Monuments historiques : une réforme aux conséquences très mitigées

Entre 2007 et 2009, la maîtrise d’œuvre et la maîtrise d’ouvrage pour les travaux de restauration et d’entretien effectués sur les monuments historiques furent adaptées [1] aux exigences du droit communautaire et d’un bon sens tout relatif. Nous avons tenté d’étudier les conséquences de cette réforme [2], en interrogeant les différents acteurs concernés – architectes en chef, architectes du patrimoine, directions régionales des affaires culturelles, entreprises de restauration... Le mutisme ou la frilosité de beaucoup à s’exprimer sur le sujet sont en eux-mêmes éloquents.

1. Abbaye de Prémontré dans l’Aisne.
Aujourd’hui hôpital psychiatrique
Une partie du bâtiment est classée, une autre inscrite,
une troisième date des XIXe et XXe siècles
Photo : Wikipedia/Cl9f
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« L’exception française » est une notion qui fait grincer les dents européennes. La sacrosainte libre concurrence au sein des pays de la Communauté s’est ainsi heurtée au monopole des architectes en chef des monuments historiques (ACMH), automatiquement chargés de la maîtrise d’œuvre pour les immeubles classés dès lors que les travaux entrepris étaient subventionnés par le ministère de la culture ou réalisés sous sa maîtrise d’ouvrage.
L’Europe réclama donc la possibilité pour un architecte de la Communauté de travailler à la restauration d’un monument historique de l’Hexagone. Un premier décret en 2007 ouvrit la porte aux Européens, mais la laissa fermée aux architectes du patrimoine français [3]. Ceux-ci, dont la compagnie était alors présidée par Jean-Paul Mauduit, déposèrent un recours devant le Conseil d’État, dénonçant une discrimination à rebours. Il paraissait ahurissant qu’un architecte européen qui n’a pas passé le concours d’ACMH, pas plus qu’un architecte du patrimoine, soit favorisé par rapport à ce dernier, sous prétexte qu’il est établi hors de France. La concurrence fut donc étendue aux architectes du patrimoine [4] et ce sont aujourd’hui quelques centaines de professionnels français et on ne sait combien d’Européens qui peuvent répondre à un appel d’offre pour la restauration d’un monument historique n’appartenant pas à l’État. « Je travaille sur l’abbaye de Prémontré dans l’Aisne, devenue hôpital psychiatrique (ill. 1), explique Jean-Paul Mauduit, architecte du patrimoine. Une partie du bâtiment est inscrite, une autre est classée et une troisième est XIXe et XXe siècles. Avant la réforme je ne pouvais travailler que sur la partie inscrite, désormais je peux concevoir un chantier global avec restauration, rénovation ou extension contemporaine, donc un projet beaucoup plus cohérent. »

Autre avantage majeur de la réforme : auparavant, l’absence de maîtrise d’ouvrage du ministère de la Culture ou de subvention de ce même ministère permettait la restauration d’un édifice sans l’intervention d’un ACMH. Les monuments historiques dépendant d’autres ministères (la Défense, la Justice, l’Intérieur, les Affaires étrangères...) pouvaient donc être confiés à n’importe quel architecte, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Bernard de Froment [5], avocat de la Compagnie des Architectes en chef des Monuments historiques relativise : « en pratique, le recours à un ACMH était la règle générale, les monuments du ministère de la Défense exceptés. Pour les particuliers et les autres personnes publiques (collectivités locales), il y avait toujours subvention de l’État et autorisation de travaux, la première étant liée à la seconde ».
Désormais les Monuments historiques de l’État sont tous confiés aux ACMH et ceux qui n’appartiennent pas à l’État sont entre les mains des architectes répondant aux conditions requises. Parmi les monuments qui ne dépendent pas de l’État, on trouve étonnamment le château royal de Blois (ill. 2). Cette bizarrerie remonte à Napoléon qui transféra la propriété des casernes aux villes, dont le château de Blois, transformé en caserne dans les années 1810.

Trois conditions pour être maître d’œuvre

Trois conditions sont nécessaires pour répondre à un appel d’offre pour des travaux de restauration sur un monument classé n’appartenant pas à l’État : être inscrit à l’ordre des architectes ; être titulaire d’un diplôme de spécialisation et d’approfondissement (DSA) mention « architecture et patrimoine » (Mireille Grubert, directrice de l’École de Chaillot, souligne que c’est la première fois que ce diplôme est mentionné dans un texte juridique) ou de tout autre diplôme « équivalent » ; justifier d’une activité professionnelle régulière dans le domaine de la restauration du bâti ancien pendant les dix années qui précèdent l’ouverture de la consultation.

2. Château de Blois
Aile et escalier François 1er
Monument historique n’appartenant pas à l’État
Photo : Château de Blois
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Ces deux derniers points restent dans un flou artistique surprenant. La circulaire relative à la maîtrise d’œuvre [6] demeure en effet imprécise : « le candidat devra justifier d’une activité professionnelle régulière de maîtrise d’œuvre pendant les dix ans précédant sa candidature dans le domaine de la restauration du bâti ancien, soit comme salarié dans une agence ou un organisme public ou privé intervenant sur des édifices historiques, soit à titre libéral. » Cela pourrait à la limite inclure tout aussi bien le stagiaire préposé à la machine à café dans une agence d’architecture. Selon François Chatillon, président de la Compagnie des Architectes en chef des monuments historiques, il faudrait exiger dix ans d’expérience en qualité de maître d’œuvre spécialisé dans les monuments historiques, donc après obtention du DSA. Ce qui signifie que certains architectes du patrimoine ayant travaillé comme assistants d’ACMH sur des chantiers ne pourraient pas forcément remplir cette exigence de dix ans d’activité en tant que maître d’œuvre. Cela paraît normal aux ACMH, les responsabilités n’étant pas les mêmes. Les architectes du patrimoine constatent que, de facto, les conservations régionales prennent en compte leurs années de travail auprès d’architectes en chef.

Le DSA peut être obtenu à l’École de Chaillot (ill. 3) - d’où sortent les « architectes du patrimoine » [7] - mais pas seulement. Or, si le diplôme de Chaillot permet d’acquérir une expertise globale sur le patrimoine après avoir parcouru toute l’architecture, de la Préhistoire au XXe siècle, d’autres écoles délivrent sous la même appellation une formation beaucoup moins générale : l’ENSA (Ecole nationale supérieure d’architecture) de Paris-Belleville notamment, propose un DSA mention « architecture et patrimoine » sur le thème « patrimoine architectural et urbain du XXe siècle », tandis qu’à Grenoble, c’est un DSA sur « l’architecture de terre » que l’on peut obtenir, deux spécialités qui ne sont pas forcément les plus adéquates pour - prenons un exemple au hasard - s’attaquer à la restauration d’un édifice gothique. Philippe Jard (actuel président de la Compagnie des Architectes du patrimoine) et Jean-Paul Mauduit (ancien président de la Compagnie) se sont battus sur ce point en déposant un recours au Conseil d’État, qui a été perdu. Ils voulaient que soit exigé un DSA architecture et patrimoine de l’École de Chaillot pour répondre à un appel d’offre sur un monument classé. En vain.
Selon Philippe Bélaval, alors directeur général des patrimoines au ministère de la Culture [8], qui a mis en place un « observatoire de la réforme [9] », ce manque de précision ne pose pas de réel problème : « Je crois que les maîtres d’ouvrage ont conscience de cette différence entre les DSA ; par ailleurs, un contrôle scientifique et technique (CST) a été mis en place pour vérifier l’adéquation entre le profil de l’architecte et la nature des travaux à faire. [10] » Mais les maîtres d’ouvrage ont-ils les compétences nécessaires pour choisir un maître d’œuvre ? Mireille Grubert s’inquiète de l’amalgame qu’ils peuvent faire entre les différents DSA « architecture et patrimoine ». Elle constate cependant que nombre d’anciens élèves réclament à l’École des attestations de leur diplôme à l’occasion des appels d’offres qui les exigent.

3. Palais de Chaillot
Paris, place du Trocadéro
où se trouve le théâtre national de Chaillot,
la Cité de l’architecture et du patrimoine
et l’École de Chaillot
Photo : Palais de Chaillot
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Enfin, l’ouverture à l’Europe, qui semblait si nécessaire, reste théorique puisque aucune équivalence n’a été définie avec les autres pays. Outre la question de la place des architectes français à l’étranger qui ne semble pas abordée, celle des architectes européens en France n’a guère été précisée. Quelle équivalence pour le DSA ? Quelle équivalence pour les bâtiments classés monuments historiques ? Comment déterminer parmi les architectes européens ceux qui ont un niveau comparable aux architectes du patrimoine ? Philippe Bélaval reconnaît que « cette question de l’équivalence est difficile à définir par rapport au cursus de certains architectes dans d’autres pays. Cependant, il faudrait surtout améliorer le niveau de formation au patrimoine de tous les architectes. Chaillot est un cursus à part. Or, aujourd’hui les interventions sur du bâti ancien non classé et les rénovations de quartiers sont très courantes, on construit sur la ville. La maîtrise du bâti ancien est donc très importante pour tous. »
De son côté, Mireille Grubert a l’ambition de mettre en place une nouvelle formation : « Parmi ceux qui ont obtenu le DSA, certains pourraient s’engager dans un doctorat, comme c’est le cas dans d’autres pays d’Europe, en Italie par exemple, où les architectes qui peuvent travailler sur des monuments protégés ont un doctorat ou un diplôme d’école spécialisée proche de la nôtre. Les élèves qui le souhaiteraient pourraient s’inscrire en doctorat en même temps qu’à la préparation du DSA. Ils obtiendraient alors leur DSA au bout de deux ans auxquels on ajouterait une année supplémentaire pour achever leur thèse. Ce doctorat doit être professionnalisant afin d’atteindre une qualité reconnue en France et dans le monde. »

Les architectes en concurrence

L’Europe créa la libre concurrence, et l’Europe vit que cela était bon. En théorie toujours. Car, si la mise en concurrence des maîtres d’œuvre est somme toute assez logique, puisqu’elle laisse désormais la possibilité au maître d’ouvrage de choisir, il est tentant pour celui-ci de sélectionner le moins-disant et non le mieux-disant. De fait, les architectes, afin d’emporter un marché, ont tendance à baisser leurs prix, frôlant même le dumping [11]. D’aucuns diront que ça n’est pas une mauvaise chose puisque l’on reprochait il n’y a pas si longtemps aux ACMH - et pas toujours sans raisons - d’imposer des prix prohibitifs, voire d’enchérir les coûts et de choisir les entreprises les plus onéreuses [12].
Mais l’on ne peut passer d’un excès à l’autre, et il faut admettre une fois pour toutes que le patrimoine a un prix. « C’est la rançon d’un homme riche que d’avoir un fils qui coûte cher » [13] ; évitons seulement à notre patrimoine les errances du fils prodigue. Car les monuments sont bien sûr les premiers à pâtir de cette concurrence : plus on baisse le prix, plus on risque de bâcler les restaurations. Frédéric Murienne (Conservateur régional des monuments historiques de Champagne-Ardenne désormais en retraite) s’agace : « Bruxelles veut de la concurrence partout, pour fabriquer les jeans’ comme pour restaurer les monuments historiques. Je défends une certaine exception culturelle pour le patrimoine monumental français, surtout pour les objets. Les monuments historiques sont représentatifs d’une époque, d’une façon de faire, d’une histoire et ils sont plus de 40 000, sans compter les objets ; il faut bien prendre en compte ces faits. Une exception culturelle en ce qui concerne le mode d’attribution des menus travaux ne me semble pas être une agression à ce sacro-saint dogme d’une « saine concurrence ». »
Comme le souligne une personne travaillant au sein d’une entreprise de restauration : « Dans le nouveau contexte concurrentiel de la maîtrise d’œuvre, un architecte répond désormais à de très nombreux appels d’offre. Moyennant quoi, on le voit passer moins souvent, moins longtemps aussi, sur ses chantiers qui peuvent être très dispersés géographiquement. La fréquence de nos rendez-vous avec lui est plus espacée, il ne passe pas non plus à l’improviste. Certains n’ont même plus le temps de monter sur les échafaudages ! Une entreprise peu sérieuse pourrait parfaitement faire sa soupe dans son coin et fournir un travail bâclé avec des matériaux de moins bonne qualité qui lui reviendraient moins cher, sans être inquiétée. »
En effet, les entreprises de restauration, elles aussi, baissent leur prix afin d’obtenir des marchés ; certaines d’entre elles font même appel à de la main d’œuvre moins coûteuse, des ouvriers d’Europe de l’est moins bien formés et engagés en intérim ; certes, cette main d’œuvre est encadrée par des chefs de chantier, mais ceux-ci ne peuvent être partout. Bien sûr, le maître d’œuvre demande la plupart du temps au maître d’ouvrage de choisir une entreprise ayant la qualification Qualibat [14], mais celui-ci est libre de faire appel à une entreprise non qualifiée, notamment par souci d’économie. Par ailleurs, une ou deux entreprises qualifiées Qualibat sont montrées du doigt par d’autres, parce qu’elles feraient elles aussi appel à une main d’œuvre plus économique, ce que nous n’avons pu confirmer. Il est à noter que l’entreprise partage une partie de la responsabilité des travaux avec l’architecte (30% chacun).
Le prix est donc devenu un critère essentiel pour choisir un maître d’œuvre et une entreprise ; le délai en est un autre. Et c’est bien compréhensible. Or plus une agence d’architecture est petite et plus ses délais sont longs. Les agences plus importantes en revanche, peuvent assurer des délais plus brefs, mais s’impliquent moins, et ce sont les assistants que l’on envoie sur le terrain, comme en témoignent les entreprises de restauration.
Par ailleurs, un autre équilibre est rompu : « Auparavant, un ACMH pouvait traiter des affaires peu rentables - la petite chapelle du Morbihan, la peinture murale d’Auvergne … - parce que ces travaux étaient équilibrés par d’autres chantiers. Aujourd’hui, on se bat pour avoir des chantiers, on est donc contraints de compter le temps et le coût, de nos déplacements et de nos équipes.  », explique Daniel Lefèvre, architecte en chef.

Malgré l’assurance d’une entente cordiale de part et d’autre, les ACMH et les architectes du patrimoine (AP) ferraillent les uns contre les autres. Les architectes du patrimoine se plaignent que les « en chef » bénéficient de la bienveillance des conservateurs régionaux des monuments historiques (CRMH) et de raccourcis dans leurs démarches pour répondre à un appel d’offre. Par ailleurs, certains ACMH arrivent à avoir la main mise sur des régions entières, imposant des prix (trop) bas. Nous avons tenté de contacter certains d’être eux, mis en cause par quelques confrères, mais sans réponse. Ainsi, les architectes du patrimoine ont le sentiment d’être pris entre deux feux : pour les monuments classés, les ACMH, forts de leur prestige, sont privilégiés par les CRMH et les maîtres d’ouvrage. Quant aux monuments inscrits, ils peuvent être confiés à n’importe quel architecte, n’ayant même aucune expérience dans ce domaine, ce qui semble aberrant. « Certains CRMH sont gênés de choisir un architecte du patrimoine plutôt qu’un architecte en chef. Il est arrivé qu’un propriétaire choisisse le projet d’un AP rejeté ensuite par le CRMH, affirmant que l’AP n’a pas les compétences suffisantes ou que son projet présente des dangers pour l’édifice. L’appel d’offre est alors relancé et l’on arrive à faire passer le projet de l’architecte en chef après lui avoir demandé de baisser ses tarifs. », se plaint un architecte du patrimoine, selon qui il faudrait aider le CRMH à avoir des outils impartiaux. Ce à quoi les conservateurs régionaux des monuments historiques répondent qu’ils traitent les dossiers en collégialité de façon juste et objective. Quant aux « en chef », ils rétorquent que les architectes du patrimoine sont mieux implantés qu’eux dans toute la France et obtiennent donc des chantiers plus facilement.
Enfin, troisième objection des architectes du patrimoine : lorsqu’ils « gagnent » un monument qui jusque-là avait été géré par un ACMH, ils n’arrivent pas à obtenir la documentation accumulée et conservée par ce dernier. Toutes ces bisbilles illustrent parfaitement cette « saine » concurrence prôné par l’Europe et révèlent en outre la disparité du territoire français : les enjeux sont différents en fonction de chaque région, au patrimoine plus ou moins riche.

Il est nécessaire de redistribuer aux ACMH des monuments appartenant à l’Etat, éparpillés sur le territoire de manière disparate si bien que certains « en chef » se sont retrouvés dans des régions vides de substance après la réforme. François Chatillon rappelle que « Les ACMH ont un statut assez particulier, car pour tous les monuments classés appartenant à l’Etat, ils agissent en qualité de fonctionnaires, rémunérés comme des architectes libéraux, avec des honoraires définis par un barème établis par le ministère des finances ; en revanche, si l’on n’a pas besoin d’eux, on ne les rémunère pas. Ils doivent donc, pour maintenir les équipes de collaborateurs de hauts niveaux nécessaires aux interventions sur les monuments historiques de l’État, développer une activité de type libéral au titre du cumul qui leur permet de répondre à des clients privés, en concurrence avec d’autres architectes. »
Mais alors, à quoi bon passer le concours désormais ? Pour le prestige, uniquement ? On doute que ce soit une motivation suffisante. Il faut d’ailleurs noter que le concours n’a pas eu lieu depuis 2005. Philippe Bélaval cependant, en avait annoncé un pour 2013 avant de quitter la direction générale des Patrimoines. Comme le dit François Chatillon « Notre seule chance de maintenir un haut niveau de compétence et de recrutement est désormais de nous calquer sur l’industrie de luxe, nous vendre comme un parfum ou un bel emballage à ceux qui peuvent nous acheter. »
Finalement l’Europe a bon dos et sous un habillage de bon sens, se cache un calcul financier : l’Etat semblerait faire des économies en se désengageant. La mise en concurrence des architectes permet de diminuer les honoraires des maîtres d’œuvre sur les travaux de restauration des monuments classés. Et de facto, ce sont aussi le coût des travaux qui baissent.

Décentralisation : La maîtrise d’ouvrage rendue aux propriétaires

Le maître d’œuvre n’est plus exclusivement l’ACMH territorialement compétent et le maître d’ouvrage n’est plus l’Etat. C’est un autre point essentiel de cette réforme : la maîtrise d’ouvrage a été rendue aux propriétaires, privés et publics, des monuments historiques. Les uns parlent de révolution copernicienne, pour les autres c’était une question de bon sens.
Selon la loi de 1913, le propriétaire public ou privé d’un bâtiment classé monument historique n’avait pas voix au chapitre lorsque des travaux de restauration devenaient nécessaires, du moins si le ministère de la Culture lui versait des subventions. La DRAC assurait alors la maîtrise d’ouvrage et faisait appel à l’ACMH pour la maîtrise d’œuvre. Ce dispositif supposait finalement deux niveaux de propriété : la propriété immatérielle par la société française, et la propriété de jouissance, par le propriétaire.

4. Orléans, rue Jeanne d’Arc
Façades protégées monuments historiques
Photo : La Tribune de l’Art
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Mais les « en chef » sont aussi « de chair », dotés de personnalités pas toujours compatibles avec celles des propriétaires parfois contrariés de se voir imposer un architecte, au point qu’on a vu certains chantiers se transformer en champs de bataille. Alexandre Gady, professeur d’histoire de l’architecture et président de la Société pour la protection et l’esthétique de la France, aime rappeler cette anecdote d’un architecte en chef qui déclare à un propriétaire mécontent et désireux de donner son avis sur les travaux en cours : « Mais monsieur, vous n’êtes que le propriétaire ». Les entreprises de restauration le confirment : « De plus en plus de maîtres d’ouvrage privés veulent traiter directement avec nous, sans passer par les architectes, pour l’entretien courant du monument tout au moins. » Beaucoup refusent catégoriquement de passer par un ACMH, étiqueté trop rigide et trop cher ; s’ils sont obligés de faire appel à un architecte, les propriétaires désirent explicitement en trouver un souple et disposé à se plier à leur volonté. Les maîtres d’ouvrage cherchent ainsi à s’affranchir des maîtres d’œuvre, mais encore une fois, ont-ils les compétences pour en assumer la responsabilité ? La rue Jeanne d’Arc à Orléans en offre un contre-exemple fleuri (ill. 4).
En effet, cette réforme pouvait avoir des aspects positifs dans la mesure où elle a forcé l’Etat à abandonner son rôle de maître d’ouvrage omniprésent pour finalement « responsabiliser » le propriétaire, qui tel un jeune adolescent accède à la majorité. Encore eut-il fallu l’y préparer. La maîtrise d’ouvrage est en effet un métier à part entière, qui n’a rien à voir avec un rôle de figuration : elle consiste à faire des choix de restauration, en connaissance de cause, définir les programmes d’intervention ou de restauration, choisir le maître d’œuvre et les entreprises, assurer le financement des travaux et solliciter l’aide éventuelle de l’Etat et des collectivités. Or la plupart des maîtres d’ouvrage n’ont pas reçu de formation ; d’où la nécessité d’une véritable supervision. Afin d’aider les propriétaires dans leurs nouvelles responsabilités, deux services ont donc été mis en place : l’assistance à maîtrise d’ouvrage et le contrôle scientifique et technique [15] , qui sont loin de faire l’unanimité. Beaucoup de conservateurs régionaux n’ont malheureusement pas souhaité s’exprimer sur le sujet, qu’ils reconnaissaient pourtant épineux.

Une gracieuse assistance à maîtrise d’ouvrage

Avant d’entreprendre des travaux de restauration il faut définir un programme ; il est « conseillé » au propriétaire de faire appel aux services de la conservation régionale des monuments historiques (CRMH) et des services territoriaux de l’architecture et du patrimoine (STAP). Il faut ensuite lancer un appel d’offre pour une étude d’évaluation du monument et des travaux à entreprendre. Le propriétaire doit enfin solliciter l’avis de la CRMH et du préfet de région sur son choix du maître d’œuvre. Les DRAC sont donc censées, en théorie, fournir une assistance à maîtrise d’ouvrage ; en pratique, elles n’ont ni le temps, ni le pouvoir, ni le personnel. Certains propriétaires se plaignent de ne pas avoir de réponse de la part des CRMH, tandis que certains CRMH se plaignent de devoir courir après les dossiers. C’est ce qui s’appelle jouer au chat et à la souris.
L’« assistance à maîtrise d’ouvrage » mise en place afin d’accompagner les propriétaires reste balbutiante et surtout mal définie. Il est signalé qu’elle peut être donnée « à titre gracieux » dans certains cas, ce qui signifie qu’elle ne l’est pas dans d’autres, et surtout qu’elle n’est pas obligatoire. Comme le précise la circulaire relative à l’assistance à maîtrise d’ouvrage des services de l’Etat chargés des monuments historiques : « L’assistance à maîtrise d’ouvrage se distingue du contrôle scientifique et technique : la première est une prestation fournie par les services de l’État à la demande du propriétaire ou de l’affectataire dans le cadre d’un contrat alors que le second relève des pouvoirs régaliens des services chargés des monuments historiques. » Jean-Michel Loyer-Hascoët précise que l’observatoire de la réforme a tiré « un certain nombre d’enseignements qui doivent faire l’objet d’une synthèse à la rentrée, les conclusions et propositions de l’observatoire devant être présentées au directeur général des patrimoines durant le dernier trimestre 2012. D’ores et déjà, ce que l’on peut indiquer, c’est la diversité des formes que prend aujourd’hui cette assistance à maîtrise d’ouvrage, tant au sein des DRAC que pour les collectivités locales, à la fois dans la forme (faisant l’objet de convention formelle ou relevant d’un processus informel de conseil), qu’en termes de périmètre, en fonction de la demande existante ou absente de la part des maîtres d’ouvrage. »

Selon les CRMH, assister le maître d’ouvrage représente deux fois plus de travail qu’assurer la maîtrise d’ouvrage directement alors que leurs équipes se réduisent comme peau de chagrin. Philippe Bélaval convient qu’« il va falloir évaluer l’impact que l’assistance à la maîtrise d’ouvrage aura sur la charge de travail des CRMH ». Frédéric Murienne insiste : « Au sein des services des monuments historiques régionaux, nous devons rester proches des propriétaires privés ou publics et les conseiller : par exemple avant travaux, conformément aux réformes intervenues, ceux-ci doivent concevoir un programme qui va leur permettre de lancer un appel à candidature, et ensuite de déterminer un projet et un budget ; ils ne peuvent le faire seuls. Avant de faire un appel à candidatures pour une maîtrise d’œuvre (ou quoi que ce soit), on doit avoir une idée globale du financement du projet. Ainsi, j’ai connu un maire qui avait lancé un appel à candidature sans avoir le financement ! Rien de mieux pour bloquer l’avancement du projet ! Il faut que la DRAC/CRMH soit à ses côtés pour un état sanitaire, jauger l’ampleur des travaux et de l’étude qui les déterminera, et indiquer au maire, compte tenu de notre expérience et de notre savoir-faire, une fourchette pour le coût de l’étude : si celle-ci est, par exemple, de l’ordre de 25 000 euros environ, cela lui permettra de se méfier des budgets qu’on lui propose, qu’ils soient de 10 000 euros ou de 50 000 euros. Il n’y a pas de mauvais architectes, seulement de mauvais maîtres d’ouvrage. Si le texte de l’appel à candidature est un peu flou, l’étude préliminaire peut varier et les résultats s’en ressentir. La précision de la commande induit la précision du rendu. Et les CRMH doivent accompagner les propriétaires sur ce point préalable. » Qu’il n’y ait pas de mauvais maîtres d’œuvre, cela reste à démontrer. Encore faut-il donner les moyens au maître d’ouvrage d’être bon. Certains CRMH affirment même que leur rôle consiste à aider le maître d’œuvre contre le maître d’ouvrage qui n’y connaît rien et demande sans vergogne que l’on recouvre par exemple les fresques d’une chapelle.
Faut-il exiger une formation obligatoire pour tous les propriétaires de monuments historiques ? Difficile à envisager, mais en attendant, l’Ecole de Chaillot, qui fête ses 125 ans en 2012, propose plusieurs formations aux élus locaux et aux propriétaires privés ; en partenariat avec l’association Vieilles Maisons Françaises, elle organise des formations au « patrimoine et à l’urbanisme » pour les élus, et surtout, en collaboration avec l’association AMO [16], un cycle « architecture et maîtrise d’ouvrage ».

Autre conséquence de la réforme : en tant que maître d’ouvrage, le propriétaire doit désormais assurer le préfinancement des travaux… D’aucuns trouveront cela parfaitement normal, voire juste, mais est-il besoin de préciser que le propriétaire d’un Monument historique se voit obligé de conserver un patrimoine au nom de la Nation et que cette obligation engendre un surcoût, d’où la nécessaire participation financière de l’Etat. Afin d’alléger cette charge financière, il peut donc solliciter les aides de l’Etat et des collectivités territoriales, éventuellement de fondations ou d’entreprises privées dans le cadre de la loi du 1er août 2003 sur le mécénat. Cette aide de l’État est habituellement comprise entre 20 et 40% du montant global des travaux sur les monuments classés et entre 10 et 20 % sur les inscrits. Des avances peuvent être versées dès le début des travaux sur demande argumentée de la part du propriétaire. Mais la subvention de l’État n’a pas de caractère obligatoire et il est conseillé de faire la demande plusieurs mois à l’avance dès que le montant prévisionnel de l’opération est déterminé. Par ailleurs, chaque collectivité locale définit son propre règlement en matière de subvention au patrimoine protégé.
« Si un propriétaire demande des subventions après avoir fait un appel d’offre qui lui a permis d’évaluer les coûts, il ne lance pas les travaux tant qu’il n’a pas l’assurance que l’État va l’aider (sauf s’il n’a besoin de rien, c’est rare...). De leurs côtés, les collectivités territoriales - si elles l’ont prévu à leur budget et si cela rentre dans leurs pratiques - ne donneront pas de subventions si l’État n’en donne pas. Dans ce nouveau système, on risque de tourner en rond autour d’un édifice qui se dégrade de plus en plus. [17] », explique Frédéric Murienne. Il faut prendre en compte les réalités du terrain et la manière de faire une programmation. Il n’y a pas de politiques de suivis des subventions. Certains échafaudages restent en plan parce que les travaux ne sont plus subventionnés. Cette réforme offre ainsi la possibilité à l’Etat de se désengager des Monuments historiques et de diminuer les subventions. Ce à quoi Philippe Bélaval répond que le budget du ministère de la culture n’a pas baissé.
Et pourtant, certains propriétaires totalement perdus, des maires de petites communes par exemple, ne pensent pas toujours à demander des aides financières à temps. Un propriétaire résume la situation : « auparavant l’État donnait 50%, aujourd’hui il n’assure que 30% des frais ; quant au conseil général, il donnait 20%, aujourd’hui il ne donne plus rien. » Le budget de la culture n’a pas baissé, mais on fait en sorte qu’il ne soit pas dépensé. Les entreprises de restauration l’affirment : « Une partie des DRAC ont rendu une part significative de leurs crédits en 2011. Les crédits semblent parfois affectés à des projets dont on sait qu’ils ont toutes les chances de ne pas voir le jour à court terme, si bien que l’argent est rendu au ministère. Finalement le budget officiel ne baisse pas, mais on ne le dépense pas.  »

L’argent est bien le nerf de la guerre et désormais, non seulement la restauration d’un monument ne doit pas coûter cher, mais elle doit aussi être profitable. François Chatillon le dit très bien : « Aujourd’hui on s’intéresse à la valeur marchande d’un monument historique, on lui demande d’être rentable. C’est une question de choix de société, cette vision du patrimoine est récente. »
L’exigence de rentabilité est liée à une autre attente : celle de la visibilité. La restauration d’un monument historique dont le maître d’ouvrage est un maire qui désire être réélu - on le comprend - doit être remarquée par les électeurs. Or lorsqu’on finance la restauration d’une charpente ou une reprise en sous-œuvre, cela ne se voit pas. On préfère rafraîchir la façade d’une église, tout le monde pourra le remarquer, mais on ne profite même pas de l’échafaudage mis en place – qui a pourtant un coût – pour entreprendre de véritables travaux.
En dehors de ces préoccupations politiques, on comprend bien qu’un agriculteur propriétaire d’une grange classée monument historique ne fasse pas une priorité de remonter cette grange lorsque celle-ci s’est écroulée suite à une tempête. La réforme a finalement placé les monuments à une échelle locale, en égratignant au passage une philosophie, celle de Victor Hugo ou de Mérimée, selon laquelle la préservation du patrimoine dépasse l’échelle d’une vie humaine : on préserve un monument pour les générations à venir. Une nouvelle philosophie est en vogue : « Après moi le Déluge. »

Contrôle scientifique, technique et problématique

Un contrôle scientifique et technique (CST) a également été mis en place, afin de vérifier les travaux en amont et en aval. Il est assuré par les Conservations régionales des monuments historiques et notamment par les conservateurs, les architectes des bâtiments de France et les ingénieurs du patrimoine [18] qui ont pour charge de surveiller l’état des monuments classés et inscrits et de contrôler les travaux de restaurations et d’aménagements. La circulaire relative au contrôle scientifique et technique des services de l’État sur la conservation des monuments historiques classés ou inscrits distingue trois phases pour chaque intervention : une première étape précédant la délivrance de l’autorisation de travaux durant laquelle les services de l’État assurent principalement un rôle d’orientation et d’information du maître d’ouvrage ; puis l’exécution proprement dite ; enfin le contrôle de la conformité des travaux à leur achèvement.
Des conservateurs régionaux insistent sur le fait que c’est en amont que le rôle du CST est essentiel et non lorsqu’il est trop tard. « Nous courons après les contrôles ! On ne nous prévient que très tard au lieu de nous prévenir dès que le propriétaire envisage d’entreprendre une restauration. Parfois, on reçoit la demande d’autorisation et l’étude d’évaluation en même temps ! Nous ne sommes pas tenus au courant du projet. On ne valide même pas la programmation, on est mis devant le fait accompli. Par ailleurs, nous abandonnons la maîtrise d’ouvrage, mais notre contrôle n’est pas vraiment défini. » Non seulement il faut du monde sur le terrain, mais il faut former, rétablir une proportion de personnel adapté à ce nouveau rôle de contrôleur qui n’a plus rien à voir avec le rôle de donneur d’ordre.
Les services de la DRAC et du STAP sont chargés de s’assurer pendant toute la durée du chantier de la parfaite conformité des travaux au programme approuvé et aux autorisations données. Il faut un CST compétent sur le long terme, mais il aurait fallu le mettre en place dix ans avant la réforme.
Selon Frédéric Murienne « Il y a une grosse différence entre diriger soi-même des travaux et contrôler des travaux dirigés par d’autres, ce n’est pas la même profession. Or, la RGPP impose une restriction de personnel. J’avais six personnes, jadis... affectées aux travaux dans mon service. Ce n’était pas suffisant, compte tenu d’un certain volant d’opérations, pour assurer un vrai, intelligent et efficace contrôle scientifique et technique (sauf si la baisse des budgets limite fortement les aides aux travaux donc les travaux eux-mêmes) ; on en est presque réduit à remplir des formulaires. Contrôler intelligemment - j’insiste sur l’intelligence du contrôle et la formation des personnels - et efficacement nécessite beaucoup plus d’attention et de temps puisqu’on n’a pas constitué le dossier soi-même. Bien sûr, la CRMH peut aussi devenir un bureau d’enregistrement, cela exige beaucoup moins de monde ! Mais dans ce cas, il est impossible de se projeter vers le futur, de veiller à l’état sanitaire du patrimoine monumental régional et de mettre en place une programmation coordonnée qui ne soit pas seulement une réponse aux sollicitations ponctuelles et aléatoires. » Si bien que certains chantiers ne sont pas lancés et les fonds qui leur sont réservés sont perdus pour d’autres.

On a instauré un contrôle scientifique et technique sans donner les moyens de l’appliquer : encore une fois, les DRAC sont squelettiques. Philippe Bélaval le concède : « La vraie difficulté dans la mise en œuvre de cette réforme ; c’est en effet la situation des effectifs des DRAC. Face au défi de nouveaux concepts d’interventions, il faut que les DRAC s’adaptent. Cette tension s’intègre dans une période plus globale de réduction des effectifs du ministère. C’est un problème plus vaste qui ne concerne pas uniquement le patrimoine.  » Reste à voir - on n’en prend pas le chemin - si le nouveau gouvernement arrêtera, comme il l’a annoncé, la politique du non-renouvellement d’un départ sur deux et permettra au DRAC d’avoir des effectifs suffisants. Il serait temps que le gouvernement, quel qu’il soit, comprenne que la réduction indispensable des dépenses de l’État ne peut aboutir dans certains domaines à une impossibilité pour ses services de mener des missions essentielles.
Autre point délicat : la légitimité de ce contrôle scientifique et technique. Dans la mesure où l’ACMH est devenu un prestataire comme un autre, il est certes normal qu’il soit contrôlé. Mais par qui ? Comment désigner une personne pour contrôler un architecte qui a réussi un concours de haut niveau ? Le CST est en effet assuré par des « ingénieurs du patrimoine » qui n’ont pas de formations techniques et ne sont pas considérés comme légitimes par les architectes. « Le CST devrait être confié à l’inspection générale des Monuments historique, dont seul, le haut niveau de compétence peut assoir la légitimité », suggère François Chatillon.
Cela n’a rien d’évident. Rappelons que certains ACMH sont aussi Inspecteurs des monuments historiques. Ils se retrouvent désormais dans une situation étrange, devant inspecter des ACMH avec lesquels ils seront en concurrence sur d’autres projets. Selon Philippe Bélaval, « Les ACMH inspecteurs ne doivent plus exercer des activités sur des projets auxquels ils pourraient être candidats. Il y aura une réforme en 2013. Ils renonceront à répondre à des appels d’offre sur le territoire mais se verront confier un nombre de monuments d’état suffisant pour pouvoir continuer à exercer une activité d’ACMH. »

Les indispensables études préalables

L’un des nerfs de la restauration est l’étude préalable qui sert à prendre connaissance d’un lieu, dans toutes ses dimensions, historiques et techniques. Un diagnostic fouillé donc, indispensable avant le début de tout chantier. Comme le souligne Bernard de Froment, avocat de la Compagnie des Architectes en chef, « On peut déduire de la rédaction de l’article 7 du décret relatif à la maîtrise d’œuvre que les études d’évaluation et de diagnostic peuvent être confiées à un autre architecte que celui qui assurera la maîtrise d’œuvre de la restauration. » [19] Or dans le cas où l’architecte retenu pour les travaux ne serait pas celui qui a fourni l’étude préalable, ce dernier devrait donner le fruit de ses recherches au premier. A qui appartient la propriété de l’étude préalable ? Et l’auteur de cette étude sera-t-il responsable des travaux qu’il ne dirigera pas mais qui seront entrepris à partir de son étude ? Deux questions qui restent sans réponse. Jean-Paul Mauduit insiste : « Auparavant, je fournissais des études préalables tellement fouillées qu’elles étaient publiables !  ». Et d’ajouter : « Le métier d’architecte est avant tout un travail d’équipe. Il faut au moins interroger les conservateurs régionaux d’archéologie et du patrimoine. »
François Chatillon le reconnaît : « Dans l’idéal, les architectes devraient pouvoir préparer ces études en collaboration avec des historiens et des archéologues, afin qu’elles soient complètes ; en pratique ce serait trop coûteux. » Il cite en exemple la Catalogne où la Diputació de Barcelona a mis en place un service qui réunit archéologues, historiens, archivistes, sous l’autorité de l’architecte en charge de la restauration ; ainsi, si les décisions de maîtrise d’œuvre restent bien de la seule responsabilité de l’architecte, les orientations sont définies et assumées collégialement.

5. Besançon, Hôtel Michotey
Pavillon de musique,
charpente et boiseries avant restauration
Photo : VMF
Voir l´image dans sa page

Mais si l’État français auparavant, avançait les fonds, c’est aujourd’hui au propriétaire, on l’a vu, de financer cette étude dans sa presque totalité... L’État se réserve ensuite, au vu du résultat, la possibilité de donner une subvention. Lorsqu’une collectivité lance un appel d’offre pour une étude préalable, il est probable qu’elle retienne la moins chère, c’est là toute la perversion du système : afin d’obtenir un marché, les architectes bradent (et bâclent ?) l’étude préalable et se rattrapent sur le coût des travaux. Philippe Toussaint, président de la Fondation VMF, le répète : « Il est indispensable que l’État finance ces études. » Celles-ci devraient être publiées et devenir propriété intellectuelle de la collectivité. Il s’agit d’un outil de connaissance et d’un investissement pour l’avenir. Comme le remarquent certaines personnes d’entreprises de monuments historiques, pour les travaux d’entretien courant, un propriétaire n’est pas obligé de passer par un ACMH, s’il n’a pas de subventions ; souvent, il s’adresse directement aux entreprises sans passer par les architectes, donc sans commander d’étude préalable non plus.
La fondation VMF évoque cet exemple du pavillon de musique de l’hôtel Michotey à Besançon (ill. 5), tombé dans l’oubli, dont la charpente est endommagée et le décor de stucs et boiseries menacé : La Fondation VMF a accordé une aide de 2 500 euros à l’archevêché de Besançon afin de contribuer à l’étude préalable du bâtiment. « Ce dossier nous a été transmis par François Roy de Lachaise, délégué VMF du Doubs, à l’instigation du conservateur régional de Franche-Comté, Pascal Mignerey. La Fondation VMF a financé une partie de l’étude et la DRAC en a pris 50 % à sa charge. » [20]
« L’entretien est bien évidemment une des solutions » insiste Philippe Toussaint. Mais l’entretien d’un monument se prend sur le crédit de fonctionnement d’une collectivité, or les crédits de fonctionnements sont plus difficiles à gérer que les crédits d’investissement pour lesquels les maires peuvent obtenir des aides. Philippe Toussaint donne pourtant en exemple le « Monumentenwacht » de Flandre, un service de surveillance qui consiste à faire inspecter régulièrement les monuments par des scientifiques. Il serait intéressant d’étudier plus précisément les solutions proposées par nos voisins européens afin de voir si l’herbe est plus verte ailleurs.

La réforme a engendré de nombreuses difficultés qui se combinent avec d’autres phénomènes pour aboutir à un constat plutôt pessimiste. Le financement diminue en raison d’un désengagement incontestable de l’État, malgré ses dénégations, et des collectivités locales ; les effectifs fondent sans que la charge de travail sur le terrain soit diminuée, bien au contraire. Le savoir-faire se dilue et les contrôles ne suivent pas. On attend avec impatience les conclusions du rapport de l’« observatoire de la réforme » mis en place par la Direction des patrimoines et les leçons qui en seront tirées. En attendant, espérons que le nouveau gouvernement ne fasse pas sienne la philosophie d’Erostrate : « Que serait-ce, si tous les monuments des anciens subsistaient ? les modernes ne sauraient pas où placer les leurs. » [21]

Bénédicte Bonnet Saint-Georges

Notes

[1Voir les différents textes : l’ordonnance n° 2005-1128 du 8 septembre 2005 relative aux monuments historiques et aux espaces protégés. Le décret n° 2007-1405 du 28 septembre 2007 portant sur le statut particulier du corps des architectes en chef des monuments historiques et adaptation au droit communautaire des règles applicables à la restauration des immeubles classés. Les trois décrets du 22 juin 2009 : l’un relatif à l’assistance à maîtrise d’ouvrage des services de l’État chargés des monuments historique (Décret n° 2009-748) ; l’autre relatif à la maîtrise d’œuvre sur les immeubles classés au titre des monuments historiques (Décret n° 2009-749) ; le troisième relatif au contrôle scientifique et technique des services de l’État sur la conservation des monuments historiques classés ou inscrits (Décret n° 2009-750). Ces décrets sont précisés par trois circulaires : MCC B0928984C, MMC B0928985C, MCC B0928988C.

[2Cette réforme est en outre évoquée dans les deux premiers numéros de Patrimoine en question(s) émission de La Tribune de l’Art.

[3Décret n° 2007-1405 du 28 septembre 2007. Article 9 : « La maîtrise d’œuvre des travaux de restauration des monuments classés autres que ceux mentionnés au premier alinéa du III de l’article 3 peut également être assurée, sur une opération donnée, par un ressortissant d’un État membre de la Communauté européenne ou d’un autre État partie à l’accord sur l’Espace économique européen établi dans un autre État que la France, présentant les conditions requises pour se présenter aux épreuves du concours institué par le 2° du I de l’article 2 et celles requises pour être inscrit à un tableau régional de l’ordre des architectes en vertu des dispositions de l’article 10 de la loi du 3 janvier 1977 susvisée. »

[4Décision du 6 octobre 2008 du Conseil d’État

[5Bernard de Froment prépare un ouvrage en collaboration avec la Compagnie des ACMH pour le 100ème anniversaire de la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques.

[6Circulaire relative à la maîtrise d’œuvre des travaux sur les monuments historiques classés et inscrits, datée du 1er décembre 2009

[7Les ACMH sont pour la plupart des architectes du patrimoine sortis de Chaillot.

[8Philippe Bélaval est désormais président du Centre des Monuments Nationaux.

[9Comme nous le signale Jean-Michel Loyer Hascoët, sous-directeur des monuments historiques et des espaces protégés, « un certain nombre d’enseignements ont été tirés, qui doivent faire l’objet d’une synthèse à la rentrée, les conclusions et propositions de l’observatoire devant être présentées au directeur général des patrimoines durant le dernier trimestre 2012. »

[10Sur ce contrôle scientifique et technique, voir plus loin.

[11En économie, le dumping désigne une pratique qui consiste à vendre un produit à un prix inférieur à son prix de revient (vente à perte) pour éliminer la concurrence ou l’empêcher de s’installer.

[12Un reproche que l’on fait encore parfois aux ACMH travaillant toujours sur des monuments non soumis à la concurrence.

[13Jean-Jules Richard.

[14Il n’existe pas d’entreprises agréées par les Monuments historiques ; certaines ont une qualification « monuments historiques » dans certaines spécialités, accordée par Qualibat, organisme indépendant, sous l’égide de la Fédération française du bâtiment. Le Groupement français des entreprises de restauration des Monuments historiques (GMH) réunit une majorité d’entreprises titulaires d’une qualification nationale Qualibat. Nous avons maintes fois tenté de contacter Jacques Wermuth, président du GMH, qui ne nous a pas répondu.

[15Jean-Michel Loyer-Hascoët précise que l’un des groupes de travail de l’observatoire de la réforme porte sur le champ de la maîtrise d’ouvrage et traite donc de l’assistance à maitrise d’ouvrage, groupe de travail rassemblant services déconcentrés (conservations régionales des monuments historiques et stap), inspection des patrimoines, représentant des maîtres d’ouvrages (collectivités territoriales notamment et propriétaires privés) les architectes en chef des monuments historiques et des représentants des entreprises. Un autre groupe de travail s’intéresse spécifiquement au contrôle scientifique et technique.

[16Architecture et Maîtrise d’ouvrage

[17« Que dire alors des sculptures et autres œuvres d’art dans les modestes églises, qui forment la collection dispersée du plus gigantesque musée national, souvent négligées, oubliées, abandonnées ! Qui sait peut-être un jour seront-elles libérées...devant un public ébahi. », continue Frédéric Murienne.

[18Les ingénieurs des services culturels et du patrimoine sont des fonctionnaires de catégorie A. Par arrêté du ministre de la culture et de la communication, le 20 avril 2012, l’ouverture de deux concours (interne et externe) a été autorisée pour le recrutement d’ingénieurs des services culturels et du patrimoine, spécialité patrimoine , du ministère de la culture et de la communication. Le nombre total de postes offerts à ces deux concours est fixé à 20. Les épreuves écrites d’admissibilité ont eu lieu les 26 et 27 juin 2012.

[19Article 7, III : « Le maître d’œuvre peut être chargé de l’élément de mission ordonnancement, coordination et pilotage du chantier (OPC). En outre, il peut être chargé de tout ou partie de l’étude d’évaluation préalable ainsi que, le cas échéant, des études de diagnostic. »

[20Précision apportée à la demande de Philippe Toussaint le 26/7/2012.

[21Fontenelle, Dialogue des morts, 1683.

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