Depuis quelques années, on constate la mise en place d’une politique pour les musées dont l’objectif n’est pas de mieux conserver, de mieux étudier et de mieux présenter les œuvres. Il s’agit de créer des « événements », de transporter les collections d’un point à un autre pour des motifs variés, avoués ou inavoués : assurer le « droit » à la culture pour tous, célébrer l’universalité de l’art, faire plaisir à des amis, utiliser les œuvres comme outil diplomatique, rapporter de l’argent,... Un « geste architectural » spectaculaire est l’accompagnement indispensable de ces opérations. Avant de se pencher sur les conséquences de tels agissements, il n’est pas inutile de rappeler les faits.
Les précédents à l’étranger
Deux expériences de « décentralisation internationale » ont vu le jour depuis dix ans : le musée de l’Ermitage, suite au désengagement financier de l’Etat Russe, a créé des filiales d’abord à Londres (Hermitage’s Room) puis à Amsterdam, à Las Vegas, ... qui présentent une partie de ses fonds par roulement. Thomas Krens a engagé le Musée Guggenheim de New York dans une politique d’établissements franchisés à la façon des parcs Disney : à Bilbao, à Berlin, à Las Vegas (en « joint-venture » avec l’Ermitage),... Mais après la réussite des premiers temps, les bénéfices escomptés semblent avoir du plomb dans l’aile. Dans ces exemples, comme dans celui de la location des collections asiatiques et impressionnistes du musée de Boston à Nagoya au Japon, il s’agit d’opérations financières, déplaçant un fonds muséographique vers un lieu plus touristique, plus riche ou que l’on veut développer sur le plan économique [1], telle une entreprise privée tirant profit de sa production. Des idées libérales en total désaccord avec toutes la tradition et la culture européenne de protection des œuvres d’art. A ce jour, aucun grand musée occidental, de la National Gallery de Londres au Metropolitan Museum ou à la National Gallery de Washington ne s’est engagé, comme proposent de le faire les musées français, à démembrer et parfois à exporter leurs collections.
On le voit, il n’y a aucun respect des fondateurs ou des donateurs (Salomon Guggenheim n’a jamais souhaité que ses collections soient exposées en Espagne, en Allemagne ou au Japon). Il y a un mépris des fonds historiques transportés au bout du monde, mépris du visiteur qui, au lieu de jouir des œuvres pour lesquelles il vient, découvre un musée vidé, et surtout, mépris de l’institution, privée de sa substance. Ayant dépouillé l’édifice de New York, le Guggenheim a dû inventer des expositions comme The art of motorcycle pour remplir les salles. Car il s’agit bien ici de « mondialisation », les collections étant supposées appartenir au monde entier, déconnectées de la culture où elles sont nées ou conservées, gérées en fonction d’une demande qui bouge sans cesse, suivant le précepte que chaque être humain à droit à son Rembrandt, Van Gogh, Picasso et Frida Kahlo à sa porte, dans l’ignorance totale du milieu et du contexte dans lesquels ces artistes ont produit (on note que Laurent de La Hyre, les Lagrenée ou Henri Lehmann sont moins sollicités).
En France
La France n’est pas épargnée par cette politique. Si ses prémices sont anciens (qui se rappelle le projet de François Léotard lorsqu’il était ministre de la Culture de mettre les œuvres du Louvre dans un train pour sillonner la France et apporter l’Art aux provinces « déshéritées » ?), elle a été concrétisée dans les faits par Jean-Jacques Aillagon qui a appliqué le programme de décentralisation prôné par le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin.
L’une des premières applications fut le contrat d’objectif et de moyen du musée du Louvre qui, sous prétexte de donner une certaine autonomie au musée, l’a obligé en réalité à trouver des financements pour réaliser ses travaux et l’a privé des moyens de résister à la volonté ministérielle, étant toujours tributaire de celle-ci pour 60% de son budget. On aboutit ainsi à combiner les inconvénients de deux systèmes. Selon des sources internes et concordantes au musée, celui-ci est lancé désespérément dans une course à l’argent (une des multiples traductions est la décision de faire payer l’entrée aux enseignants et aux artistes) qui ne peut que nuire à terme à sa vocation scientifique.
Conséquence, revendiquée plusieurs fois dans les discours de l’ancien ministre : la création, en France, mais aussi à l’étranger, d’« antennes » des grands établissements nationaux. Nous avons parlé ici abondamment de l’antenne du Louvre prévue dans le Nord [2]. Nous nous permettons de renvoyer aux articles que nous lui avons consacré [3]. L’un de ceux-ci a été repris longuement par la presse internationale [4] alors que la presse française se contente manifestement du discours officiel et politiquement correct, à l’exception notable toutefois du Journal des Arts, dans le numéro fêtant ses 10 ans [5], et de la Voix du Nord du 26 septembre 2004 qui, pour la première fois, ose révéler à mi-voix que l’unanimité autour du projet n’est peut-être pas si évidente qu’on voudrait le faire croire, même au niveau local [6].
Il faudrait aussi parler de l’antenne de Beaubourg à Metz, pour laquelle un responsable de la communication a été nommé bien avant qu’un nom soit prononcé pour la conservation, et du musée des Civilisations à Marseille.
Plus réduit dans ses moyens, mais comparable dans ses buts, rappelons enfin le projet des Beffrois de la Culture dans le Nord, et le prêt de la Liberté guidant le peuple à Strasbourg (voir brève du 4/9/04).
Infiniment plus graves sont les projets d’antennes ou de dépôts à long-terme à l’étranger. On ne reviendra pas ici sur Atlanta (voir notre article du 18/10/04), mais on voudrait évoquer une information qui a été peu développée dans la presse, et dont nous n’avons pas rendu compte ici car il s’agit d’art contemporain. Le Centre Pompidou, selon l’AFP, « a déposé une offre pour la gestion d’un musée d’art moderne [à Hong-Kong] [...] Le Centre a soumissionné pour la gestion d’un musée qui doit ouvrir d’ici 2012 ». Selon Bruno Racine, président du Centre Pompidou : « Nous pensons qu’en fournissant un rôle significatif, par l’intermédiaire de notre collection et de notre savoir-faire, nous pouvons créer un centre culturel d’importance pour toute l’Asie » et il précise : « Nous n’avons aucun projet d’expansion mondiale mais nous estimions qu’une présence en Chine était nécessaire ». Outre que nous aimerions savoir ce qui rend indispensable la présence du Centre Pompidou en Chine [7]
, il serait également intéressant de connaître les tenants et les aboutissants de cette affaire dans laquelle le musée d’Art moderne agirait comme un vulgaire prestataire privé (un Culture Espace d’Etat ?) et où il est d’ailleurs en concurrence avec le Guggenheim. Il semble évident que là encore, une partie de la collection de Beaubourg finirait (par roulement ?), si le projet était retenu, en Chine.
On conclura ce rappel de la situation française par l’évocation d’autres lieux dont le nom a été prononcé ici ou là, et qui pourraient à terme accueillir une partie des collections publiques : Taïchung (à Taïwan [8]), Denver, Milwaukee. Si n’importe quelle ville riche économiquement peut désormais se payer un attrait touristique nouveau en lançant un appel d’offre auquel répondraient les musées français en compétition avec d’autres institutions internationales, c’est que toutes les règles de déontologie, de muséologie et de présentation des œuvres auraient changé, seraient passées du stade de la conservation scientifique à celui de leur exploitation et de leur rentabilité maximum (puisqu’elles sont louées). Dans ce cas, que le Ministère de la Culture et la Direction des Musées de France disent clairement et officiellement leur volonté de privatiser les musées nationaux, pour que le débat puisse avoir lieu.
Paradoxe et dangers de ces opérations
Contrairement à ce que disent les annonces médiatiques, ces projets présentent des dangers et soulèvent des paradoxes qui méritent d’être relevés.
Ils mettent en danger les objets d’art. On ne déplace pas impunément et sans arrêt des œuvres par nature fragiles. En dehors des problèmes dus aux changements d’environnement, aux risques de coups ou de chutes, s’ajoutent ceux inhérents au transport aérien. Il est curieux que le Louvre, qui refuse de prêter nombre d’objets de ses collections, par exemple tous les panneaux, pour des expositions scientifiques, soit semble-t-il prêt à toutes les concessions pour des projets tels que celui d’Atlanta.
Il est pour le moins paradoxal d’avoir construit des musées de très grande taille (Louvre, Orsay) afin d’y montrer de la manière la plus complète possible leurs collections, pour en disperser ensuite une partie, même par roulement (Le Prado a à peine achevé ses travaux d’agrandissement que plusieurs régions espagnoles réclament leur part). Lorsque les annexes du Louvre dans le Nord, à Atlanta et ailleurs seront ouvertes, que montrera-t-il à Paris ? The Art of motorcycle ? Barcelò ? Rouan [9] ?
Les donateurs sont attachés aux lieux qui bénéficient de leur générosité. Le docteur La Caze, Moreau-Nélaton ou Gustave Caillebotte ont donné leurs collections pour combler les lacunes du Louvre. De même que la Société des Amis achète pour le Louvre, pas pour Lens ou Atlanta. Les collectionneurs privés ne se décourageront-ils pas, incertains du sort qui sera réservé à leurs dons. Il est à craindre par ailleurs que les héritiers n’attaquent en justice les musées pour récupérer des objets donnés par leurs ascendants et qui n’y seraient pas présentés, comme cela s’est déjà produit au Louvre [10].
Comment les grands musées pourront-t-ils refuser les demandes réitérées de la Grèce (les frises du Parthénon [11], la Victoire de Samothrace, ...), de l’Egypte (la pierre de Rosette) et de bien d’autres pays si on dépose sans raisons valables en Chine, à Taïwan, au Brésil ou aux Etats-Unis, les Raphaël, les Delacroix et les Matisse ? Pourquoi interdire de sortie du territoire des œuvres et les classer trésors nationaux pour envoyer pendant des années des ensembles complets hors d’Europe ? Il s’agit d’un détournement du principe d’inaliénabilité des collections qui sous-entend qu’elles doivent rester disponibles pour le public français. A quoi sert de compléter à grands frais les collections avec des œuvres de Gérôme ou d’Eckersberg si l’on exporte les chefs-d’œuvre qui forment le noyau des collections ? Pourquoi remplir à grand frais un tonneau des Danaïdes que l’on persiste à vouloir vider par ailleurs ?
Les médias font croire, au nom de l’accès à la culture pour tous, que ces projets sont positifs. Outre que le TGV, la démocratisation des transports et la multiplication des expositions temporaires ont rendu les oeuvres plus disponibles que jamais, c’est par un vrai investissement dans l’enseignement, dans la culture à l’école que l’on aboutira bien plus sûrement, en France au moins, à cette démocratisation.
Que dire d’un Etat qui a réduit les crédits destinés aux services culturels des ambassades, à la francophonie, aux lycées français à l’étranger, aux revues scientifiques (par le désengagement du CNRS), .... et qui propose ses trésors nationaux sur un plateau à la Chine ou à Atlanta ?
Opacité des projets
Nous ne sommes pas les seuls à être opposés à ces dérives. Ce que nous écrivons, beaucoup le pensent. Mais comment être contre des projets aussi flous ? Comment provoquer un débat quand la presse généraliste ou spécialisée ignore délibérément ces questions ? Il semble que notre éditorial à propos d’Atlanta ait provoqué quelques remous au sein de la direction du Louvre qui voulait garder le secret. Tant mieux. Nous ne cesserons pas de mettre ce sujet sur la place publique. Répétons-le encore une fois : les œuvres de nos musées n’appartiennent ni à leurs directeurs ni au ministre de la Culture qui pourraient en disposer selon leur bon plaisir.
Un conservateur a pour devoir de conserver, de présenter au public dans l’établissement qu’il dirige dans les meilleures conditions possibles, de publier, de participer à des expositions et de prêter ses œuvres avec discernement. Pas de les brader. D’ailleurs, ce goût du secret, cette opacité volontaire du projet d’Atlanta ne démontre-t-elle pas que le Louvre n’a pas la conscience tranquille [12] ? Car pourquoi sinon organiser le black-out sur cette opération ? Seuls les habitants d’Atlanta auraient droit à l’information (depuis plus de quatre mois !).
Au nom de qui et de quoi ?