Nouveaux suppléments à l’étude de Frère Luc (1614-1685)

La réapparition d’une Pietà (ill. 1) de Frère Luc, dont nous avions reproduit une étude (ill. 2) dans notre article précédent de juillet 2012, vient à point nommé compléter la démonstration sur la manière de procéder de l’artiste et de son atelier. La toile été retrouvée dans des caves de l’hôpital des Quinze-Vingts à l’occasion d’une visite préalable à des travaux, anonyme et dans un état de conservation assez modeste, sous des vernis oxydés et couverte de chancis (ill. 3). Elle a été restaurée par l’Atelier du Temps Passé à Paris, où nous l’avons identifiée, avant qu’elle ne réintègre la chapelle de l’hôpital.


1. Claude François, dit Frère Luc (1614-1685)
Piéta
Huile sur toile - 125 x 90 cm
Paris, Chapelle de l’hôpital des Quinze-Vingts
Photo : Atelier du Temps Passé
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2. Claude François, dit Frère Luc (1614-1685)
Pietà
Huile sur toile - 36,5 x 28 cm
Collection particulière
Photo : D. R.
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3. Claude François, dit Frère Luc (1614-1685)
Pietà (avant nettoyage)
Huile sur toile - 125 x 90 cm
Paris, Chapelle de l’hôpital des Quinze-Vingts
Photo : Atelier du Temps Passé
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La composition du groupe central est identique à celui de l’esquisse, avec le bras inerte du Christ qui s’accorde, comme dans une chorégraphie, au geste symétrique de la Vierge, les deux figures étant unies par les mouvements circulaires de leurs drapés qui se répondent. Des détails précis, comme le genou de Marie posé sur une pierre ou les fractures entre les rochers au sol, sont traités de façon analogues. Ce sont essentiellement les couleurs qui changent. Dans le premier projet, le manteau de la Vierge est d’un bleu trop uniforme pour pouvoir être agrandi sans être trop présent [1]. Il s’égaye de rouge et de mauve pour les manches, une gamme et des tons caractéristiques du peintre récollet. Le coussin sur lequel est posée la tête du Christ est devenu jaune, et pour mieux détacher son corps, des voiles blancs ont été ajoutés au linceul. Derrière eux, le bas de la croix et l’échelle sont à la même place. En revanche, les anges à la partie supérieure et les figures du second plan ont disparu, laissant entrevoir la seule ouverture du sépulcre. La première pensée comportait un vase et un bassin en bas à droite. Ils ont été remplacés par une outre renversée et une tablette en pierre avec des inscriptions en hébreu, en cyrillique et en latin. Il s’agit de motifs récurrents de l’artiste, que ce soit dans la Pietà de Vicence ou même dans l’esquisse (en haut à gauche). Le crâne presque de profil, qu’on retrouve dans plusieurs de ses œuvres, est placé derrière la Vierge. Frère Luc attachait une grande importance aux préceptes de l’iconographie franciscaine [2]. Ici, la Vierge désignant son fils mort permettait au fidèle de méditer sur l’exemple de saint François : les traces de la crucifixion et de la lance sont bien visibles sur son corps et renvoient aux stigmates du poverello d’Assise.

4. Claude François, dit Frère Luc (1614-1685)
Pietà (détail)
Huile sur toile - 125 x 90 cm
Paris, Chapelle de l’hôpital des Quinze-Vingts
Photo : Atelier du Temps Passé
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Claude François a traité ce thème à plusieurs reprises à travers des compositions très différentes (Saint-Nicolas-du-Chardonnet, Sézanne, Vicence). Parmi les cinq toiles qu’il avait réalisées pour le couvent des récollets à Saint-Germain-en-Laye et cédées lors de la vente des biens mobiliers du 24 juillet 1792, figurait une Pietà [3] mais sans description permettant de l’identifier. Etant donné que les autres œuvres étaient des retables importants [4], il faut envisager une peinture de grande taille. Le moyen format des Quinze-Vingts doit plutôt constituer une réplique ou une version simplifiée réduite au groupe central d’un tableau d’autel plus complexe, avec des anges, à l’instar de l’esquisse (la restauration a confirmé que la toile n’a pas été coupée et ne présente pas des repeints qui cacheraient le bas d’autres personnages). Eliminant le second plan très narratif et didactique, l’artiste a créé une composition plus resserrée, juste en recombinant aux deux figures principales les éléments qu’il affectionne : le crâne, le vase, la tablette en pierre, suivant une méthode de travail déjà bien repérée chez lui. Certains passages sont de très belle qualité, le corps et la tête du Christ notamment. On note des détails soignés comme la présence d’un liseré bleu sur le coussin (ill. 4), ou d’un autre rose au bas du linceul, ou encore la touche libre et vibrante du feuillage au second plan en haut à gauche, qui se détache sur le fond plus sombre. Le visage rond de la Vierge semble un peu plat, à moins qu’il ne s’agisse de parties plus usées (la mèche de cheveux sur la gauche notamment). Les cangianti, jaune vif sur le linceul de couleur ocre, nous rappellent l’admiration que l’artiste avait eue pour ces modulations lumineuses, notamment pour Barocci [5], lors de son séjour romain. Dans l’attente d’une chronologie plus précise de son œuvre, on peut proposer une datation dans la seconde partie de la carrière, soit les décennies 1660/1670.


5. Claude Lucas (1685-1765) d’après Louis Bretez (inconnue -1736)
Plan de Paris dit de Turgot, 1739 (détail)
Photo : D. R.
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Rappelons que l’hospice des Quinze-Vingts a été créé par saint Louis pour abriter et soigner les aveugles, qu’il était situé rue Saint-Honoré jusqu’au XVIIIe siècle, à l’angle de la rue Saint-Nicaise (à peu près à l’emplacement entre la place Colette actuelle, l’hôtel du Louvre et le pavillon de Rohan - ill. 5), et qu’il possédait une importante église comprenant huit chapelles [6]. Le cardinal de Rohan l’a fait transférer en 1779 à son siège actuel, rue de Charenton au Faubourg Saint-Antoine, dans l’ancienne caserne des mousquetaires du roi qui remontait au XVIIe siècle. La Pietà pourrait avoir été acquise ou donnée au cours des deux derniers siècles, mais il y a tout lieu de penser qu’elle provient de l’établissement ancien de la rue Saint-Honoré. On sait que les monuments funéraires et les cercueils furent transportés lors du déménagement [7], donc probablement aussi les toiles moins lourdes et plus faciles à déplacer. La chapelle actuelle conserve d’ailleurs une peinture ayant cette origine, les Anges portant les écussons de la France, liée à la naissance du Grand Dauphin (1661) et donc contemporaine de la Pietà. Autre argument décisif, un tableau de Frère Luc, l’Apothéose de Saint- Louis, aujourd’hui au musée Cajac à Villeneuve-sur-Lot, provient de la saisie révolutionnaire aux Quinze-Vingts (voir article). Si notre peintre a exécuté ce qui semble être le retable majeur de l’église (vu sa taille et son sujet lié au fondateur du l’institution), il pourrait y avoir aussi laissé d’autres œuvres plus petites. Lorsque l’on considère la localisation des œuvres de Frère Luc, on est frappé par le grand nombre qui sont encore conservées justement dans des chapelles d’hôpitaux : chapelle de la Salpêtrière, chapelle de l’hôpital Laënnec à Paris, chapelle de l’hôpital de Sézanne, chapelle de l’hôtel Dieu de Québec …


6. Claude François, dit Frère Luc (1614-1685)
Saint Antoine de Padoue et l’enfant Jésus
Huile sur panneau - 19,4 x 15,6 cm
Paris, collection particulière
Photo : D. R.
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7. Pierre Landry (1630-1701) d’après Frère Luc
Saint Antoine de Padoue et l’enfant Jésus
Estampe
Paris, Bibliothèque Nationale
Photo : D. R.
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Dans l’étude de 2012 déjà citée au début, nous avions reproduit le modèle peint ayant servi pour la planche de Nicolas Regnesson, la Vierge et l’enfant Jésus [8]. Un autre exemple d’œuvre préparatoire à une gravure, la Prière à Saint Antoine de Padoue et l’enfant Jésus [9], a pu être retrouvé dans une collection particulière. Cette petite huile sur bois (ill. 6) présente des variantes significatives par rapport à la gravure de Pierre Landry dans le même sens (ill. 7) : un paysage enlevé au second plan ou la présence des fils de couture sur l’épaule du saint. On retrouve la même gamme colorée dans laquelle domine un rouge vif, ponctué de bleu, de blanc et de jaune orangé dans d’autres peintures du maître, la Sainte Famille de Sivry-Courtry ou la Pentecôte de Sézanne se détachant aussi sur un rideau vermillon. Le saint italien était très apprécié des récollets, et Frère Luc l’a représenté à quelques reprises. On notera que pour cette image de dévotion, il n’a pas retenu le lys qui lui est généralement associé, et qu’en dehors de la bure franciscaine, le personnage n’est reconnaissable qu’au livre de la connaissance posé sous l’Enfant. Ce tableau peut être daté avant 1660, puisque l’estampe est enregistrée dans la collection Marolles au moment de sa vente à Louis XIV.


8. Ici attribué à Claude François, dit Frère Luc (1614-1685)
Étude de Putto
Pierre noire - 53 x 74 cm
Etats-Unis, collection particulière
Photo : D. R
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9. Claude François, dit Frère Luc (1614-1685)
La Naissance de la Vierge
Huile sur toile - 133 x 160 cm
Localisation inconnue
Photo : D. R.
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Signalons enfin le dessin d’un Putto [10] (collection particulière, ill. 8) , qu’on peut rapprocher de celui à droite de la croix et derrière le cartouche dans l’esquisse avec la Pietà (ill. 2), et qui est semblable à l’angelot dans le ciel de la Naissance de saint Jean-Baptiste (localisation inconnue, ill. 9), publiée par Pierre Rosenberg [11].

Remerciements : Mr Jean-François Segovia, directeur du Centre hospitalier national d’ophtalmologie des Quinze-Vingts, Mr Romain Duvernois, directeur des travaux et des services économiques des Quinze-Vingts, Mme Annette Douay à L’Atelier du temps passé.

Jérôme Montcouquiol et Jean-Christophe Baudequin

Notes

[1Peut-être Frère Luc se souvient-il du grand manteau bleu de la Vierge de douleur au pied de la Croix de Philippe de Champaigne (Paris, musée du Louvre).

[2Les récollets sont des franciscains

[3Denis Lavalle, Un chef d’œuvre de Frère Luc, L’Adoration des mages de Guerville, Revue de l’Art, 1993, p. 81 et p.82, note 4.

[4L’Adoration des mages de Guerville ou le Saint Pierre d’Alcantara de Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle à Paris.

[5Gérard Morisset, La Vie et l’œuvre du Frère Luc, Québec, 1944, p. 59.

[6André Félibien y louait un banc, mais malheureusement il n’a pas cité Frère Luc dans ses écrits.

[7Ernest Vaughan, Notice historique sur les Quinze-vingts, Melun, Impr. administrative, 1909, p. 9. Nous n’avons pas consulté ni Marthe Robinet, Inventaire général des archives des Quinze-Vingts, 1962, ni J.-B Marot et P. Dupont, Inventaire sommaire des archives hospitalières antérieures à 1790 : Quinze-Vingts, 1867.

[8Le dessin très achevé pour la gravure représentant Saint François Bayon est conservé au Metropolitan Museum de New York.

[9Gérard Morisset, op.cit. note 5, n° 35, p. 109.

[10Catalogue de la galerie Yvonne Tan Bunzl, Master Drawings, Londres 1994, n° 31 (non paginé), comme « french school, 17 th century ».

[11Pierre Rosenberg, Un nouveau dessin de Frère Luc, in Collectif, « Frère Luc. Un peintre, un religieux, un voyageur », « Du Pays Sézannais », n° 13, juin 2012, p. 8-9. Le tableau est reproduit avec le titre sous lequel il a été vendu la « Naissance de la Vierge », mais le texte indique qu’il s’agit bien d’une « Naissance de saint Jean-Baptiste ».

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