Les vertus d’un grand professeur. Témoignage pour Antoine Schnapper

Dans le bureau d’angle du deuxième étage de la rue Michelet, dont les grandes baies ouvraient sur les arbres du Luxembourg, au feuillage changeant selon le rythme des saisons, Antoine Schnapper recevait ses étudiants toujours avec une bonhomie paternelle, mais d’autant plus exigeante qu’il montrait l’exemple d’une curiosité et d’une indépendance d’esprit exemplaires. Nous, ses étudiants, qu’il appelait ses petits.

L’attention généreuse qu’il témoignait dès le début à son visiteur marquait la qualité des échanges que nous avions avec lui, une fois la porte du bureau franchie. Attention qui se marquait de multiples façons, de ses relectures attentives (qui ne se souvient du rendu des textes soumis, couverts de multiples annotations, de formes ou de fonds, toujours justes) au souci porté à nos difficultés quotidiennes, jusqu’au souvenir très précis qu’il conservait de nous des années après, lorsqu’il nous arrivait de le rencontrer dans le bus, pour parler … de cinéma ! Rapidement, dès l’examen de licence, il avait percé nos caractères, nos grandes failles et nos petits points forts, et il nous encourageait à nous lancer dans ce qui nous attirait, à cultiver les domaines où nous pouvions apporter notre modeste contribution à l’histoire de l’art. Des heures durant, il nous écoutait tour à tour, raconter nos recherches et nos peines, avec son regard à la fois bienveillant et distant, qu’il illuminait souvent de son humour, parfois d’un sourire marqué d’une pointe d’ironie. Quand il ne savait pas ou ne pouvait rien faire pour nous, il l’avouait avec simplicité, et tentait de faire appel à la compétence d’un de ses collaborateurs, ou écrivait le petit sésame de la lettre de recommandation. Mais le plus souvent, il essayait de trouver l’issue du problème, intellectuel ou humain, qui se posait, en privilégiant les solutions marquées du bon sens, en esprit voltairien qu’il était.

A nous tous, il a appris (ou essayé d’apprendre) une grande vertu : la modestie scientifique, car il était un savant exigeant, qui reconnaissait les limites de ses compétences, la relativité de ses hypothèses, plutôt que de céder à la facilité d’un raisonnement préconçu. L’attribution, le recours au document, furent pour lui les garde-fous contre les discours tout faits et il réussissait, par son exemple, mais aussi par la discussion, à nous emmener avec lui sur le chemin aride de la recherche au lieu de choir dans les interprétations à la mode. Dans ce monde sublunaire, pour reprendre une de ses expressions, il nous a appris qu’il y avait plus de grandeur à reconnaître que l’on ne sait pas plutôt que d’affirmer péremptoirement une théorie fausse. Cette exigence envers lui-même lui permettait d’être sainement critique envers les autres. Il refusait toutes les facilités, celles du langages, affirmant avec justesse que la langue française possédait des termes ou des tournures de phrases adaptées, sans avoir besoin de recourir à des néologismes étrangers ou peudo-scientifiques, comme celles imposées par l’informatique ou l’imprimante, qui aboutissait à des absurdités. C’est avec la même attention minutieuse qu’il a relu des milliers de pages de mémoires ou de thèses universitaires, estimant que c’était là son travail. D’un positivisme pointilleux, d’une exigence scrupuleuse, qu’il mettait au service de grandes entreprises, comme la Revue de l’Art ou Arthena, il a su faire une vertu.

Une vertu et non une limite, car Antoine Schnapper refusait de sacrifier à l’esprit du temps parce qu’il était vif et libre d’esprit. Sa curiosité intellectuelle nous a entraîné des peintres de Louis XIV aux collections, de la peinture néoclassique aux miniatures de fleurs sur vélin, de Parrocel à La Vrillière, de David au marchands-merciers du faubourg Saint-Germain. S’il était exigeant sur la langue et l’unité logique dans les paramètres de la bibliographie, il nous laissait libre dans nos recherches, acceptant des sujets parfois bien loin de ses centres d’intérêt, et discutait très librement avec nous de nos méthodes quand il ne les partageait pas, n’imposant jamais les siennes, faisant confiance au bon sens, ou à la malice de son sourire, pour nous ramener à la raison. Cette ouverture, alliée à une indépendance d’esprit vis-à-vis des pouvoirs, l’amenait à fustiger les insuffisances de l’Université et son lamentable délabrement actuel, à dénoncer les faux raisonnements des institutions, même celles dirigées par des proches dont il réussissait néanmoins à conserver l’amitié, et à critiquer les errements de droite ou de gauche. Ce refus de la médiocrité lui a sans doute coûté, mais fort de l’expérience de sa jeunesse, une telle liberté exigeante n’avait pour lui pas de prix. Puissions-nous, là aussi, parvenir à suivre son exemple.

Ces vertus faisaient partie de sa personne. Quand il nous arrive, à nous ses petits, de discuter avec nos aînés de l’université, des musées ou d’ailleurs, souvent nous découvrons avec stupeur qu’eux aussi ont été ses étudiants, et qu’ils admiraient et continuent d’admirer chez lui les mêmes traits de sa personnalité, et notamment sa droiture. Ces qualités d’un grand professeur marquèrent pendant plusieurs décennies la Sorbonne et constituent un modèle pour des générations futures : les vertus d’une liberté humaniste, qui rayonne encore en nous tous, avec l’intelligence facétieuse de son regard.

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