Murat par Canova, une sculpture « sans intérêt majeur pour le patrimoine national »...

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Antonio Canova (1757-1822)
Buste de Joachim Murat, 1813
Marbre - 50 x 66 cm
Vente Christie’s Paris du 28/11/17
Photo : Christie’s
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Les scandales liés aux trésors nationaux se suivent et, hélas, se ressemblent. C’est le patrimoine français qu’on abandonne et que le ministère de la Culture, avec la complicité du Louvre, laisse délibérément sortir de France sans rien tenter pour le retenir. On sait que la loi oblige les personnes envisageant l’exportation hors de France d’œuvres dépassant un certain prix à demander au ministère de la Culture un certificat de libre circulation. Ces demandes sont examinées par les grands départements, c’est-à-dire par certains conservateurs, qui dépendent du type d’objet. Pour les peintures, le chef du grand département est Sébastien Allard, pour les sculptures, il s’agit de Sophie Jugie, et pour les dessins de Xavier Salmon...

L’œuvre dont il est question ici est une sculpture, le buste de Joachim Murat par Canova, qui sera vendu par Christie’s Paris le 28 novembre prochain. C’est donc Sophie Jugie qui est responsable d’avoir accordé le certificat d’exportation. La réalité est évidemment beaucoup plus complexe. Nous avons contacté la directrice du département des sculptures. Voici ses explications, validées par le Louvre : « Le département des sculptures a effectivement demandé au service des musées de France que le certificat ne soit pas accordé, mais le Louvre devait donner la priorité à l’instruction des dossiers plus anciens : le bronze de Michel Anguier qui a été acquis ou encore le livre de François Ier qui est en cours d’acquisition. »

Or, selon la loi, le Louvre en tant que musée et donc son président n’ont normalement aucun rôle à jouer dans l’accord ou le refus des certificats d’exportations, même s’il ne s’était pas privé de le faire par exemple pour les Rembrandt Rothschild (voir les articles). Mettre cela en compétition avec d’autres acquisitions est absolument anormal, d’autant que le financement d’un trésor national peut se faire par un mécénat ciblé en fonction de l’œuvre (une société qui pourrait avoir un intérêt de communication à acheter une œuvre ne l’aura pas forcément pour une autre). Ajoutons que l’acquisition du bronze d’Anguier (nous en parlerons) est effectivement terminée, et que celle du livre de François Ier est en cours (voir la brève du 27/10/17) ; on ne comprend pas bien comment cela pourrait empêcher d’acquérir une sculpture dont le certificat a été demandé en mai dernier seulement, et que le Louvre aurait plus de deux ans encore pour acheter.
Ce qui est clair, dans cette affaire, c’est que si la responsabilité du département des sculptures n’est peut-être pas engagée, ce n’est pas le cas de celles de la direction du Louvre et du Service des Musées de France, ce qui n’étonnera évidemment personne. Tout le monde semble s’en accommoder, à part nous : il est loin le temps où un Malraux se faisait interpeller à la chambre des députés pour avoir laissé sortir de France un Georges de La Tour. Aujourd’hui, tout le monde est sur la même longueur d’onde : surtout pas de vagues.

L’autre réponse donnée par Sophie Jugie est à cet égard particulièrement édifiante : « il y a des critères pour décider de refuser le certificat qui sont définis par le service des musées de France et que nous devons respecter : il faut une importance artistique majeure, une provenance impeccable et certaine et il faut que nous ayons des pistes de financement ». Or, à notre connaissance, le service des musées de France n’est pas chargé d’écrire la loi, mais de l’appliquer. Et la loi est parfaitement claire : un trésor national est un bien « présentant un intérêt majeur pour le patrimoine national au point de vue de l’histoire, de l’art ou de l’archéologie [1] ». À propos de la « provenance impeccable et certaine » - critère qui n’est pas dans la loi - nous renvoyons à cet article. Quant au critère « pistes de financement », il n’existe pas davantage, d’autant que la loi prévoit un délai de trente mois, justement pour rechercher ce financement.

La personne qui, au nom du ministre de la Culture, signe un certificat d’exportation, « atteste à titre permanent que le bien n’a pas le caractère de trésor national [2] […] » Qu’il puisse y avoir discussion dans certains cas sur « l’intérêt majeur pour le patrimoine national » est évident. Que le buste du prince Joachim Murat, maréchal d’Empire, roi de Naples, par Antonio Canova, l’un des principaux sculpteurs italiens toutes époques confondues, soit un trésor national, n’est en revanche discutable par personne [3], et manifestement pas par le grand département des sculptures qui a demandé que le certificat soit refusé. Si les mots ont encore un sens, « attester » qu’un trésor national n’en est pas un constitue, au mieux, une erreur manifeste d’appréciation.

Jean-Luc Martinez, président-directeur du Musée du Louvre, Marie-Christine Labourdette, directrice du service des musées de France, Vincent Berjot, directeur général des Patrimoines et les différents ministres de la Culture qui se sont succédé sont tous responsables de cette apathie des pouvoirs publics devant l’hémorragie de chefs-d’œuvre qui touche notre pays. On comprend qu’ils n’aient pas envie que nos investigations aillent au delà de ce qui est visible et qu’ils souhaitent nous empêcher d’accéder aux demandes de certificat (voir la brève du 6/11/17). Car la situation est sans doute encore bien plus grave que celle que nous dénonçons régulièrement, de nombreuses œuvres devant sortir de France dans la plus grande discrétion, directement dans des collections particulières, en ventes privées.

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