à certaines parties du domaine de Versailles [7], qu’après « arrivée à échéance [de la concession] ou renoncement » du concessionnaire, la parcelle concernée « revienne au ministère chargé de la culture » (projet d’art. L. 621-44 du CDP). La vente des dépendances d’un domaine serait ainsi impossible et leur retour au ministère de la Culture gratuit.

Le système imaginé pour Versailles était cependant plus strict [8]. On s’interroge aussi sur la possibilité, une fois un domaine remembré, de le démembrer à nouveau entre plusieurs ministères si celui de la Culture l’accepte (projet d’art. L. 621-40 du CDP).


5. Jules Hardouin-Mansart (1646-1708)
Surintendance des bâtiments,
préfiguration du ministère de la Culture,
occupée notamment par les
Directeurs généraux Marigny et d’Angiviller.
Photo : France Domaine
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6. Surintendance des bâtiments.
A côté d’une hampe sans drapeau et
d’explications historiques, un panonceau indique :
« A vendre, France Domaine, 06 79 88 60 . ».
Photo : Julien Lacaze
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 Généralisation de la protection des domaines

Autre avancée importante, l’avant projet de loi entend remédier aux lacunes des protections, souvent anciennes et incertaines, des domaines nationaux. Le Code du patrimoine prévoirait ainsi que leurs dépendances propriété de l’État seraient intégralement classées au titre des monuments historiques après délimitation par décret en Conseil d’État (projet d’art. L. 621-35 du CDP). Leurs dépendances aliénées à des particuliers seraient, en revanche, automatiquement inscrites au titre des monuments historiques (projet d’art. L. 621-38 du CDP), ce qui les préserverait des atteintes les plus graves [9]. Elles seraient même perpétuellement grevées d’un droit de préemption (et d’expropriation) au profit de l’État (projet d’art. L. 621-39 du CDP), qui pourrait ainsi reconstituer l’intégrité originelle d’un domaine.

Le classement demeure cependant une garantie insuffisante. Comme le soulignait le projet d’implantation de Roland-Garros à Versailles, dans une sorte de mode d’emploi d’urbanisation des domaines nationaux assez réaliste : « Aucun texte de loi n’interdit la construction sur un terrain classé MH. La seule conséquence du classement est la conduite d’une procédure d’autorisation au titre des monuments historiques […] Une seule instruction sera menée par les services du Ministère de la Culture, à travers la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC). Ce ministère est au fait du dossier puisque le ministre de la Culture en a eu connaissance et s’est prononcé favorablement sur sa faisabilité. Seront formellement consultés pour avis l’Architecte en Chef des Monuments Historiques (qui a déjà été associé aux études réalisées), éventuellement la commission nationale des monuments historiques pour avis consultatif » [10].


7. Intérieur de la Surintendance des bâtiments,
appartements du Directeur général.
Boiserie probablement d’époque Louis XVI.
Photo : France Domaine.
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8. Cabinet des tableaux de la Surintendance des bâtiments
et présentation des collections royales de peinture.
Œuvres de Corrège et de Titien aujourd’hui au Louvre.
Photo : Versalia n°12
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Reste également que l’application du régime protecteur dépendra de la définition et de la délimitation des domaines nationaux par la loi et les décrets. La tentation sera forte, notamment en s’appuyant sur une conception trop « politique » [11] de ces ensembles, d’en exclure les terrains ou bâtiments que « France Domaine », entité chargée au ministère des Finances de la réalisation des biens de l’État, souhaite aliéner ou qui l’ont déjà été. Il s’agit notamment de la Surintendance des bâtiments [12], préfiguration de notre ministère de la Culture, autant que de nos musées, et ancienne dépendance du château de Versailles (ill. 7 et 8, aliénation programmée en 2014 [13]), des terrains de Pion (ill. 1) et de Satory, acquis par Louis XIV pour son Petit Parc versaillais [14], de la caserne des gardes du corps du roi à Saint-Cloud, seul bâtiment d’envergure ayant échappé à l’incendie du palais en 1870 (ill. 11 et 12, aliénation programmée en 2014 [15]), du superbe pavillon de La Muette [16], sans doute le plus beau relai de chasse royal subsistant, édifié par Ange-Jacques Gabriel dans la forêt de Saint-Germain et qualifié de « bâtiment technique » par France Domaine (ill. 21 à 24, « date limite de dépôt des offres : 28/05/2014 » [17]), de l’authentique pavillon de Suisse de la porte du Cerf-Volant à Versailles [18] (ill. 9, aliénation programmée en 2014 [19]) et, pour les terrains déjà cédés, du fameux hippodrome de Compiègne, partie intégrante - ce que l’on ignore généralement - du Grand Parc du château dont il occupe près du tiers de la surface (ill. 19 et 20), des terrains de la plaine de Villevert (ill. 17), enclos dans le domaine de Marly, enjeu aujourd’hui de la révision d’un PLU [20] (domaine de Marly mis par ailleurs à contribution pour élargir une route départementale [21], ill. 18)...
Ces immeubles et terrains seront-ils retenus dans la délimitation des domaines concernés [22] ? Rien n’est moins sûr. Ne serait-il pas, d’ailleurs, prudent de les placer, dès aujourd’hui, sous un régime protecteur (inscription au titre des monuments historiques par exemple) et de suspendre les processus d’aliénation afin d’éviter - ce que fait craindre le calendrier de France Domaine [23] - qu’elles ne se multiplient avant l’adoption de la loi ?

Des protections ineffectives ?

Plus que la proclamation de ces principes, leur mise en œuvre est déterminante. Les déceptions engendrées par celui d’inaliénabilité, tout théorique, le démontrent suffisamment.


9. Porte du Cerf-Volant, avec maison de Suisse,
près de Buc. Milieu du XVIIIe siècle.
Cette rare entrée du domaine de Versailles
conservée est mise en vente par France Domaine.
Photo : D.R.
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10. Modèle pour les logements des Suisses
(milieu du XVIIIe siècle), dans V. Maroteaux,
Versailles, le roi et son domaine, 2000, p. 177.
Photo : D.R.
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 Des possibilités de concession à des collectivités locales

Tout en réservant la propriété des domaines nationaux à l’État, l’avant projet de loi autorise le ministère des Finances, d’accord avec celui de la Culture, à en « concéder » pendant 50 années « renouvelables [24] la jouissance » à une « collectivité territoriale » (projet d’art. L. 621-40 du CDP). Cette disposition est particulièrement périlleuse, l’appétit de certaines communes concernant les domaines nationaux n’étant plus à démontrer. Leur octroyer la jouissance de ces domaines - à combiner avec l’autorité d’urbanisme qu’elles détiennent déjà - serait exorbitant. Cela contredirait d’ailleurs le lien, justement célébré par le projet, des domaines nationaux avec l’État et la Nation (projet d’art. L. 621-34 du CDP) [25]. Il deviendrait, par exemple, possible de déléguer la gestion des terrains classés des Mortemets et des Matelots à la ville de Versailles... On ne serait pas loin, alors, de la solution adoptée par Gribouille.

 Des autorisations d’occupation confinant à la vente

Mieux encore, ce gestionnaire délégué, qui peut être, on l’a dit, une collectivité locale, mais aussi une administration d’État (ministère) ou un établissement public (Établissement Public de Versailles, Centre des Monuments Nationaux…), peut, lui-même, « consentir des autorisations d’occupation » et « percevoir les recettes afférentes » (projet d’art. L. 621-41 du CDP). Ces autorisations permettent de privatiser temporairement le domaine public de l’État. Selon les projets déjà aboutis ou envisagés dans les domaines nationaux, il peut s’agir d’un bailleur social (construction de logements), d’un hôtelier, d’un restaurateur, d’une fédération sportive (FFT), d’un club sportif (PSG) [26] , avec toutes les infrastructures, constructions et aménagements nécessaires à leurs activités…


11. Eugène Dubreuil (1782-1862),
architecte des bâtiments du roi.
Caserne des gardes du corps du roi Charles X
édifiée dans le parc
de Saint-Cloud entre 1825 et 1827.
Photo : D.R.
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12. Caserne des gardes du corps du roi, dite « caserne Sully »,
mise en vente par France Domaine.
Photo : France Domaine
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Les formules juridiques permettant cette occupation « temporaire » ont peu à envier à un véritable transfert de propriété. Trois baux pourront ainsi être mis en œuvre sur les domaines nationaux : une « autorisation d’occupation temporaire [AOT] du domaine public » [27] (formule envisagée dans le cadre du projet Roland-Garros), des « baux emphytéotiques administratifs », soit « en vue de la réalisation de logements sociaux » [28] (formule retenue à Chèvreloup dans le domaine de Versailles ; ill. 3 et 4), ou « en vue de la restauration, de la réparation ou de la mise en valeur d’un bien » [29]. Le dernier de ces contrats, conçu pour s’appliquer au patrimoine, résulte, de triste mémoire, d’un cavalier législatif destiné à permettre au groupe Allard de transformer l’hôtel de la Marine, ancien Garde-Meuble de la Couronne, en palace (voir l’article).

Ces trois baux administratifs ont en commun de conférer des « droits réels » [30] susceptibles d’hypothèque. Ils permettent ainsi de « garantir les emprunts contractés […] en vue de financer la réalisation, la modification ou l’extension des ouvrages, constructions et installations situés sur la dépendance domaniale occupée » [31], ce qui est tout à fait inapproprié dans un domaine national, son classement n’empêchant nullement, on l’a vu, d’y construire. La possibilité, très théorique, de choisir à la fin d’une AOT (les baux emphytéotiques ne le prévoient pas) entre le maintien gratuit et la démolition d’installations souvent lourdes et lucratives ne doit pas faire illusion [32]. L’État exigera-t-il, par exemple, après l’avoir laissé construire, la démolition d’un stade ?


13. Jules Hardouin-Mansart (1646-1708)
Hôtel du Grand Contrôle (1681-1784) vu depuis l’orangerie
du château de Versailles. Il doit accueillir un hôtel de luxe
pendant trente ans renouvelables...
Photo : D.R.
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14. Hôtel du Grand Contrôle, cabinet de travail du contrôleur
général des finances que connurent Calonne et Necker.
Boiseries et cheminée en marbre griotte des années 1785-1786.
Photo : Mobilier national
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Les textes précisent également, s’agissant des trois contrats, que « les constructions réalisées peuvent donner lieu à la conclusion de contrats de crédit-bail » [33] favorisant encore leur réalisation par un mécanisme de location-acquisition progressive.

La durée du bail consenti à l’occupant privé distingue ces trois contrats [34]. Dans le cas d’une AOT classique, la durée d’occupation est limitée à 70 ans [35], ce qui peut conduire à privatiser une partie d’un domaine l’espace d’une vie, et n’empêche nullement de consentir, après remise en concurrence, une nouvelle AOT de 70 ans. Dans le cas des baux emphytéotiques administratifs, la durée du bail doit être comprise entre 18 et 99 ans et peut être prorogée par reconduction expresse [36] ! Autant dire que l’on est tout proche d’une vente. Ce n’est pas la possibilité, toute théorique, pour l’État, de reprendre son bien contre une indemnité très dissuasive qui modifiera cette appréciation [37]. Les logements sociaux que l’on projette de construire à Chèvreloup (ill. 3 et 4), dans ce cadre [38], empêcheront ainsi que cette ancienne porte du Petit Parc de Louis XIV (dont l’écurie sera détruite pour laisser place à un immeuble) redevienne une entrée au nord du domaine, occupé par un arboretum (comme cela avait été proposé en 1993 [39] ) ou un lieu de passage vers le domaine de Marly qui a été rattaché administrativement à Versailles.


15. J.-B. Sené (1748-1803)
Fauteuil du salon de compagnie
du Contrôleur général, 1786.
Dépôt du Mobilier national au
château de Versailles, 2011.
Photo : Mobilier national
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16. J.-B. Sené (1748-1803)
Ecran du salon du Contrôleur général, 1786.
Dépôt du Mobilier national
au château de Versailles, 2011.
Photo : Mobilier national
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Le bail peut, en outre, prévoir l’obligation de payer « la redevance d’avance, pour tout ou partie de la durée du bail » [40]. Le loyer s’apparente ici, on le comprend, au prix d’une vente, et encourage l’occupant à se comporter en maître des lieux.

Cet arsenal contractuel, destiné à permettre la « valorisation » du patrimoine de l’État, rapproche les occupations du domaine public de cessions pures et simples. On se souvient qu’il fut question, en 2011, de construire à Versailles sur un terrain classé au titre des monuments historiques, contigu au Grand Canal, deux stades de 31 mètres de haut [41] pour accueillir le tournoi de Roland-Garros et 30.000 m2 de « programmes complémentaires » commerciaux [42]. La municipalité, associée à l’Établissement Public du château de Versailles, proposa dans ce but à la Fédération Française de Tennis l’octroi d’une « autorisation d’occupation temporaire [AOT] de 70 ans assortie de droits réels conférant une quasi-propriété (sic) » [43] ! On ne pouvait être plus clair.

Loin d’interdire ou d’encadrer l’application de cet arsenal contractuel inadapté, le projet de texte sur les domaines nationaux y renvoie purement et simplement. Assez contradictoirement, il précise même, qu’outre la « conservation du domaine », « Le bénéficiaire de la convention […] finance l’ensemble des travaux d’investissement […] nécessaires à [son] utilisation » (projet d’art. L. 621-43 du CDP). Or, un Domaine national n’a, selon nous, pas à être « utilisé », du moins à des fins qui lui sont étrangères.


17. En bleu, mur du domaine national de Marly (1683 et 1700).
En rouge, plaine de Villevert, donnée par l’Etat en 1967 en bail
emphytéotique (99 ans) à la société Bull, puis cédée à celle-ci
et enfin revendue en 2002 à un promoteur.
Photo : Google Earth
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18. Destruction en 2013 du mur du domaine de Marly
(construit en 1700) et défrichement de sa forêt
domaniale permettant l’élargissement de la RD 307.
Photo : Ève Marie
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Des amendements nécessaires

Le projet de texte omet paradoxalement de régir l’usage des domaines nationaux. On conçoit pourtant aisément qu’ils devraient être pleinement accessibles au public et conservés dans leur intégrité naturelle et historique.

 Garantir l’accès du public en encadrant les autorisations d’occupation

La mobilisation des financements privés peut être utile, mais en mettant en balance les avantages tenant au financement d’une restauration et la privatisation temporaire des lieux qu’elle suppose.

Dans certains cas, tout d’abord, l’occupation privative d’un domaine national ne devrait pas être possible : celle notamment des terrains nus ou ayant vocation à le redevenir. Les domaines nationaux sont en effet des réserves naturelles d’autant plus précieuses que l’on souhaite « densifier » les constructions en région parisienne. Il convient ainsi de réserver les occupations privatives à la restauration de dépendances historiques bâties qui, onéreuse, peut justifier leur privatisation temporaire. A l’inverse, entretenir une prairie, un espace boisé ou démolir des installations militaires hors d’usage doit pouvoir être directement assumé par l’État.


19. L’hippodrome de Compiègne (en rouge),
partie intégrante du Grand Parc du château (en bleu),
aliéné en 2010 dans les conditions que l’on sait.
Photo : Google Earth
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20. Atlas de la Couronne de 1844
montrant l’appartenance du site de l’hippodrome,
créé en 1890, à la composition paysagère
élaborée par Louis-Martin Berthault
(1770-1823) pour Napoléon 1er.
Photo : D.R.
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S’agissant des bâtiments historiques présentant un intérêt pour la visite, l’autorisation d’occupation devrait être strictement contrôlée et limitée dans le temps. Ainsi, les conditions dans lesquelles l’hôtel du Grand Contrôle, préfiguration de notre ministère des finances, doit être transformé en hôtel de luxe sont peu satisfaisantes [44]. Ce bâtiment, aux intérieurs préservés (ill. 14), et dont une partie du mobilier, utilisé par Calonne et Necker, a été déposé au château de Versailles en 2011 [45] (ill. 15 et 16), a été remis en dotation à l’établissement public de Versailles afin d’évoquer l’ancienne capitale administrative de la France. Il sera malheureusement soustrait à la visite pendant 30 ans, période de privatisation dont on apprend, par une déclaration de son futur occupant [46], qu’elle sera renouvelable…

Pour remédier à cette improvisation, la loi pourrait limiter à 30 ans non renouvelables [47] l’autorisation d’occupation temporaire (AOT) des bâtiments présentant un intérêt pour la visite. Le choix des édifices concernés pourrait être fait concomitamment à la délimitation du domaine et l’opportunité, comme les conditions de leur occupation temporaire, soumise à la Commission nationale des monuments historiques. S’agissant des bâtiments moins intéressants (caserne des gardes du corps à Saint-Cloud notamment, ill. 12), les autorisations d’occupation temporaires (AOT) de 70 ans sont moins gênantes, à condition, cependant, qu’elles soient sans nuisances pour le domaine et réversibles (la caserne pourrait être, par exemple, un jour, utile à un musée). En revanche, les baux emphytéotiques, qui confinent à l’aliénation, devraient être, en toute hypothèse, proscrits dans les domaines nationaux [48].

Autre question que l’avant projet de loi ne résout pas, les travaux d’occupation provisoire de terrains classés ne nécessitent aucune autorisation pour une manifestation de moins d’un mois (actuel art. R. 621-11 7° du Code du CDP). Or, les installations provisoires sont des sources de nuisance importantes dans les domaines nationaux (grande roue aux Tuileries, gradins du bassin de Neptune à Versailles…). Aujourd’hui, c’est l’établissement d’un « Solar Décathlon » (voir l’article ; ill. 2), entre le 26 juin et le 14 juillet 2014, qui inquiète légitimement les associations [49]. Les infrastructures correspondantes seront-elles démontées ? Les manifestations « provisoires » vont elles se succéder sur ce terrain classé ? Le caractère sensible des domaines nationaux devait, nous semble-t-il, faire basculer ces occupations temporaires dans le régime de l’autorisation, indépendamment de leur durée.


21. Ange-Jacques Gabriel (1698-1782),
pavillon de chasse de La Muette,
édifié pour Louis XV et Louis XVI
entre 1766 et 1776,
mis en vente par France Domaine
(« date limite de dépôt des offres : 28/05/2014 »).
Photo : D.R.
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22. Situation du pavillon de La Muette au centre de
la forêt domaniale de Saint-Germain-en-Laye.
Photo : Google Earth
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 Donner une finalité patrimoniale à la conservation des domaines nationaux

On en vient à la lacune fondamentale du texte qui, si l’on fait abstraction de quelques considérations historiques non normatives [50], se refuse à guider l’usage des domaines nationaux. Le projet de texte se contente en effet d’affirmer qu’ils « ont vocation à être conservés par l’État comme propriété commune du peuple français » (projet d’art. L. 621-34 al. 2 du CDP). Cette disposition n’empêche nullement d’y construire, par exemple, un stade (opération envisagée aux Matelots à Versailles) ou des logements sociaux (opération en cours à Chèvreloup et envisagée à Pion). On conçoit pourtant aisément que les domaines nationaux aient pour vocation d’être conservés et restaurés dans le respect de leur identité historique et naturelle. C’est ce que le texte, sacrifiant à la mode des « valorisations » inadaptées, se refuse à affirmer.


23. Antichambre du pavillon de La Muette.
Boiseries d’époque Louis XVI et
plafond mis à nu faute d’entretien.
Photo : Barnes immobilier
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24. Cuisine intacte du pavillon de La Muette,
avec sa cheminée, son four et ses potagers.
Photo : Barnes immobilier
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Les hangars militaires désaffectés doivent notamment disparaitre au profit de la nature et non d’aménagements de substitution, fussent-ils de « haute qualité environnementale ». Il ne s’agit cependant pas d’empêcher toute construction dans les domaines nationaux, mais de s’assurer qu’elles constituent des accessoires nécessaires à leur entretien et à leur visite, ce que la loi pourrait aisément dire (remises à engins pour les jardiniers, serres, toilettes, vente de boissons, petit restaurant dédié aux promeneurs).

On le comprend, le texte proposé, dont il faut se féliciter, doit être rapidement amendé puis voté, si besoin en étant distrait - avec les questions touchant aux ensembles mobiliers (voir l’article->4403) - d’un projet de loi dont l’ambition sera difficile à soutenir, sans dommages, devant le parlement [51].

Julien Lacaze

Notes

[1L’inaliénabilité en vigueur sous l’Ancien Régime pour le domaine de la Couronne, qui a permis leur transmission jusqu’à nous, était plus forte encore puisqu’elle s’imposait également au souverain.

[2René Chapus écrit au sujet du principe d’inaliénabilité : « on conçoit qu’en présence d’un principe de portée aussi relative, certains auteurs aient pu douter de sa réalité ». Droit administratif général, t. 2, Paris, Monchrestien, 2005, n° 504.

[3Deux conditions doivent être réunies : le bien doit être désaffecté, c’est-à-dire inutile à l’usage du public ou d’un service public, et doit faire l’objet d’un déclassement exprès du domaine public. Cependant, « le déclassement [pouvant] être à l’origine de la désaffectation de fait », l’inaliénabilité est purement formelle. René Chapus, op. cit., n° 491.

[4Les exceptions contenues dans le Code général de la propriété des personnes publiques ne sont alors pas applicables en vertu du principe d’indépendance des législations.

[5Selon le principe du parallélisme des formes.

[6Par une exception à la règle de l’universalité du budget de l’État. Les ressources de l’État ne peuvent en principe être affectées, son budget devant rester unitaire.

[7L’article 8 du décret du 11 novembre 2010, reprenant les dispositions de celui du 27 avril 1995, prévoit que les parcelles dont la liste figure en annexe seront finalement remises en dotation à l’EPV « dès lors que les administrations qui utilisent actuellement ces immeubles en modifient l’usage constaté à la date de création de l’établissement public par le décret du 27 avril 1995 ».

[8A Versailles, les terrains affectés à d’autres ministères que celui de la culture reviennent à l’établissement public, lorsqu’ils sont listés par le décret du 27 avril 1995, et que le ministère affectataire « en modifie l’usage » constaté à cette date. Dans le système en projet il faudra que le ministère y renonce y renonce, ce qui lui permet d’en modifier l’usage et est donc moins contraignant.

[11Le projet d’art. L. 621-34 al. 1 du CDP dispose en effet que « Les domaines nationaux sont des ensembles immobiliers présentant un lien exceptionnel avec l’histoire politique de la Nation et dont l’Etat est, au moins pour partie, propriétaire ».

[12Pour un historique de ce bâtiment, voir Stéphane Castelluccio, « Le Cabinet des tableaux de la Surintendance des Bâtiments du roi à Versailles », Versalia, n° 12, 2009, p. 21-54.

[13Voir l’annonce de la vente.

[14Voir cet article (ill. 1).

[15Voir l’annonce de la vente.

[16Pour un historique de ce bâtiment, voir Marie-Marguerite Roy, Les pavillons de chasse du Butard et de La Muette, mémoire de l’école du Louvre, sous la direction de M. Jean-Jacques Gautier, juin 2012.

[17Voir l’annonce de la vente.

[18Voir ici.

[19Voir l’annonce de la vente.

[20Le promoteur, Louveciennes-Développement, entend aujourd’hui peser sur le PLU à la commune de Louveciennes régissant la constructibilité de la plaine de Villevert : « Rien ne semble s’opposer, eu égard à l’environnement du site et à des développements futurs en liaison avec La Ferme du trou d’enfer d’une part, et au souhait des pompiers d’autre part, de dépasser légèrement ce Cos de 0,50 pour le passer 0,55 voire 0,60 permettant d’ailleurs d’augmenter la surface des logements ». Cf. http://www.mairie-louveciennes.fr/download//rapport_commissaire_enqueteur.pdf (p. 36 à 40).

[22La Commission nationale des monuments historiques doit être consultée à ce propos par le ministre, qui n’est cependant pas lié par son avis (projet d’art. L. 621-39 du CDP).

[23En effet, beaucoup d’aliénations sont programmées pour l’année 2014.

[24« par reconduction expresse », précise le texte.

[25« Les domaines nationaux sont des ensembles immobiliers présentant un lien exceptionnel avec l’histoire politique de la Nation et dont l’État est, au moins pour partie, propriétaire ».

[30Art. L. 2122-6 al. 1 ; loi du 17 février 2009, art. 7, II 2° ; art. L. 2341-1, II 2°.

[31Art. L. 2122-8 al. 1 ; loi du 17 février 2009, art. 7, II 2°.

[32Art. L. 2122-9 al. 1.

[33Art. L. 2122-13 du Code général de la propriété des personnes publiques ; loi du 17 février 2009, art. 7, II 5° ; art. L. 2341-1, II 5° du Code général de la propriété des personnes publiques.

[34Lorsque la durée du bail excède celle de la convention de gestion (limitée à 50 ans), celui-ci doit être passé à la fois avec le gestionnaire et avec l’affectataire du domaine.

[35Art. L. 2122-6 al. 3 du Code général de la propriété des personnes publiques.

[36Loi du 17 février 2009, art. 7, I, renvoyant à l’article L. 451-1 du Code rural ; art. L. 2341-1, I du Code général de la propriété des personnes publiques, renvoyant à l’article L. 451-1 du Code rural.

[37Art. L. 2122-9 al. 3 ; les textes sur les baux emphytéotiques administratifs ne le prévoient pas, mais le principe de précarité des titres d’occupation du domaine publique s’applique probablement.

[38Voir le communiqué de l’EPV (décision prise le dernier jour du mandat de J.-J. Aillagon).

[39Emmanuel de Roux, « L’imbroglio de Versailles », Le Monde, 11 janvier 1992, p. 11.

[40Art. L. 2341-1, I al. 3 du Code général de la propriété des personnes publiques.

[41Il s’agit de la hauteur d’un immeuble de 10 étages.

[44Il faut noter que le ministère du budget a refusé une première fois son agrément au projet pour mise en concurrence insuffisante.

[45Il s’agit du mobilier du salon de compagnie, du grand salon et de la salle à manger de l’hôtel. Jean-Jacques Gauthier et Bertrand Rondot (sous la dir. de), Le château de Versailles raconte le Mobilier national, Paris, Skira Flammarion, 2011, p. 156-161.

[47En imposant, par exemple, une période de carence de 60 ans.

[48Notons d’ailleurs que si un texte prévoit depuis 1979 la possibilité pour l’Etat de confier, « en vue d’assurer la conservation, la protection ou la mise en valeur du patrimoine national », la gestion de son domaine public à d’autres entités, ces dernières ne pouvaient alors consentir d’autorisations d’occupation temporaire (AOT) supérieures à 18 ans… Art. 87 de la loi de finances pour 1979 n°78-1239 du 29 décembre 1978 codifié à l’article L. 2123-2 du Code général de ma propriété des personnes publiques.

[49Voir sur le site d’Yvelines Environnement ici et ici.

[50L’article L. 621-34 du projet de loi patrimoines constate en effet que « Symboles de la France et de son histoire, [les domaines nationaux], qui ont pour l’essentiel été préservés dans leur intégrité historique, artistique et paysagère, ont vocation à être conservés par l’Etat, comme propriété commune du peuple français ». La première partie de l’article (jusqu’au mot paysagère), constatant une situation passée, est dépourvue de portée normative, contrairement à la seconde partie.

[51L’auteur de cet article est vice-président de la SPPEF. Ce texte reflète à la fois la position de La Tribune de l’Art et celle de la SPPEF.

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