M le Muséum, ou plutôt M le Maudit

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1. Une salle, une œuvre
(trois en réalité, avec la pendule sur la cheminée
et un petit cadran solaire sur un mur)
Photo : Didier Rykner
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52 000 œuvres, du Moyen Âge à nos jours. Cette antienne, le Musée M de Louvain (nom ridicule, mais c’est le sien) ne cesse de vous la répéter pendant votre visite. Vous êtes content de savoir qu’il contient autant d’œuvres, mais vous auriez préféré les voir.

Car ce nouvel accrochage, qui a entrainé une fermeture de plusieurs mois avant une réouverture en juin (et a sans doute coûté très cher), est d’abord placé sous le signe du vide. « Le but n’est pas de présenter beaucoup d’œuvres » nous a dit le jeune homme en charge de la visite (et, paraît-il, des collections). Et de ce point de vue, c’est très réussi. Mais l’objectif est plus ambitieux, et nous vous en donnons un florilège provenant du dossier de presse : il s’agit, d’abord, « d’abandonner la vision du 19e siècle basée sur l’histoire de l’art [1] ». Et là encore, bravo ! c’est tout à fait ça. L’histoire de l’art est en effet complètement absente de ce musée d’un nouveau genre, qui pousse jusque dans leurs retranchements toutes les dérives que nous dénonçons depuis quelques années mais qui n’avaient jamais trouvé de lieu où s’épanouir de manière aussi triomphante. Citons encore un extrait in extenso de cette émouvante profession de foi : « Nous avons conçu un nouveau langage muséal axé sur l’image. Avec des questions, des étiquettes à toucher, des audioguides, une nouvelle appli, des vidéos, des lieux où le visiteur peut lui-même entrer en action plutôt que d’être uniquement autorisé à regarder… L’ensemble n’est jamais encombré ou surchargé […] ». Et c’est vrai, comme le démontrent ces murs vides, cette salle où une seule œuvre est accrochée (ill. 1), ou encore celle où des sculptures de Christ aux liens et de Christ en croix, alignés comme à la parade, se font face (ill. 2).


2. Salle de présentation de sculptures médiévales
Photo : Didier Rykner
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3. Un Christ en croix médiéval.
On n’en saura pas plus,
sinon qu’il a évoqué à Itar des souvenirs des
rituels funéraires irakiens...
Photo : Didier Rykner
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Dans une pièce immense, qui pourrait accueillir sans problème au moins cinquante œuvres, sinon bien davantage, on trouve en tout et pour tout quinze sculptures. Et le visiteur qui voudrait en savoir davantage va « entrer en action » puisqu’un panneau en bout de salle fait office de cartel pour l’ensemble de celle-ci. Il est impossible de savoir ce qu’est une sculpture sans aller voir ce panneau, puis revenir voir l’œuvre, avant de refaire le même parcours pour une autre sculpture. Action et exercice garantis. « Oui, nous dit notre conservateur, mais il y a des audioguides ». Cela ne lui viendrait pas à l’esprit qu’on peut vouloir visiter un musée sans audioguide. Nous avons donc testé cet instrument, qui ne concerne, dans cette salle, que trois sculptures. Et voici ce qu’on apprend pour l’une d’entre elle, un Christ en croix (ill. 3) : « Que raconte une œuvre quand on la regarde avec d’autres yeux, sous un autre angle ? C’est l’histoire d’Itar, qui vient d’Irak et qui habite depuis douze ans à Louvain. "J’ai souvent vu cette statue de Jésus dans une église de Bagdad. Elle me replonge dans les rituels funéraires." » Et Itar, le petit Irakien, va donc nous raconter les rites funéraires d’aujourd’hui dans son pays. Quel rapport avec l’œuvre ? Aucun. Que saura-t-on de cette œuvre ? Rien. Mais au moins, on repartira avec la conscience tranquille, heureux d’avoir pu faire œuvre, grâce à M le Musée, de compassion humanitaire.


4. Feuille de salle légèrement froissée
Photo : Didier Rykner
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5. Accrochage « Tout pour la forme »
Photo : Didier Rykner
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6. Anvers, 1500-1525
Retable avec des scènes de la vie du Christ
Bois polychrome
Louvain, M Musée
Photo : Didier Rykner
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L’absence de cartels est compensée, dans certaines salles qui se trouvent dans l’ancien bâtiment, par une espèce de chiffon illisible (ill. 4) où sont indiquées ce que sont les œuvres. Qui sont accrochées un peu n’importe comment, n’importe laquelle à côté d’une autre qui n’a rien à voir (ill. 5). Ne soyons pas imprécis : en réalité, il y a des cartels, sur lesquels on lit de choses très amusantes, et très inexactes, et parfois l’une et l’autre. Ainsi, ces cuirs (dont on ne saura pas d’où ils viennent ni de quand ils datent), qualifiés en français de « papiers peints » ! Ou ce retable flamand (ill. 6) dont on apprend (ill. 7) qu’il « raconte les différentes phases de la vie du Christ sous forme de bande dessinée ». Cette comparaison est non seulement parfaitement idiote, elle est en plus complètement fausse, mais cela n’a aucune importance, on a fait ludique, le nouveau terme à la mode qu’on trouve aussi bien dans la bouche de certains politiques décérébrés que dans ce musée pas comme les autres. Quant à l’exercice qui nous est proposé, d’autres termes que « ludique » nous viennent à l’esprit : « Imaginez des titres absurdes pour trois scènes de ce récit en images ».
Pour l’inauguration, les familles étaient invitées à « faire de l’impro [sic] artistique libre, faire des bulles de savon [excellent pour la conservation des œuvres, et en plus, ça les nettoie !], matérialiser ses rêves dans l’usine de carton [nous ne savons pas ce qu’est l’usine de carton], se laisser emporter par les contes de Carmen Michiels [championne néerlandaise de Poetry Slam 2016] ou s’engouffrer avec toute la famille dans la boite à films [juste à côté de l’usine de carton probablement]. » On aimerait écrire « sic » après chaque mot. « Le nouveau lobby [le hall d’entrée nous supposons] vous permettra de vous reposer quelques instants ou, au contraire, d’exprimer votre créativité. Vous pourrez y dessiner, jouer des jeux de société ou faire des selfies dans le photomaton » Il manque la maison hantée et les barbes à papa, mais cela ne saurait tarder.


7. Cartels du retable flamand-bande dessinée
avec l’appel à « imaginer des titres absurdes »
Phot : Didier Rykner
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8. « Aménagement du XIXe siècle »
(sauf la borne interactive, qui n’est pas du XIXe siècle)
Photo : Didier Rykner
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L’ennemi, c’est l’histoire de l’art, et le XIXe siècle. Pour montrer à quel point c’était horrible, un accrochage au XIXe siècle, une salle montre sur deux murs des tableaux à touche-touche (ill. 8). Le pire qu’on puisse imaginer : quelques beaux tableaux, beaucoup de médiocres, juxtaposés n’importe comment, et évidemment, sans cartels ! Une borne interactive (petite entorse au XIXe siècle) en fait office, quand elle marche. Et si plusieurs personnes veulent savoir au même moment ce que sont tels ou tels tableaux, elle n’ont qu’à attendre patiemment leur tour. Tout cela est vraiment pathétique : on a donc, dans le musée, le pire accrochage possible du XIXe siècle, et le pire du XXIe siècle. Il y a finalement une certaine cohérence.

On nous pardonnera, nous qui ne travaillons jamais à partir des dossiers de presse, de citer largement celui-ci. Nous ne pourrions jamais inventer cette prose tout seul. On y apprend donc - tarte à la crème des tartes à la crème, qu’on croirait inventée par le musée de Louvain tant ils sont enthousiastes - que « le Musée M fait tomber les barrières classiques entre art ancien et art contemporain », ce qui autorise n’importe quel rapprochement sans queue ni tête, « parce qu’ensemble ils racontent beaucoup plus que séparément ».
On voit peu d’œuvres (sauf dans l’« aménagement XIXe siècle ») ? C’est normal : « la collection permanente va surtout devenir moins permanente ». Ce sont désormais « une série d’expositions plus courtes, de 1, 2, parfois 4 ans » qui remplaceront la collection permanente. Peu d’œuvres, accrochées n’importe comment, sans explications ou avec des cartels ridicules, ça change de l’« approche classique, avec des explications écrites à profusion et des textes muraux ayant valeur de Bible ». Tout cela, c’est fini. « Cela doit changer ». Et ça change. Dans la première salle, celle du retable-bande dessinée, « l’accent n’est pas mis sur le titre, l’artiste, le matériau ou les dimensions d’une œuvre. Et il y a une bonne raison à cela : ce qu’on lit influence la manière de regarder et détourne l’attention de l’œuvre elle-même »… À côté d’une Sainte Famille servie par un ange de Theodoor van Loon (ill. 9), un des rares beaux tableaux présentés dans ce parcours [2] (et à hauteur normale), le cartel ne donne pas le titre mais on y lit (ill. 10) « Cette œuvre d’art a besoin de votre regard : y voyez-vous quelque chose de surnaturel ? » et à côté « Choisissez une image sur votre smartphone et associez-la à cette œuvre ». Voilà qui est astucieux et intéressant et ne « détourne pas l’attention de l’œuvre elle-même ».


9. Theodoor Van Loon (1585-1660)
Sainte Famille servie par un ange
Huile sur toile - 126 x 189 cm
Louvain, M Muséum
Photo : Didier Rykner
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10. Cartels du Van Loon
Photo : Didier Rykner
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On peut rire de tout cela, et nous l’avons fait, mais c’est un rire jaune, un rire gêné. Gêné de voir des historiens de l’art, des conservateurs, dont le rôle est de conserver et de partager les plus hautes réalisations de l’humanité pour tous les publics, de contribuer à l’éducation de ce public et à son élévation intellectuelle, faire exactement l’inverse. Il y a là une véritable trahison, et en réalité un vrai mépris de ce public qu’ils croient trop bête pour pouvoir comprendre ce qu’est une œuvre d’art ou déchiffrer une iconographie. C’est le contraire de la médiation dont on nous rebat les oreilles. Ce sont des traîtres à leur cause. On craint hélas que ce genre de choses ne puisse arriver en France (il faudra suivre de près, notamment, ce que va devenir le musée Carnavalet).

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