Paysage et/ou portrait symboliste : une question de sens ?

L’association d’un genre, le « paysage », avec une tendance, un mouvement ou un moment de l’histoire de l’art, ici le « symbolisme », ouvre certes des perspectives variées et riches [1]. Pour autant, il est fort difficile, dans le contexte précis de la nébuleuse symboliste et avec tous les problèmes de définition qui s’y attachent, de désigner avec certitude ce qu’est ou ce que n’est pas un « paysage symboliste », ou à partir de quel moment un paysage peut-être qualifié comme tel. Sans doute est-ce pour cette raison que, en dehors d’études monographiques qui ne peuvent exclure de leur propos une partie du corpus de l‘artiste, ou de sphères géographiques dans lesquelles le paysage tient, pour des raisons d’identité culturelle forte, une place caractérisée sur le plan symbolique ou philosophique (par exemple le monde septentrional) [2], le paysage symboliste a été peu étudié en tant que tel aussi bien dans l’historiographie que dans les catalogues d’expositions. Si de rares paysages figurèrent dans certaines manifestations pionnières consacrées au symbolisme telles que French Symbolist Painters en 1972 [3], Autour de Lévy-Dhurmer, visionnaires et intimistes en 1973 [4], ou Le Symbolisme en Europe en 1976 [5], c’était incidemment et ils n’y étaient jamais étudiés en tant que tels. Il faut attendre 1995 et l’exposition du Musée des Beaux-Arts de Montréal Paradis perdus, l’Europe symboliste pour qu’on assiste à une approche plus précise avec un corpus raisonné consacré aux « Lieux de l’inquiétude » et un paragraphe de l’essai de Jean Clair « Le moi insauvable », dévolu aux « Maisons et lieux hantés » ; encore s’agissait-il de choix qui ramenaient le paysage à une thématique bien précise et n’en théorisaient pas le genre lui-même, tout en tenant dans le catalogue de l’exposition une place assez marginale. Lors de l’exposition Les Peintres de l’âme, le symbolisme idéaliste en France, organisée en 1999 au Musée d’Ixelles, dont c’était la station inaugurale préludant à une itinérance [6], nous avons souhaité que des paysages soient présents en nombre conséquent, reflétant un parti-pris théorique et scénographique qui s’articulait autour de deux notions : « Le Paysage de l’âme » et « L’âme du paysage » ; cette dialectique s’inspirait d’un poème de Georges Rodenbach dont un quatrain faisait partie des citations inscrites sur les murs de l’exposition [7].

On le voit, la notion même de « paysage symboliste », en dépit d’une actualité récente et à venir un peu plus nourrie [8], ne possède pas vraiment une légitimité contemporaine très ancienne, ni très ancrée dans les préoccupations des chercheurs, alors même qu’elle a pu être parfois du temps des artistes un sujet de questionnement et d’intérêt [9]. C’est donc dans ce contexte lui-même incertain en termes de taxinomies et de signification de ce qu’est ou non un paysage symboliste, qu’il nous semble intéressant d’aborder la relation du paysage avec le portrait et ceci à travers la question du sens. Si nous mettons sciemment le terme de sens en italiques, c’est, pour rassurer le lecteur, qu’il ne s’agira pas ici d’explorer d’obscures significations ou d’utiliser par exemple une méthode sémiologique. C’est en effet de manière tout à fait pratique, voire prosaïque, et non sans un jeu de mot que l’on nous pardonnera, que nous usons du mot « sens », puisqu’il sera bel et bien question du sens dans lequel est disposée la peinture, ou plus précisément de l’orientation choisie par l’artiste pour installer son châssis sur le chevalet, c’est à dire de son format, vertical ou horizontal, « figure » ou « paysage », selon la règle dénominative admise dans l’art occidental depuis toujours et qui scelle de manière presque exclusive l’association d’un genre avec un format.

Cette règle, à laquelle on nous objectera sans doute des contre-exemples, ne semble en réalité guère souffrir de transgressions significatives jusqu’à la fin du XIXe siècle. S’agissant du portrait, le format « figure » règne indubitablement et, s’il faut considérer à part la question du portrait double, du portrait de groupe, du « portrait triple » d’une même personne (comme celui de Richelieu par Philippe de Champaigne), voire du portrait en pied dans un contexte général, ou du portrait assis ou allongé qui, tous, pour des raisons évidentes, nécessitent un élargissement du format, le « vrai » portrait, de face ou de trois-quarts, de visage ou de buste, apparaît toujours représenté sur un format figure. La même règle, si l’ont peut dire, caractérise le format paysage, sauf lorsque, là aussi, des exigences décoratives et architecturales l’imposent ou dans le cas de la prédominance d’un « motif » qui, au sein du paysage, en nécessite un point de vue vertical pour le saisir intégralement, contrainte qui tranche alors avec la pratique majoritaire. Si l’on observe en préalable à notre propos, quelques exemples d’exceptions ou de cas particuliers, c’est pour mieux en confirmer la règle ou souligner le fait que, même avant le symbolisme, la transgression de cette « règle », fût-elle rare, prend toujours des allures de « contresens », de questionnement ou d’étrangeté.


1. Joshua Reynolds (1723-1792)
Autoportrait à la palette, 1747
Huile sur toile - 63 x 74 cm
Londres, National Portrait Gallery
Photo : National Portrait Gallery
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Lorsque, en 1747, Joshua Reynolds peint l’Autoportrait à la palette (ill. 1), il choisit un format horizontal pour donner plus d’ampleur à sa pose ; c’est de tous ses autoportraits le seul de ce format, plutôt d’ailleurs un format figure « renversé » qu’un format paysage à proprement parler, comme si le châssis était employé dans le « mauvais sens » ; ce faisant, le peintre s’éloigne toutefois du spectateur, ou du miroir dans lequel il se prend manifestement pour modèle, et l’on peut avancer que c’est non seulement parce qu’il est ébloui par la lumière provenant de sa gauche, mais tout autant à cause de cette distance prise, qu’il fait le geste qui consiste à placer sa main au-dessus de ses yeux pour mieux nous (se) voir. Ce format, voulu pour une image plus large du modèle, semble contrarier la pratique même du portrait intime, la possibilité d’approcher la physionomie du personnage et son message psychologique : d’une certaine manière on pourrait dire que ce format, utilisé à « contre-sens », apparaît finalement comme « invalidant » partiellement la notion même de portrait individuel.


2. Gustave Courbet (1819-1877)
Le Désespéré, 1843-1845
Huile sur toile - 45 x 54 cm
Collection particulière
Photo : D.R.
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Si l’on regarde, un siècle plus tard, ce qu’il est convenu de considérer comme un autoportrait de Gustave Courbet avec Le Désespéré (ill. 2) (autoportrait ou artiste se prenant pour modèle dans la constitution d’une étude d’expression), on constate qu’à l’inverse de l’image précédente, le choix de ce format horizontal précipite le personnage vers nous dans une interpellation hallucinatoire et que le geste qui permet cette réussite, cette véhémence, ne pouvait sans doute être exploité par le peintre sans avoir recours à l’élargissement du champ (nécessaire pour montrer les bras relevés) et donc à un renoncement à la verticalité ; le tableau d’Oslo, qui reprend ce modèle mais en pieds et vertical, est évidemment beaucoup moins fort parce qu’il éloigne le visage du spectateur. On le voit, d’une manière ou d’une autre, le « changement de sens » par rapport à la règle d’adéquation genre/format, quelle que soit l’époque que l’on prend pour exemple, non seulement reste rare, mais entraine toujours une réflexion qui n’est pas anodine.

A l’inverse, si l’on ose dire, lorsqu’on prend en compte l’histoire du paysage, cette adéquation du genre avec « son » format est aussi parlante et semble ne s’assouplir qu’à la fin du XIXe siècle. Certes, et ainsi que nous l’avons évoqué, dans nombre de cas, l’usage d’une rotation du support se voit exigée par la nécessité de saisir le motif dans son entièreté (arbre, montagne, cascade, architecture) sans que cela ait obligatoirement un autre « sens », même si l’on a pu, à juste titre, évoquer, comme Baldine Saint Girons dans le catalogue de l’exposition du Musée de Valence consacrée en 1997 au paysage et à la question du sublime, un « privilège de la verticalité » [10]. Encore celui-ci est-il lié au motif, lui-même vertical, plus qu’à un choix véritable de changer la donne du point de vue du format : le texte introductif du catalogue, qui évoque cette verticalité, est en effet illustré par certaines œuvres et sur les sept tableaux reproduits, un seul est « verticalisé ». S’agissant des autres, comme la Vue prise de la voûte « Le Chapeau » du glacier des Bois et des Aiguilles du Charmoz de Jean-Antoine Linck (1799) (ill. 3), on comprend bien que le motif montagneux est vertical mais qu’il n’entraine pas pour autant de « redressement » du format.


3. Jean-Antoine Linck (1766-1843)
Vue prise de la voûte « Le Chapeau » du
glacier des Bois et aiguilles du Charmoz
, 1799
Huile sur toile - 39 x 50 cm
Chambéry, Musée des Beaux-Arts
Photo : Chambéry, Musée des Beaux-Arts
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4. Akseli Gallen-Kallela (1865-1931)
Le Grand pic noir, 1892-1894
Huile sur toile - 145 x 90 cm
Collection particulière
Photo : D.R.
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Si l’on regarde l’image d’un célèbre paysage d’Akseli Gallen-Kallela, L’Arbre au Pic noir (ill. 4), qui frappe, cette fois-ci, réellement par la verticalité de son format, plus, là aussi, un châssis de type paysage renversé qu’un format figure, on perçoit assez vite que ce choix a pour but de mettre en évidence l’intégralité du pin au sommet décharné, sur fond de ciel, et le pic noir qui s’attaque à une branche morte : s’il y a un message symboliste dans l’œuvre, c’est fort indépendamment de cette verticalité, l’artiste ayant dû adapter son format au motif. Celle-ci perd alors sa dimension de paysage au sens traditionnel et panoramique du terme. Dans ces différents cas, tous intéressants, on peut avancer que le non-respect du format « obligé », le détournement du « sens » du tableau par rapport à son genre, aboutissent soit à une forme de négation du genre de peinture pratiquée, sans qu’on puisse réellement constater que l’œuvre bénéficie de la spécificité du genre du format utilisé en remplacement, soit à l’expression véritablement « d’autre chose » que ce que le genre pratiqué suscite habituellement : mais nous sommes dans le règne de l’exception et non dans le cas d’un mouvement significatif ou d’un système.

A l’époque du symbolisme, en revanche, on observe un certain nombre d’exemples, non plus des exceptions mais plutôt la constitution d’un système, qui, ne répondant pas à la nécessité d’adapter le format à l’objet de manière purement pratique (faire entrer le motif dans le cadre), révèlent eux aussi une transgression de ces règles admises, mais une transgression volontaire, fréquente, et qui fait sens, sans italiques ni guillemets celui-là, au-delà d’une simple rotation du support.


5. Lucien Lévy-Dhurmer (1865-1953)
Portrait de Georges Rodenbach, 1896
Pastel sur papier - 36 x 55 cm
Paris, Musée d’Orsay
Photo : Musée d’Orsay/RMN
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6. Lucien Lévy-Dhurmer (1865-1953)
Fantôme d’Orient ou Pierre Loti, 1896
Pastel sur papier - 42,4 x 56,4 cm
Bayonne, Musée Basque et de l’histoire de Bayonne
Photo : Musée Basque et de l’histoire de Bayonne
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Lorsque, à la fin du XIXe siècle, Lucien Lévy-Dhurmer conçoit les portraits de deux figures littéraires majeures de son temps, Georges Rodenbach (ill. 5) et Pierre Loti (ill. 6), il choisit délibérément le format paysage, horizontal, et non pas le format portrait, et il ne s’agit pas non plus d’un format « figure » renversé. Il place ses deux modèles « devant » un paysage, dans une forte proximité avec le spectateur, choisissant un cadrage très singulier, qui n’est ni un buste à proprement parler, ni une tête, puisqu’il laisse voir un commencement d’épaules, mais un entre-deux qui suggère justement comme une apparition soudaine des personnages devant nos yeux. Or, au même moment, la manière dont le peintre figure Rodenbach et Loti fait tout pour nous en éloigner. La proximité perçue tout d’abord s’estompe, comme sous l’effet d’une presbytie qui renvoie notre regard vers le fond de l’œuvre, tandis que le premier plan devient difficile à appréhender. A l’instar d’un procédé photographique, la mise au point semble faite sur le paysage, qui nous saute aux yeux (c’est particulièrement sensible pour le portrait de Rodenbach dont la ville a d’ailleurs été dessinée d’après photographie), tandis que le poète, le romancier, bien que « plus près » de nous, semblent irréels. Cette sensation d’éloignement est renforcée par le traitement du regard des personnages : perdu ou transparent, avec une expression inexpressive, voire défaillante, chez Rodenbach, rêveuse et qui passe à côté de nous (entre le strabisme et l’évitement) pour Loti, mais de manière suffisamment subtile dans les deux cas pour que nous ne soyons pas en mesure de déterminer exactement ce qu’il en est. Ces deux figures des lettres contemporaines sont invoquées comme des spectres qui tenteraient de s’accrocher à leur propre matérialisation : leur présence-absence rappelle irrésistiblement l’idée d’une apparition spirite. Certes, on pourrait avancer qu’en optant pour ce format et la présence d’un paysage, il s’agit seulement pour le peintre d’évoquer avec le portrait de ces écrivains la « nature » de leur univers, la caractérisation poétique de leur répertoire, une simple référence iconographique à leur œuvre (Bruges pour Rodenbach, Istanbul pour Loti). Peut-on vraiment s’en tenir à une approche aussi anecdotique ? Le choix de ce format et sa combinaison avec l’exercice du portrait, dans le contexte symboliste, ne nous posent-il pas des questions bien plus complexes ? Sommes-nous devant un paysage ou devant un portrait ? L’image du créateur représenté au premier plan prime-t-elle sur le « fond » qui illustre son œuvre ? Ou bien n’est-ce pas, au contraire, dans ce format, le paysage qui s’impose et génère l’apparition du poète, son chantre ? S’agit-il d’une représentation de l’homme ou de l’œuvre ? Lévy-Dhurmer nous montre-t-il Rodenbach et Loti ou bien Bruges-la-Morte et Aziyadé ? En un mot, Rodenbach et Loti sont-ils vus comme l’âme poétique du paysage représenté, les créateurs auxquels le lieu a inspiré leur œuvre, ou bien ces vues de Bruges et du Bosphore sont-elles des paysages de l’âme de ces poètes, des « paysages introspectifs » pour reprendre le titre de l’essai de Tancrède de Visan consacré au symbolisme littéraire [11] ? En réalité, grâce à la subtilité du travail de l’artiste (cadrage, facture différenciée du modèle et du fond, traitement du regard), c’est dans une sorte de dialectique entre l’une et l’autre de ces propositions que se situe la réponse. Car c’est bien d’un renvoi de l’une à l’autre qu’il s’agit, processus sans fin et dont la non résolution, typiquement symboliste, doit suggérer le sens profond, l’intime fusion entre l’œuvre et l’homme, mais aussi une réflexion sur la relation entre l’Idée et son vêtement sensible, la « vision » cérébrale et sa transcription artistique, toutes questions qui prennent sens dans le contexte du renouveau idéaliste. Ainsi, ces portraits « sur » paysage ne font-ils pas figure pour la revendication même de l’art idéaliste en mettant au premier plan l’image spiritualisée d’un poète, tandis que le second plan illustre et donne corps à son « idée » par une matérialisation qui symbolise son œuvre ? Ne sommes-nous pas en « présence » d’une dialectique figurée de l’Idée et de la forme, la seconde vêtant la première d’une enveloppe sensible, selon la définition de Jean Moréas dans son manifeste du symbolisme ? Ce dialogue de l’esprit et du corps de l’œuvre (figure et paysage), qui s’articulent dans une alchimie complexe, ne peut-il aussi évoquer, dans leur hypothétique dissociation, le vocabulaire spirite ? Car qu’est-ce qu’un esprit sans corps sinon un fantôme, et qu’est-ce qu’un corps sans esprit sinon une dépouille, termes que l’on pourrait fort bien, en adoptant la vision des idéalistes, appliquer à la peinture elle-même. Pour les symbolistes, en effet, la peinture « sans idée » n’est certes qu’un corps sans âme… et ces « peintres de l’âme » rejetaient un art uniquement formaliste. Les portraits-paysages de Lévy-Dhurmer, on le voit, ne sont pas à « sens unique » : le contournement de la règle du genre et de son format associé, ouvre la porte à un jeu de miroirs, de basculement, et de déplacements du sens qui est infini et, loin du hasard ou de l’anecdote, de la simple conjugaison de deux genres ou de l’iconographie littéraire, il en ressort des problématiques essentielles.

7. Emile René Ménard (1861-1930)
Portrait de Charles Cottet, 1896
Huile sur toile - 65 x 83 cm
Paris, Musée d’Orsay
Photo : Musée d’Orsay/RMN
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Mais Lévy-Dhurmer n’est pas le seul à avoir pratiqué une telle approche. Ainsi, René Ménard dans son Portrait de Charles Cottet (ill. 7) choisit-il le même procédé en optant de nouveau pour un format paysage. Si le peintre est représenté plus amplement en buste et avec une présence physique davantage forte que chez Lévy-Dhurmer (due peut-être à la spécificité de sa corpulence), il est dans une même posture d’absence ; on constate le contraste entre sa silhouette monolithique assez pesante et une physionomie inexpressive. Là aussi, le regard, fuyant, perdu, et, en tout cas, insaisissable, semble passer à côté du spectateur, renvoyant, comme avec les portraits de Pierre Loti et de Georges Rodenbach à un ailleurs purement mental. Le fond du tableau est occupé par un paysage typique de la Bretagne chantée sur ses toiles par Cottet et l’on y retrouve les bateaux caractéristiques d’une certaine partie du Finistère, avec leurs voiles « au tiers » et colorées au minium. Ici s’instaure le même dialogue, le même va-et-vient que chez Lévy-Dhurmer, entre le portrait et le paysage, l’artiste et son monde poétique, l’homme et l’œuvre, sans qu’on sache si le premier est spectateur mental de l’autre et nous le rend visible, ou si c’est le paysage dont l’âme poétique suscite l’apparition de celui qui l’a si souvent pris pour modèle. Toutefois, dans le cas du portrait de Cottet, la question se complexifie encore, puisque, peintre, le paysage qui lui est familier et que Ménard représente, est aussi celui de ses toiles, non pas donc simplement la matérialisation par Ménard de l’univers de Cottet, mais une sorte de tableau dans le tableau, comme si le peintre (Cottet) se trouvait devant une de ses toiles, occupant tout le fond du portrait. Image dans l’image, le paysage n’est peut-être plus seulement l’évocation d’un univers poétique, source de l’œuvre de Cottet, mais son œuvre même, une toile dans la toile : la figure de Cottet pourrait ainsi même apparaître comme intrusive, le vrai tableau étant simplement un de ses paysages copiés par Ménard, le corps de l’œuvre devant laquelle apparaîtrait l’esprit de celui qui l’a peinte.

On le voit bien, dans tous ces exemples, le choix du format « paysage » a pour but de créer, en réponse et en dialogue subtil avec la « figure », un lieu qui constitue bel et bien cette partie de l’œuvre en « paysage d’âme », rejoignant la notion de paysage « état d’âme » pour reprendre l’expression fameuse d’Amiel dans son Journal ou même l’esthétique de Poussin qui, comme le rappelle Roger Marx en pleine période symboliste, « longtemps avant Amiel [… ] a professé que « tout paysage est un état d’âme » [12]. Il n’est pas indifférent de mentionner, d’ailleurs, que Joséphin Péladan, dont l’action et les textes théoriques font figure pour une partie de l’univers symboliste, proscrivait le paysage dans ses règles pour les Salons de la Rose+Croix, n’y autorisant que les paysages « à la Poussin » [13].


8. Paul Gauguin (1848-1903)
Autoportrait au Christ jaune, 1890-1891
Huile sur toile, 30 x 46 cm Paris, Musée d’Orsay
Photo : Musée d’Orsay/RMN
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9. Charles Filiger (1863-1928)
Portrait d’Emile Bernard, 1893
Huile sur toile - 30 x 25 cm
Paris, Collection particulière
Photo : D.R.
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Au-delà de la promotion du paysage « pur » au rang de représentation mentale, l’association avec le portrait, au format paysage, apparaît donc bien comme un moyen, non pas de situer anecdotiquement un modèle dans tel ou tel contexte mais, bien au contraire, de problématiser la représentation et de l’enrichir d’une dimension supérieure. En témoignent ainsi d’autres exemples, que l’on pourrait multiplier. Lorsque Paul Gauguin choisit le format paysage pour certains de ses autoportraits, c’est, lui aussi, pour évoquer un « paysage d’âme ». Ainsi, l’Autoportrait au Christ jaune (ill. 8) donne-t-il l’exemple, comme chez René Ménard peignant Charles Cottet devant un de ses tableaux, d’un paysage mental qui est ici « paysage artistique », comme si l’artiste voulait aussi évoquer une géographie intime de son œuvre (représentée par deux autoportraits symboliques, Le Christ jaune, et le Pot en forme de tête de grotesque auxquels il prête en effet ses traits) : on réduirait évidemment le sens de ce tableau à n’y voir qu’un autoportrait dans un coin d’atelier ! La validité de la spécificité de ce lieu, cet espace du « paysage mental » ou artistique, est confirmée par de nombreux exemples ; on pourrait ainsi citer le Portrait d’Emile Bernard (ill. 9) par Charles Filiger, dans lequel la figure du peintre doit tout à la facture de Filiger, mais dont le paysage qui sert de fond à la toile est d’un style qui est celui de Bernard lui-même, renvoyant à son œuvre et donc à un double paysage, celui du décor du fond du tableau et celui des œuvres de Bernard, son « paysage esthétique ». On doit convenir qu’ici le format est plus carré, entre « paysage » et « figure », que proprement « paysage », mais il ne s’agit pas non plus de prétendre que tous les portraits symbolistes mettant en œuvre ce système sont de format paysage ; l’émancipation de la règle d’adéquation entre le genre et « son » format n’est pas absolue et la montée en puissance du paysage symbolique au sein du portrait peut aussi s’accommoder du format figure, comme on le voit ici.


10. Jacek Malczewski (1854-1924)
L’Heure de la création – La Harpie endormie, 1907
Huile sur toile - 72 x 92 cm
Poznan, Collection particulière
Photo : D.R.
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11. Jacek Malczewski (1854-1924)
Portrait de Waclac Karczewski, 1906
Huile sur toile - 64,5 x 81 cm
Varsovie, Musée national
Photo : Varsovie, Musée national
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Dans l’œuvre très spectaculaire de Jacek Malczewski, qui n’est pas économe d’autoportraits et de portraits symbolistes, on trouve le même recours au format paysage pour évoquer l’univers mental du modèle. Dans L’Heure de la créationLa Harpie endormie (ill. 10), qui est évidemment une œuvre programmatique, la posture du personnage, l’artiste lui-même, s’avère encore plus caractéristique, puisqu’on n’en voit que la tête, laissant une très large place au « paysage », un paysage naturel autant que symbolique. C’est le moment où l’artiste est délivré des contingences matérielles et charnelles (pendant le sommeil de la Harpie) qu’il peut créer. Mais Malczewski utilise le même procédé dans de nombreuses autres œuvres évocatrices dont nous ne citerons que deux exemples : avec le Portrait de Waclaw Karczewski, (ill. 11), on retrouve le personnage au premier plan, un modèle dont la tenue, civile et urbaine, aussi bien que la posture par rapport au fond et à la facture différenciée de ce fond avec le modèle, confirment qu’il ne s’agit pas d’un portrait bucolique mais bien de l’évocation d’un univers mental par un paysage symbolique : ici, c’est le souvenir commun du peintre et de son modèle qui est invoqué à travers l’enfance, les contes et le monde des rêves, incarnés par l’apparition improbable d’un chevalier en armure. Le Portrait de Stanislaw Witkiewicz, (ill. 12), peintre et théoricien de l’art, présente un même schéma avec, comme chez René Ménard représentant Charles Cottet, ce regard perdu et pensif d’un modèle immobile, tandis que le paysage aux arbres penchés par le vent et aux nuages véhéments évoque un paysage mental mouvementé. Le statisme de la figure, perdue dans ses songes, contraste en effet avec cette tempête déchainée, suggestive et symbolique des tourments du personnage (peut-être représenté une seconde fois en petit au sein même du paysage), tourments qui nous échapperaient sans cette mise en abîme « paysagère ».


12. Jacek Malczewski (1854-1924)
Portrait de Stanislaw Witkiewicz, 1902
Huile sur toile
Zakopane, Musée des Tatras
Photo : Zakopane, Musée des Tatras
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Certains symbolistes ont donc recours au détournement du format pour enrichir et complexifier leur portrait en le transformant en paysage d’âme, mais on peut se demander si d’autres n’ont pas eu l’idée de procéder à la démarche inverse, ne pratiquant plus dès lors le portrait sur un format paysage, mais le paysage sur un format figure et ceci, non par nécessité pratique mais en résonance avec le sens de leur tableau : un portrait du modèle « en paysage ». La figure, l’effigie du modèle, aussi évanescente soit-elle, y disparaîtrait entièrement au profit du paysage seul. Là où Lévy-Dhurmer et Ménard associaient encore au paysage l’image du poète évoqué, il s’agirait de l’effacer entièrement pour ne laisser subsister que son double symbolique, pas même un paysage « état d’âme », mais un paysage, portrait d’âme. Louis Welden Hawkins donne l’exemple d’un tel procédé avec un paysage, au format figure, qui n’est autre qu’un portrait de Stéphane Mallarmé et de son œuvre. Il s’agit en effet du tableau donné par l’artiste au poète en 1896 avec cette dédicace : « A Stéphane Mallarmé, gardien du mystère, j’offre cette porte fermée » (ill. 13). Avec la barrière qui redouble comme une seconde clôture la porte mystérieuse, la ronce qui la ferme et cette rose, « l’absente de tout bouquet » mallarméenne, on se trouve bien dans un paysage qui, par la « série de déchiffrements » prônés par le poète, forme un portrait codé de lui-même et de son œuvre, cryptée et complexe. Certes, nous avons bien ici un portrait de Mallarmé, mais l’âme du poète, et son œuvre, y sont encore plus présentes que si elle y étaient « représentées ».


13. Louis Welden Hawkins (1849-1910)
La Porte fermée, 1896
Huile sur toile - 46 x 29 cm
Vulaines-sur-Seine, Musée Stéphane Mallarmé
Photo : Musée Stéphane Mallarmé
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En réponse à ce don, Mallarmé écrivit à Hawkins le 8 avril 1896 pour le remercier de ce « talisman de longues heures, que nul regard ne peut épuiser » [14]. La formule choisie par l’auteur d’Hérodiade confirme bien qu’au-delà du motif se cache une multiplicité de sens, irréductible, magique, objet d’interprétations nécessitant déchiffrement, mais sans résolution possible.

14. Louis Welden Hawkins (1849-1910)
Paysage, vers 1895
Huile sur toile - 70 x 67 cm
Paris, Collection particulière
Photo : Thomas Hennocque
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Hawkins donne un autre exemple, moins connu, de cette disparition du corps sur un format figure : là aussi l’effacement du modèle permet que le paysage s’y substitue afin de nous le livrer mieux encore. Cette œuvre, en apparence « sans mystère », prend sa vraie dimension et rejoint le « sens » de la figure invisible, lorsqu’on constate qu’elle est dédiée, sobrement, « à Jean Lorrain », ce poète, critique et romancier si caractéristique de la fin-de-siècle symboliste et « décadente » (ill. 14). Quelques arbres y figurent, perdus dans un lieu automnal indéterminé, ni forêt, ni bois, ni clairière, mais plutôt un entre-deux isolé. Au fond du tableau, un relief apparaît comme un talus ou un remblai tandis que des feuilles mortes jonchent le sol où stagne une modeste flaque d’eau. Et pourtant, derrière ce paysage anodin, quelque peu terne, voire triste, se cache un authentique portrait psychologique du romancier. Ce lieu isolé et désert, n’évoque-t-il pas l’univers poétique, mais aussi personnel, de Lorrain, les errances nocturnes de ses personnages, tout comme les siennes, au bord des fortifications, les « fortifs », dans la « zone », le lieu « interlope », l’entre-deux social où le romancier allait chercher, après quelque prise d’éther, l’émotion forte, la rencontre louche, le mauvais garçon, la confrontation de l’univers littéraire avec une réalité moins éthérée et plus sordide et en même temps génératrice de son œuvre ? Ce sol aux feuilles décomposées, qui attirent l’œil, ce cadrage bas, privé de ciel, mais aussi cette modeste flaque d’eau, cloaque sans ostentation toutefois et dans lequel se reflète un peu d’azur, ne sont-ils pas le symbole de ressorts psychologiques et romanesques troubles, avec leur part de désespoir et d’abaissement mais aussi de transcendance par la création et par l’art ?

15. Emile Fabry (1865-1966)
L’Homme devant son destin, 1897
Huile sur toile - 52,5 x 66 cm
Montréal, Musée des Beaux-Arts
Photo : Montréal, Musée des Beaux-Arts
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Ainsi, en dehors de la remise en question de la hiérarchie des arts, à laquelle les symbolistes concourent par leur intérêt pour les arts décoratifs et leurs liens avec l’Art nouveau, et au-delà même de l’abolition de la hiérarchie des genres, déjà acquise en grande partie à leur époque, ces artistes ajoutent une révolution peut-être plus forte encore puisqu’ils s’attaquent à la définition même des genres, intrinsèquement : ce n’est pas seulement le sens du châssis qu’ils « détournent » à l’occasion, c’est le « sens » même de la peinture et de chacun de ses genres auquel ils ôtent leur monolithisme. Faisant d’un paysage un portrait, ou d’un portrait un paysage, et dépassant plus encore cette classification pour parvenir à un au-delà, par définition insaisissable, ils prônent cette polysémie, irréductible à un genre et qui érige l’acte de peindre lui-même, pour paraphraser l’expression de Hawkins à propos de Mallarmé, en un mystère dont ils se veulent les gardiens. Ce mystère étant constitutif de la pratique et du message mêmes du symbolisme, force est de se poser la question suivante : existe-t-il, au fond, un paysage symboliste, à proprement parler, indépendant de tout autre genre, et suffisamment définissable pour en rendre pertinente une approche spécifique ? Où commence-t-il ? Où finit-il ? Peut-on en circonscrire le domaine et de quelle manière ? Est-il raisonnable d’en exclure la figure et peut-on y consacrer un livre ou une exposition sans tomber dans le piège d’un enfermement réducteur que les symbolistes voulaient à tout prix éviter et combattre ? En abordant la question du paysage et en l’associant à un autre « genre », nous avons essayé de suggérer qu’il était nécessaire d’échapper au piège de la catégorie, et nous en avons dressé une forme de portrait... qui est aussi un paysage... qui est aussi un portrait ! Lorsque, en 1897, Emile Fabry peint un « portrait » symboliste de L’Homme devant son destin (ill. 15), il choisit un format horizontal : le personnage emblématique (qui y représente sans doute à la fois la condition humaine et celle de l’artiste), pour faire « face à son destin », se détourne du spectateur et se retourne vers… le paysage.

Jean-David Jumeau-Lafond

Notes

[1Ce texte, légèrement adapté à la forme écrite, est issu d’une communication faite le 26 mars 2011 à l’Institut national d’Histoire de l’Art lors du séminaire (non publié) consacré au « paysage symboliste » dans le cadre du programme Redefining European Symbolism 1880-1910 (The Leverhulme Trust), animé par le Professeur Richard Thomson.

[2Voir par exemple Roald Nasgaard, The Mystic North symbolist landscape
painting in northern Europa and north America 1890-1940
, University of Toronto Press, Toronto, London, 1984.

[3French Symbolist Painters, cat. exp., Londres, Hayward Gallery, Liverpool, Walker Art Gallery, 1972, Arts Council of Great Britain.

[4Autour de Lévy-Dhurmer, visionnaires et intimistes en 1900, cat. exp., Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 1973, Editions des Musées nationaux.

[5Paradis perdus, l’Europe symboliste, cat. exp., Montréal, Musée des Beaux-Arts, 1995.

[6Jean-David Jumeau-Lafond, Les Peintres de l’âme, le symbolisme idéaliste en France, cat. exp. Bruxelles, Musée d’Ixelles, 1999, Anvers, Pandora, 1999. Le corpus de l’exposition, et singulièrement celui des paysages, fut augmenté au fur et à mesure de l’itinérance (Madrid, Paris, Salzbourg, Chemnitz, Japon, Holtegaard, Laren) jusqu’à la présentation de l’exposition à Tampere en Finlande (Painters of the Soul, Symbolism in France, cat. exp., Tampere art Museum, 2006). Une sélection d’œuvres plus spécifiquement réunies autour de « l’idée de paysage « (comprenant paysages « purs », paysages « animés », portraits symbolistes et plusieurs sculptures), fut ensuite présentée en Espagne, en Catalogne et en Italie ; il s’agissait de la première exposition consacrée en Europe au paysage symboliste : voir Un pais idéal, El paisaje simbolista en Francia, Fundacion Caja Navarra, Sala de Cultura Castillo de Maya, Pampelune (espagnol) 2006 ; El paisatge simbolista a França, Fundacio Caixa de Girona, 2006 (bilingue Français/Catalan) et Il Luogo Ideale, Il paesaggio simbolista in Francia, Nuoro, Museo d’Arte Provincia di Nuoro, Sardaigne (italien), 2007.

[7« Sur les tableaux pendus aux murs, dans la mémoire/ Où sont les souvenirs en leurs cadres déteints / Paysages de l’âme et paysages peints / On croit sentir tomber comme une neige noire. », Georges Rodenbach, Du Silence, Paris, Alphonse Lemerre, 1888, p. 4.

[8Voir par exemple l’exposition Landschappen van de ziel /Paysages de l’Âme, paysages symbolistes français 1880-1910, La Haye, Gemeentemuseum (19 octobre 2010 - 30 janvier 2011) et, prochainement, l’exposition Dreams of Nature, Symbolism from van Gogh to Kandinsky, Amsterdam, Van Gogh Museum (24 février – 17 juin 2012) qui sera présentée à Edimbourg, Scottish National Gallery (14 juillet – 14 octobre 2012) et à Helsinki, Ateneumin Taidemuseo, Valtion Taidemuseo (16 novembre 2012 – 17 février 2013) sous un autre titre : Van Gogh to Kandinsky : Symbolist Landscape in Europe 1880-1910.

[9Comme nous l’avons suggéré à propos de la critique de Roger Marx avec notre communication : « Un paysage idéaliste ? », dans Regards de critiques d’art. Autour de Roger Marx (1859-1913), dir. Catherine Méneux, Actes du colloque organisé par la ville de Nancy et l’INHA en 2006, Rennes, PUR, 2009, p. 113-120.

[10Baldine Saint Girons, « Au risque de la grandeur. Du privilège de la verticalité », dans Le Paysage et la question du sublime, cat. exp., Musée de Valence, 1997, p. 17.
12.

[11Tancrède de Visan, Paysages introspectifs, avec un essai sur le symbolisme, Paris, Henri Jouve, 1904.

[12Roger Marx, Discours prononcé lors de l’inauguration du monument Nicolas Poussin aux Andelys et des fêtes organisées pour le troisième centenaire de Poussin, publié dans « Le IIIe centenaire de Nicolas Poussin », L’Artiste, VII, juin 1894, p. 462-467.

[13Joséphin Péladan, « Règles et monitoires », Salon de la Rose+Croix, Paris, E. Dentu, 1891, Titre IV, n° 6.

[14Stéphane Mallarmé, Correspondance, éd. Henri Mondor et Lloyd James Austin, Paris, Gallimard, 1983, T. VIII, p. 105-106.

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