Louvre : le point sur l’affaire des réserves

Vue de Liévin (à gauche) prise en 2005 depuis le site
Écopôle 11/19 de Loos-en-Gohelle (à droite)
Photo : Hemmer (CC BY-SA 3.0)
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Le déménagement de l’intégralité des réserves du Louvre à Liévin, à proximité immédiat de l’antenne de Lens, serait de l’avis d’à peu près tous les spécialistes une catastrophe majeure pour l’avenir du musée. Cette affaire se déroule pourtant pour l’instant dans une indifférence à peu près complète du grand public qui n’est pas au courant et qui, fort logiquement, n’en comprendrait pas forcément les enjeux, mais aussi de la presse qui aurait pourtant là un sujet d’enquête particulièrement intéressant. Ce constat préoccupant ne signifie cependant pas que rien ne s’est passé depuis notre dernier article. Prenons point par point les derniers développements de cette affaire.

1. Du côté de la direction du Louvre et du ministère de la Culture, on ne voit pas le problème ou on feint de faire comme s’il n’existait pas. Le concours a été lancé et le choix de l’architecte doit avoir lieu en mai.

2. Dans la presse, à l’exception d’un article du Figaro qui se contente de donner les positions de chacun sans véritable analyse, le seul journal à en avoir réellement parlé pour s’engager – sans surprise – en faveur du projet est La Voix du Nord, dans un article intitulé Pétition parisienne contre les futures réserves du Louvre à Liévin. Qu’il prenne parti ne nous choque pas. En revanche, qu’il fasse croire qu’il s’agit d’un réflexe « parisianiste » contre une décentralisation est beaucoup plus discutable. Le titre est factuellement faux. Prétendre que la pétition est « parisienne », c’est tout simplement feindre d’ignorer que bien loin de se cantonner au « Landerneau artistico-parisien », elle réunit des opposants de la France entière mais surtout un nombre impressionnant d’universitaires, de conservateurs et d’historiens de l’art étrangers, qui ne se contentent pas de signer (les noms de tous les signataires ne sont pas visibles) mais qui commentent largement cette décision (beaucoup de commentaires étaient déjà en ligne lors de la parution de l’article, et le journaliste ne pouvait pas l’ignorer). Nous y reviendrons plus loin.

2. Comme l’ancien maire de Lens, celui de Liévin est susceptible. Les pétitionnaires osent en effet affirmer que « Les œuvres seront alors coupées de l’infrastructure scientifique et intellectuelle dont elles bénéficient aujourd’hui. » Ce qui fait dire à Laurent Deporge (le maire) que « C’est offensant pour les populations du territoire. Je le prends mal. » C’est, en effet, bien connu, que Liévin bénéficie d’une « infrastructure scientifique et intellectuelle » que le monde entier nous envie. Plus sérieusement, en quoi faire ce simple constat serait-il une « offense » à qui que ce soit. Le ridicule n’étouffe pas l’élu.

3. Dans ce même article de La Voix du Nord, on apprend que celui-ci explique aussi que « Pour justifier leur pétition, ils évoquent des inondations dans le secteur de Liévin où les réserves vont être implantées. Toutes les études ont été réalisées, ce n’est pas un secteur inondable. » C’est faux, à nouveau : les pétitionnaires n’ont jamais invoqué cet argument. Cette information, qui provient du Louvre lui même puisqu’elle figure dans un document technique réalisé par ses soins, a été révélée par Le Canard Enchaîné après le lancement de la pétition. Aucun rapport entre l’un et l’autre si ce n’est qu’effectivement, ce point est tout de même particulièrement paradoxal.

4. Si la presse généraliste française est bien silencieuse, une revue spécialisée, La Revue de l’Art, a publié un excellent éditorial sous la plume de Pierre Curie, son directeur. Intitulé « Devoir de réserve(s) ? », il rappelle de manière détaillée et argumentée ce que nous et les signataires de la pétition avons voulu dénoncer. On y lit notamment : « pour tous les professionnels, il est absolument évident que le coût en sera exorbitant, tant en investissement (un concours d’architecture est même lancé) qu’en fonctionnement (transports et heures de travail afférentes) ». Parmi les arguments que nous avons déjà employés ici (et ceux de la pétition), il en rajoute un : « un tel regroupement d’œuvres d’art est potentiellement dangereux, notamment par rapport à sa vulnérabilité à l’incendie. On sait qu’en la matière, le dispersement en petites unités est plus efficace (et pas forcément plus cher) ». Il rappelle par ailleurs que le Louvre s’est déjà vu privé récemment de ses archives (versées aux archives nationales à Pierrefitte) et le sera bientôt de sa bibliothèque au profit de celle de l’INHA. Sans ses réserves, comment prétendre que le Louvre puisse se doter d’un centre de recherche. Il ne sera plus qu’un centre d’exposition.

5. Par ailleurs, le professeur américain d’histoire de l’art à Harvard University, Jeffrey F. Hamburger, a publié dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung un article intitulé « Der Louvre wird geplündert » qu’il nous a autorisé à traduire en français et à publier sur ce site. Nous y renvoyons donc le lecteur.

6. Cela confirme, s’il le fallait, et comme nous le disions plus haut, que l’immense majorité de la communauté scientifique internationale est scandalisée par ce projet qui consiste à démanteler le Louvre en le privant de ce qui lui permet de fonctionner. Nous reproduisons ici quelques commentaires récents provenant de l’étranger parmi les centaines qui émaillent la pétition mise en ligne (elle réunit déjà plus de 2500 signataires). Il ne s’agit que d’un très mince échantillon qui prouve que la mobilisation est tout sauf exclusivement « parisienne ».

 « Si une institution mondialement renommée comme le Louvre veut se séparer de ses collections non exposées, nous sommes confrontés à la fin même de l’idée de "musée" » (Daniel Polz, directeur associé du Deutsches Archäologisches Institut, Le Caire, Égypte).

 « La décision de séparer personnel scientifique (et les spécialistes visitant le musée) de ses inestimables réserves [...] en les déplaçant dans un lieu isolé tel que Lens (dont je sais par expérience qu’il est très difficile de s’y rendre) [...] aura des conséquences catastrophiques pour la recherche quel que soit le domaine » (Harco Willems, professeur d’Égyptologie à l’Université Catholique de Louvain, Belgique).

 « La séparation entre les salles d’exposition et les collections en réserves détruit la cohérence et la rationalité du musée » (Christopher Eyre, professeur d’archéologie classique et d’égyptologie, Université de Liverpool, Angleterre).

 « Il est extrêmement important que les collections d’étude conservées au Louvre soit rapidement et facilement accessibles aux milliers de chercheurs du monde entier qui rédigent des livres et des articles en se basant sur les œuvres originales » (Karol Mysliwiec, directeur du centre de recherche en archéologie méditerranéenne de l’Académie polonaise des sciences et directeur du département d’archéologie égyptienne à l’université de Varsovie, Pologne).

 « Il est vital pour un musée vivant et forte que ses conservateurs aient toujour un accès facile et illimité à ses réserves. » (Helmut Satzinger, chef du département des collections d’Égypte et du Proche-Orient au Kunsthistorisches Museum de Vienne, Autriche).

Vous pouvez lire tous les instructifs commentaires de la pétition, et constater la diversité géographique remarquable des signataires, en allant directement sur la page de la pétition.

7. On remarque que parmi les signataires qui appartiennent à toutes les disciplines de l’histoire de l’art, les archéologues sont particulièrement nombreux. Ce sont en effet ceux qui seront les plus pénalisés par le déménagement des réserves de Paris à Liévin. Que le président-directeur du Louvre, Jean-Luc Martinez, soit à l’origine un archéologue rend encore plus incompréhensible cette décision. Il se coupe ainsi de la communauté scientifique dont il faisait partie.

8. L’opposition des conservateurs du Louvre à cette décision ne faiblit pas. Peut-on vraiment agir contre le personnel scientifique d’un musée en ignorant leur opposition motivée à une décision qui implique à ce point les collections ? On peut se poser la question. Quoi qu’il en soit, le jeudi 9 avril aura lieu une journée de grèves et de manifestations touchant le ministère de la Culture, les musées et les monuments historiques. Outre les revendications concernant les salaires, les déroulements de carrière et les emplois, outre les inquiétudes – qui sont aussi les nôtres – sur l’impact de la réforme territoriale sur les services en région (DRAC et STAP) et l’administration centrale, outre les problèmes liés à l’archéologie préventive, les syndicats du Louvre ont ajouté trois points : une opposition aux éventuelles sous-traitance de certaines fonctions, une hostilité au passage à une ouverture sept jours sur sept (qui est effectivement à notre avis une très mauvaise mesure imaginée par le gouvernement) et, surtout, pour ce qui nous concerne ici : une « opposition à l’externalisation des réserves du Louvre à Lens-Liévin [projet qui] menace gravement le patrimoine […] ». D’après nos informations, de nombreux conservateurs envisagent d’ores et déjà de se joindre à la grève. Un rassemblement aura lieu à 10 h sous la pyramide du Louvre qui concernera donc aussi le refus du transfert des réserves au Musée du Louvre. Les organisateurs de la pétition appellent les signataires à se joindre à ce rassemblement.

9. Autre point important : le Louvre et le ministère de la Culture prétendent qu’aucune solution autre que le déplacement des réserves à Lens-Liévin n’est possible. Or de nombreux opposants au projet affirment qu’il n’en est rien. Ils envisagent deux types de solutions (qui ne sont d’ailleurs pas exclusives l’une de l’autre). Nous avons demandé à voir les études qui prouveraient que ces solutions sont impossibles, pour l’instant en vain.
La première est une installation des réserves dans le bâtiment des Arts et Tradition Populaires qui reste sans utilisation depuis le démantèlement de ce musée. On nous objecte le coût du désamiantage. Mais c’est oublier que le désamiantage de ce bâtiment qui appartient à l’État est de toute façon inéluctable et devra bien être pris en charge par l’État, même s’il devait à terme être détruit. Car bien que cet édifice constitue pour les défenseurs de l’architecture contemporaine un témoignage important de l’activité de Jean Dubuisson, qui mériterait une protection, sa destruction est envisagée, notamment parce qu’il fait de l’ombre à la Fondation Louis Vuitton [1].
L’autre solution serait d’aménager certains dômes couvrant les pavillons du palais. Nous avons déjà répondu aux objections de la direction du Louvre dans notre précédent article. Là encore nous avons demandé sans résultat à consulter les études qui expliqueraient que cette solution est impossible.

10. Nous terminerons cet article sur une information dont nous aurions pu croire qu’il s’agissait d’un poisson d’avril si elle n’avait pas été révélée dès la veille du 1er avril (voir Daily Nord) : Elvire Percheron, fille de Daniel Percheron, président de la région Nord-Pas-de-Calais, a été nommée administratrice générale adjointe de l’Établissement public de coopération culturelle (EPCC) du Louvre-Lens, chargée notamment de superviser la communication et le développement des publics. Jean-Luc Martinez, qui décide en dernier ressort de cette nomination, a prouvé qu’il avait un vrai sens de l’humour en expliquant au Figaro qu’il « estime aujourd’hui "ne rien avoir à ajouter", sa décision parlant d’elle-même ». Il a raison. Elle prouve ce que nous dénoncions déjà : « en s’associant ainsi avec Daniel Percheron dont on sait qu’il n’aime rien tant que la culture spectacle, le Louvre se livre pieds et poings liés ». La nomination de sa fille vient à point pour montrer cette inféodation du musée à la région Nord-Pas-de-Calais qui apportera la moitié du financement des réserves.
Non seulement on peut s’interroger légitimement sur les raisons de ce financement par la région d’un équipement national qui ne lui apportera rien ou presque (rappelons que ces réserves n’ont pas vocation à accueillir le grand public, mais qu’elles seront réservées aux conservateurs et aux chercheurs), non seulement cela engage la région sur un investissement qui concernera essentiellement la prochaine mandature, donc une autre majorité que celle d’un Daniel Percheron en fin de mandat, mais il ne faut pas exclure que la région tombe fin 2015 dans l’escarcelle du Front National. Livrer, peut-être, le Louvre aux décisions d’une région dirigée par le Front National ne pose-t-il pas de problème à Fleur Pellerin ou à Jean-Luc Martinez ? Interrogé par un représentant syndical lors d’un récent conseil d’administration du musée, ce dernier a répondu qu’il ne faisait pas de politique… Ponce Pilate ne disait pas autre chose.

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