Portraits d’enfants de Carolus-Duran - Introduction

Le 20 décembre 2001, trois délicieuses petites filles peintes par leur père et grand-père, l’artiste d’origine lilloise Carolus-Duran (1837-1917), entraient par donation au musée des Beaux-Arts de Saintes [1].
Quelques mois plus tard, le 9 mars 2003, une grande exposition rétrospective était consacrée par le palais des Beaux-Arts de Lille à cet artiste, figure marquante de la vie artistique française de la fin du XIXème siècle, peintre officiel vers lequel étaient allés, en son temps, tous les suffrages et tous les honneurs, mais que la critique avait depuis voué à l’oubli.
Si cette manifestation réhabilitait le portraitiste mondain de La Dame au gant ou de La Dame au chien, faisait une large place au peintre d’Histoire et de sujets religieux, et autorisait la découverte de ses talents inédits de paysagiste, elle n’avait que peu abordé la multitude de portraits d’enfants que Carolus-Duran fit tout au long de sa vie d’artiste.
Qu’elles apparaissent comme mineures face aux grandes toiles qui ont fait la renommée de Carolus-Duran, ces figures enfantines n’en sont pas moins importantes par le nombre et par l’esprit qui les anime : elles placent leur auteur au premier rang des peintres qui traitèrent le sujet au tournant des XIXème et XXème siècles.
Grâce au soutien actif d’Annie Scottez-De Wambrechies, commissaire de la rétrospective, aux prêts généreux consentis par le palais des Beaux-Arts de Lille, le musée d’Orsay, ceux de Bordeaux et Epinal ainsi que l’accueil chaleureux des collectionneurs privés parmi lesquels les descendants de l’artiste tiennent une place privilégiée, plus d’une trentaine d’œuvres de Carolus-Duran, de différentes techniques - peinture, sculpture, dessin - ont été rassemblées pour une période de deux mois au musée de l’Echevinage de Saintes - du 25 octobre au 28 décembre 2003 - et quatre contributions scientifiques apportent chacune un éclairage particulier sur le sujet, la période ou l’artiste : que leurs auteurs trouvent ici l’expression de notre vive reconnaissance.

Si « Le portrait – représentation physique, morale et sociale de l’être humain – prolifère d’une façon désordonnée et massive tout au long du XIXème siècle » [2], « maintenant, écrit le critique Claude Vignon en 1851, chaque bourgeois pour cent francs veut être représenté dans la majesté de l’habit noir et la splendeur du gilet blanc : s’il est riche il se fait orner de son épouse et tous ses petits. Puis il exige du malheureux artiste l’exposition publique : il veut se voir avec toute sa dynastie, au Louvre, au Palais-Royal » [3]

Une fonction sociale

1. Carolus-Duran (1837-1917)
Mademoiselle Sabine (cat. 9)
Collection particulière
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C’est dans ce contexte que s’inscrivent quelques uns des nombreux portraits d’enfants réalisés par Carolus-Duran, à partir du dernier quart du XIXème siècle : on peut les lire aujourd’hui comme les fruits d’une bourgeoisie qui manifeste ainsi son ascension sociale, à commencer par celle du peintre lui-même, lorsqu’il prend pour modèles ses propres enfants.
Carolus-Duran livre ainsi à la critique parisienne du Salon des Artistes français, le portrait de sa fille aînée Marie-Anne, en 1874 [4], et celui de sa cadette Sabine, un an plus tard (ill. 1, cat. 9). Fierté d’artiste ou fierté paternelle, quoi qu’il en soit, ses deux filles, portraiturées avec leur chien, semblent avoir accompagné le peintre tout au long de sa carrière : en effet, on les retrouve, en évidence encore, sur la photographie de l’atelier, lieu de représentation où Carolus-Duran prend la pose, alors qu’il est au fait des honneurs, devenu après 1905 directeur de la villa Médicis (ill. 2)

Est également présenté, en 1897, cette fois-ci à l’exposition de la Société nationale des Beaux-Arts [5], Une mère et ses enfants (ill. 3, cat. 21). Véritable portrait d’apparat, ce tableau nous montre Marie-Anne aux traits idéalisés - il n’est besoin pour s’en convaincre que de comparer cette œuvre avec la photographie prise à la même époque (ill. 4, cat. 23) – entourée de ses enfants : Germaine et Jacques. Comme le souligne Dominique Lobstein, « malgré le sujet familial et intime auquel se confrontait le peintre, il adopta une composition d’une extrême rigueur, ne laissant en rien deviner l’attachement qui le liait à ses modèles » [6]

2. Atelier Carpin,
55 rue Réaumur, Paris
Carolus-Duran photographié
dans son atelier, vers 1907
Epreuve sur papier ; 21 x 28 cm
Dédicacé dans l’angle inférieur
droit sous le tirage : à Monsieur et
Madame Davranche, / hommage affectueux. / Rome
1er janvier 1907. / Carolus-Duran
Collection particulière
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3. Carolus-Duran (1837-1917)
Une mère et ses enfants (cat. 21)
Cahors, préfecture du Lot
(dépôt du Musée d’Orsay)
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Intimité

4. Photographie de Marie-Anne Feydeau
et sa fille Germaine (cat. 23)
Collection particulière
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Cependant, parallèlement à ces œuvres investies d’une dimension sociale évidente, sortes de cartes de visite ou d’exemplaires de démonstration pour l’artiste, Carolus-Duran réalise tout au long de sa vie d’autres portraits, plus intimistes, d’un format plus petit : œuvres de commandes ou tableaux figurant les siens.
Car attention, toutes les œuvres rassemblées ici n’ont pas été destinées à être exposées un jour dans un Salon, dans un musée, loin de là ! Certains portraits sont des études ou esquisses pour des œuvres plus ambitieuses (cat. 1, 10, 11, etc. ; ill. 5), des tableaux laissés inachevés (cat. 16) des dessins au crayon graphite ou à l’aquarelle (ill. 6, cat. 12), demeurés pour la plupart dans le fonds d’atelier du peintre. Dans leurs imperfections même, ces études sont aujourd’hui précieuses à l’historien d’art pour ce qu’elles révèlent des manières de travailler de l’artiste.

5. Carolus-Duran (1837-1917)
Sabine bébé (cat. 11)
Collection particulière
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6. Carolus-Duran (1837-1917)
Sabine (cat. 12)
Collection particulière
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Une histoire de famille

Tout comme le peintre et photographe Pierre Bonnard (1867-1947), Carolus-Duran semble le chroniqueur attendri de sa famille en villégiature : nombre des portraits réunis dans l’exposition, présentent une inscription qui les date et situe, souvent à Saint-Aygulf, propriété construite pour y accueillir famille et amis dans le Var, en bordure de mer, sur une très vaste parcelle acquise en 1883 (ill. 7).


7. Saint Aygulf (Var) Villa de Carolus Duran
Terrasse de bord de mer
Carte postale
Collection particulière
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8. Annotations sur tableaux de Carolus-Duran
(de haut en bas, cat. 9, 26 et 24)
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Ces annotations (ill. 8), qu’elles prennent place sur des esquisses ou sur des toiles abouties ressemblent à ces brefs commentaires qui accompagnent les photographies d’albums de famille, fixant a posteriori la mémoire d’événements particuliers ou heureux par des dates, des lieux, notés d’une main qui peut être étrangère à l’auteur du cliché. Une distance comparable est perceptible dans les tableaux de Carolus-Duran entre le sujet peint et l’inscription qui en donne l’identité, inscription parfois distincte et faisant moins corps avec l’œuvre elle-même que la signature de l’artiste.

Or c’est justement dans la seconde moitié du XIXème siècle qu’apparaît, grâce à la diffusion des techniques photographiques, ce genre nouveau de représentation - l’album de famille -, « figures d’une intimité préservée mais également mise en valeur » [7] pour les générations futures, dans les milieux bourgeois et aristocratiques.
Cependant, deux différences notables opposent les œuvres de Carolus-Duran à celles de Bonnard : tandis que ce dernier, « par son talent à saisir l’instant et à composer l’image […] immortalise le brouhaha estival de la famille Terrasse » [8], point de mouvement chez Carolus-Duran qui nous livre des enfants isolés, rarement saisis dans la dynamique arrêtée d’une action [9] mais posant, de manière statique, donc, et dans un plan qui, lorsqu’il n’est pas rapproché au point de ne livrer que la tête ou le buste de la personne nous la montre parfois en légère contre-plongée, ce qui la rend plus imposante : c’est le cas par exemple d’Hector Brame (ill. 9, cat. 31) ou encore de « Mademoiselle Sabine » (ill. 1, cat. 9) que le peintre a fait poser sur une petite estrade.

9. Carolus-Duran (1837-1917)
Hector Brame (cat. 31)
Collection particulière, Courtesy
Galerie Bram et Lorenceau, Paris
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L’autre différence tient au traitement du décor : chez Bonnard, comme le souligne Isabelle Cahn dans son analyse de L’Après-midi bourgeoise, huile sur toile conservée au musée d’Orsay, représentant la famille du peintre dans sa propriété du Clos au Grand-Lemps en 1900 [10], « les personnages et le décor occupent une fonction narrative et plastique complémentaire ». Chez Carolus-Duran, au contraire, on distingue le traitement du sujet que l’on peut qualifier de réaliste, rendu avec plus ou moins de précision, de virtuosité, selon la rapidité du geste et le temps passé sur les détails, de celui du décor ou plus justement du fond : celui-ci est traité par la couleur - travaillée richement, tout en nuances, de manière quasi abstraite - et les éléments qui le rattachent au réel sont réduits la plupart du temps à une grande draperie et à quelques fleurs ou pétales de fleurs jetés au sol (ill. 10, cat. 24), dont la précision et l’inscription dans la composition sont comparables aux petites natures mortes que Manet place dans les décors de ses œuvres faites à la manière espagnole.

Vélasquez

La peinture espagnole et particulièrement Vélasquez dont Carolus-Duran ne cessera de se réclamer, depuis 1863 et la copie qu’il exécute à Rome du Portrait d’Innocent X, est au cœur de la composition du jeune Hector Brame (ill. 9, cat. 31) ; elle est en effet directement empruntée au Prince Baltazar Carlos en costume de chasse, datant de 1635 et conservé à Madrid, au musée du Prado. « Quelques années plus tard, écrit Annie Scottez-de Wambrechies, [11] [le portrait] de Sabine (cat. 9) ne fait pas autre chose que disposer sur un fond de draperie rouge une toute jeune enfant vêtue comme une princesse moderne, tenant un lévrier magnifique qui aurait pu paraître aux côtés de Philippe IV d’Espagne. »

De la mode

A côté de ces références explicites au style de Vélasquez, la peinture de Carolus-Duran travaille, comme celle de quelques autres peintres qui s’en font également une spécialité, tels Jean Béraud ou Henri Gervex, sur le terreau de l’histoire du costume et de la mode, au cœur de l’esthétique contemporaine, depuis que Baudelaire en a fait un symbole de la modernité.
Nombre des modèles féminins de Carolus-Duran portent des créations du fameux Charles Frederick Worth, considéré comme le fondateur de la haute couture [12] - peut-être est-ce le cas de Germaine ou de Marie-Anne dans Une mère et ses enfants (ill. 3) ? [13]. Il est par ailleurs avéré que certaines tenues figurées par Carolus sont directement inspirées par la peinture flamande du XVIIème siècle [14] et le col carré ainsi que les manchettes de dentelles portés par le petit Jean (cat. 18) sur une pièce de taffetas gris à la coupe moderne ressortissent d’un tel éclectisme de bon aloi. Quoi qu’il en soit, souvent, les costumes des enfants réunis à Saintes sont prétextes à des démonstrations d’habileté : l’éclat métallique des boutons des bottines de Jeanne (ill. 11, cat. 30), l’opposition des matières -satin et velours- du costume de Sabine (ill. 1, cat. 9), … ce sont paradoxalement ces genres de perfections qui valent à Carolus-Duran les critiques les plus acerbes : « n’a-t-il pas un ami dévoué qui puisse lui suggestionner que la peluche, le satin et le velours n’existent pas [ …] on ne sait plus si c’est un portrait de femme ou un portrait d’étoffe » s’écrit Joseph Peladan [15].

11. Carolus-Duran (1837-1917)
Portrait de Jeanne Brame, détail (cat. 30)
Collection particulière, Courtesy
Galerie Brame et Lorenceau, Paris
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12. Carolus-Duran (1837-1917)
Portrait de Jeanne Brame, détail (cat. 30)
Collection particulière, Courtesy
Galerie Brame et Lorenceau, Paris
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Carolus-Duran, victime de son métier ?

Et si la critique avait raison ?
Certes, savoir reproduire en peinture « le satin et le velours » de façon illusionniste est secondaire pour réussir un bon portrait.
C’est sur ce brio suspecté de superficialité que s’est focalisée l’attention du spectateur.
Pourtant, si l’on y regarde de près, pas une expression n’est artificielle ou plate chez un de ces enfants : les visages témoignent tous d’une parfaite connivence, d’une compréhension, souvent faite de tendresse, qui passe entre le peintre et son sujet et donne à ces portraits la profondeur du vrai, de la vie. Une des meilleures illustrations tient dans le regard de Jeanne [16] (ill. 12, cat. 30), le rapport de forces entre l’artiste et son modèle, fait de séductions et d’humeurs contrariées qui s’y lit : une merveille !

Catherine Duffault

Notes

[1Que soit ici rendu hommage à celle qui fut l’épouse de Jean-Pierre Feydeau, petit-fils de Carolus-Duran, pour cette si généreuse décision qu’elle prit en mémoire de son mari.

[2Comme le note Isabelle Julia dans : « Tenue de rigueur », in : Le portrait dans les collections des musées Rhône-Alpes, catalogue d’exposition, musées de Bourg-en-Bresse, Chambéry et Valence, 24 juin – 24 septembre 2001, éditions de la Réunion des musées nationaux, 2001, p. 185 - 192

[3Cité par Isabelle Cahn, dans : Rêve et réalité : Collections du musée d’Orsay, catalogue de l’exposition : Kobé, musée municipal, 19 juin – 29 août 1999 / Tokyo, musée national d’art occidental, 14 septembre – 12 décembre 1999, édition en langue française, p. 86.

[4L’œuvre est actuellement conservée à San Francisco, California Palace of Honor

[5salon dissident, à partir de 1890, dont Carolus-Duran est l’un des co-fondateurs

[6dans : Carolus-Duran (1837 – 1917), catalogue d’exposition : Lille, palais des Beaux-Arts, 9 mars – 9 juin 2003 / Toulouse, musée des Augustins, 27 juin – 29 septembre 2003, éditions de la Réunion des musées nationaux, 2003, p. 186

[7Cf la présentation de l’exposition (Paris, musée d’Orsay : 10 novembre 2003 - 15 février 2004) dont il est le Commissaire : « L’album de famille, figures de l’intime » par Dominique de Font-Réaulx, in : 48 / 14, n°17 automne 2003, p. 14-15

[8Dominique de Font-Réaulx, op. cit., p.15, à propos de ses photographies

[9parmi les œuvres présentées deux seulement entrent dans cette catégorie : « L’Enfant et l’oiseau » (cat 1), où l’on voit Marie-Anne bébé tendant ses bras vers un oiseau exotique posé devant elle et « Plage de Trouville » (cat. MG14) montrant deux fillettes, vraisemblablement Marie-Anne et sa sœur cadette Sabine, saisies dans l’action de leurs jeux de sable.

[10dans : Rêve et réalité : Collections du musée d’Orsay, catalogue de l’exposition : Kobé, musée municipal, 19 juin – 29 août 1999 / Tokyo, musée national d’art occidental, 14 septembre – 12 décembre 1999, édition en langue française, p. 86 - 87

[11dans : « De la pertinence d’une rétrospective » in Carolus-Duran (1837 – 1917), catalogue d’exposition : Lille, palais des Beaux-Arts, 9 mars – 9 juin 2003 / Toulouse, musée des Augustins, 27 juin – 29 septembre 2003, éditions de la Réunion des musées nationaux, 2003, p. 24

[12Cf Marie Simon, Mode et peinture : le Second Empire et l’impressionnisme, éditions Hazan, 1995, p.12

[13Dominique Lobstein nous les décrit ainsi : « Marie-Anne Feydeau porte une longue robe noire au large décolleté orné d’une fleur rouge. A sa droite, debout, sa fille, aux longs cheveux blonds, porte une ample robe de satin blanc, avec un col rapporté et les manches « gigot » si caractéristiques, ensemble que les couturiers avaient emprunté à ce qu’ils pensaient être la mode vénitienne du XVIème siècle », dans le catalogue de la rétrospective 2003, op. cit., p. 186

[14cf Marie Simon, op. cit., p. 102 à propos du portrait de Mme William Astor portant une création de Worth inspirée par Van Dyck

[15dans Le Salon, Paris 1890, p. 14, cité par Annie Scottez-De Wambrechies, op.cit., p. 15-16

[16« Il est probable que leurs origines lilloises rapprochèrent Hector-Henri-Clément Brame et Carolus-Duran, [tous deux réfugiés, comme de nombreux artistes et personnalités du monde de l’art, à Bruxelles durant la guerre entre la France et la Prusse] et conduisirent ce dernier à représenter au printemps de l’année 1871 les deux enfants du marchand d’art, Hector-Gustave (1866 – 1936) et Jeanne (1867 – 1873) », peut-on lire dans le catalogue qui accompagnait l’exposition Carolus-Duran à la Galerie Brame et Lorenceau, Paris, 2003, p. 20.

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