Les revues de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris à la benne

1. Benne pleine de livres et de revues s’apprêtant
à partir à la décharge dans la cour de la Bibliothèque
Historique de la Ville de Paris
Vendredi 12 juin 2009
Photo : D. R.
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A certaines époques, on brûlait les livres. En 2009, à Paris, on les jette. Vendredi dernier, pour la deuxième fois, une benne entière (ill. 1) de revues et de livres était envoyée à la décharge par la Bibliothèque historique de la Ville de Paris (BHVP). Un troisième départ est prévu dans la semaine.
A l’intérieur : des ouvrages de stock publiés par la ville et que la BHVP conservait depuis plusieurs décennies, ainsi que des collections de revues telles que The Art Bulletin entièrement relié tout récemment (ill. 2). Tout cela est parfaitement assumé par la directrice de l’établissement, Emmanuelle Toulet. Pour elle, ces revues ne sont en effet que des « doubles », puisque la Bibliothèque Forney à Paris est désormais uniquement en charge de l’histoire de l’art.

2. The Art Bulletin, 1995-2, relié, jeté à la décharge
par la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris
Vendredi 12 juin 2009
Photo : D. R.
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On reste stupéfait d’une telle absence de conscience patrimoniale. Toutes les bibliothèques sont amenées à « désherber » selon le terme généralement employé, qui signifie se débarrasser de livres appartenant à leur fonds. Mais une bibliothèque scientifique ne peut évidemment pas être traitée de la même manière qu’une bibliothèque de quartier qui prêterait des romans ou des bandes dessinées. Il y a, par ailleurs, des procédures à respecter qui ne l’ont pas été ici, sous prétexte qu’elles ne seraient pas nécessaires pour des revues (d’après Emmanuelle Toulet).
Par ailleurs, même lorsqu’une bibliothèque désherbe, elle ne peut tout simplement pas envoyer des ouvrages en bon état à la décharge sans les avoir auparavant proposés gratuitement à d’autres établissements. Selon Emmanuelle Toulet [1], « les responsables de la bibliothèque historique ont interrogé, via le Sudoc (catalogue commun des bibliothèques universitaires et spécialisées), les bibliothèques françaises qui auraient pu être intéressées, mais celles-ci, comme partout ailleurs, ont également des problèmes de place et de conservation et ne constituent pas des collections en double. » Il suffit de dire que la bibliothèque de l’INHA, que nous avons appelée, n’a même pas été interrogée [2], et on se fera une idée du sérieux avec lequel cette opération a été menée [3] ! Il existe par ailleurs une liste de diffusion sur Internet (Euroback) qui permet de faire connaître largement aux bibliothèques par les autres bibliothèques, les livres qu’elles proposent de donner. Qui peut penser une seconde qu’une collection de The Art Bulletin ne trouverait pas preneur ? Pour se justifier, Emmanuelle Toulet indique que : « les collections de la BHVP ont complété la collection de Forney, le souhait des responsables de ces 2 établissements était que les lecteurs trouvent une collection complète dans une des bibliothèques spécialisées au lieu de devoir se rendre dans plusieurs établissements. » La bibliothèque Forney aurait ainsi pris les années 1913-1926 ; 1931 ; 1934 ; 1958 ; 1963 ; 2006 ; 2007. Outre le fait qu’on se demande pourquoi les années 2006 et 2007 n’étaient pas conservées à Forney (normalement spécialisée dans l’histoire de l’art), cette simple énumération extrêmement courte montre évidemment que de très nombreuses années entières de The Art Bulletin, reliées, ont été mises au pilon.

Emmanuelle Toulet indique aussi, pour montrer à quel point elle a pris soin de consulter les autres bibliothèques, que « les collections du Journal des Débats du Sénat et celui de l’Assemblé Nationale, déjà conservées à la Bibliothèque Administrative, ont été données aux bibliothèques respectives de ces assemblées, lesquelles travaillent aussi sur la numérisation des collections complètes. ». On ne pourrait prendre un exemple qui démontre mieux l’absurdité de la politique de la BHVP, même lorsqu’il n’y a pas destruction. D’abord parce que les deux assemblées conservaient déjà, cela va sans dire, la collection complète de ces journaux. Ensuite parce qu’un chercheur voulant travailler à la bibliothèque du Sénat [4] doit demander l’autorisation par envoi d’un courrier motivé ; celle-ci ne lui sera accordée que si les ouvrages concernés ne sont pas déjà disponible dans une autre bibliothèque ! Lorsqu’il s’agit d’ouvrages de stock, neufs et destinés à être vendus, ceux-ci devraient évidemment être proposés à des soldeurs ce qui, selon Emmanuelle Toulet, a été fait. Ceux-ci n’en auraient pas voulu. Nous avons appelé Paris-Bibliothèques, dont la directrice, Carole Médrinal, était absente, mais où l’on nous a répondu que des soldeurs avaient bien été contactés, mais qu’ils n’avaient pas encore donné leur réponse. Nul doute que si celle-ci est favorable, on les renverra vers les décharges… Quant à la librairie Mona Lisait, excellent soldeur qui se trouve en face de la BHVP, si elle a bien été sollicitée par celle-ci, c’était uniquement pour « des livres vendus à l’unité ». Ils n’ont rien refusé. Une autre librairie Mona Lisait de Paris, que nous avons contactée, nous a dit être particulièrement choquée que l’on puisse envoyer des livres à la décharge et a nié avoir été contactée par la BHVP ou Paris-Bibliothèques.

Parmi ces ouvrages se trouvent des éditions très rares et mal diffusées, ce qui dans la bouche d’Emmanuelle Toulet devient : « des vieux ouvrages de la commission du Paris Historique [5] ». Ces « vieux ouvrages » (une collection créée en 1866 par le Préfet Haussmann et poursuivie jusqu’à nos jours) sont par exemple ce qu’on appelle le Terrier de l’Archevêché, publication de pièces comptables du XVIIIe siècle, indispensable pour la connaissance des maisons de Paris. Son volume d’Index a été publié il y a trois ans et n’est diffusé nulle part. Il est parti à la benne comme l’a été (selon d’autres sources) la série de L’Epitaphier du Vieux Paris, la seule complète. Tous ces livres sont bien sûr absents de beaucoup de bibliothèques en France. Une simple recherche Internet montre que la Bibliothèque municipale de Nancy ne possède que les trois premiers tomes de L’Epitaphier et qu’elle ne conserve pas davantage l’Inventaire des marques de potiers gallo-romains parti à la décharge, comme le reste [6].

Depuis son arrivée à la tête de la bibliothèque, il y a environ un an, Emmanuelle Toulet mène à marche forcée la « modernisation » de son établissement. Les abonnements à pas moins de 168 périodiques n’ont pas été renouvelés sous le même prétexte qu’on peut les trouver à Forney et, pour certains, à la Bibliothèque Administrative de la Ville de Paris. Parmi ces revues on trouve, outre celles d’architecture comme Le Moniteur ou Cahier de la Recherche Architecturale, toutes celles d’histoire de l’art, de l’Art Bulletin dont nous avons parlé aux Nouvelles de l’Estampe, du Burlington Magazine au Bulletin de la Société de l’art Français [7]. Qui peut réellement croire que disposer de ces revues n’a pas un sens dans cette bibliothèque ? Quant à renvoyer à Forney et à la Bibliothèque Administrative de la Ville de Paris, la première, suite au PPRI (plan parisien des risques d’inondations) ne peut procurer les revues désirées qu’avec un délais différé, et la seconde est fermée au moins jusqu’à septembre 2010. Limiter les abonnements à une seule bibliothèque, en dehors de son aspect stupidement malthusien, revient à priver les lecteurs de ces ouvrages lorsque la bibliothèque en question est fermée. Et que se passerait-il en cas de sinistre qui détruirait l’unique fonds existant ?
Il y a d’ailleurs plus grave : certaines revues, d’après la liste que nous nous sommes procurée, ne sont pas présentes à Forney ni à la BAVP. C’est le cas des bulletins des sociétés historiques de province comme les Annales de Bourgogne ou le Bulletin de la Société historique de Compiègne. Qui peut affirmer que ces revues savantes n’ont pas leur place dans une bibliothèque historique telle que la BHVP ?

Dans celle-ci, désormais, seuls les livres dédiés spécifiquement à Paris peuvent être acquis (avant qu’on ne jette tous ceux qui ne correspondraient pas à ce critère ?). Les fichiers papier, qui remontent à 1880, doivent être supprimés (Emmanuelle Toulet nous l’a démenti mais d’autres sources internes l’affirment) au profit du tout informatique. Le fichier de dépouillement topographique réalisé par l’historien de Paris Marcel Poëte, ancien conservateur en chef de la bibliothèque dans les années 1930, doit être versé aux Archives Nationales, idée absurde puisque le souhait de cet érudit était justement de faciliter les recherches des lecteurs de la BHVP en leur proposant un classement topographique de sources plus larges. Ajoutons que l’espace d’exposition annexes et la librairie ont été fermés l’année dernière. Cette dernière était la seule à diffuser les ouvrages de la commission des travaux historiques et de la commission du Vieux Paris dont une grande partie a été envoyée à la benne. Emmanuelle Toulet a beau affirmer : « Il reste, dans un cas comme dans l’autre de nombreux exemplaires à la vente, pour de fort nombreuses années, ces publications ne rencontrant pas un très grand succès commercial. » nous aimerions savoir où l’on peut acheter ces ouvrages qui n’ont plus de diffuseur.

Après avoir cherché à joindre la Ville de Paris, nous avons été rappelé par Jean-Claude Utard [8]. Celui-ci nous a déclaré : « Il est vrai qu’il y a une volonté d’harmonisation dans le cadre d’une politique documentaire générale des bibliothèques spécialisées de la Ville de Paris, et qu’elles doivent se concentrer sur leur cœur de mission. Il y a un groupe de travail qui réunit les responsables de toutes ces bibliothèques spécialisées. Il y a ainsi une politique de partage qui doit leur permettre de mieux remplir leur mission. Normalement il y a le désherbage et la mise au pilon se font de manière très prudente. Ce qu’on jette, ce sont des ouvrages abîmés et en même temps obsolètes. C’est le responsable lui-même qui décide de ce qui peut se jeter. ».

Qu’une politique d’harmonisation soit nécessaire et même utile, pourquoi pas. Encore doit-elle être menée de manière raisonnable et en ne perdant de vue ni l’aspect patrimonial (contrairement à ce que nous a déclaré Emmanelle Toulet, une collection de revue d’histoire de l’art, surtout lorsqu’elle est rare dans notre pays, est patrimoniale) ni l’aspect pratique pour les lecteurs. Comment ne pas comprendre que l’histoire de l’art et l’histoire sont des disciplines voisines qui s’entremêlent et qu’il est normal que certaines collections se retrouvent présentes en « double » dans deux établissements différents ? S’il est logique de se cantonner à sa spécialité, qui peut prétendre que l’histoire de l’art à Paris ne fait pas partie de l’histoire de Paris ? Une histoire de l’architecture parisienne est légitime à la fois à Forney et à la BHVP.
Le manque criant de places dans les bibliothèques spécialisées parisiennes, qu’elles soient ou non universitaires, est un problème auquel sont confrontés les chercheurs depuis longtemps. Jeter des ouvrages scientifiques sous prétexte que les mêmes exemplaires sont conservés dans d’autres établissements est une politique scandaleuse. Puisque la Bibliothèque nationale de France conserve deux ou trois exemplaires de chaque livre et revue publiés en France, on peut se demander avec la même logique à quoi servent les autres bibliothèques parisiennes. Pourquoi diable ne les ferme-t-on pas une bonne fois pour toute ?

Plus sérieusement, la Ville de Paris s’est toujours désintéressé de l’avenir de la BHVP. En 1992, alors que le maire de Paris était Jacques Chirac, la parcelle qui se trouvait à droite du bâtiment n’a pas été préemptée par la ville lors de sa vente, échappant ainsi définitivement à la bibliothèque et l’empêchant d’envisager tout développement de ses réserves. Bertrand Delanoë ne semble guère conscient du problème ; il n’a en tout cas rien fait à ce sujet depuis son arrivée à la tête de la capitale en 2001. Gouverner, c’est prévoir. Rien n’a été prévu. Il est exact qu’aujourd’hui la BHVP ne dispose plus d’espaces suffisants. Au lieu de mener cette politique de gribouille, il serait certainement plus astucieux de s’interroger réellement sur la manière de sauver cette institution merveilleuse. Après Paris-Plage, pourquoi pas Paris-Livres ?

Didier Rykner

Notes

[1Toutes les citations en italiques nous ont été transmises par Jean-Claude Utard, adjoint au bureau des bibliothèques de Paris, qui a interrogé Emmanuelle Toulet à ce sujet.

[2Nous avons aussi demandé à la bibliothèque du Centre allemand d’Histoire de l’Art, à Paris, qui n’a pas davantage été sollicité.

[3Remarquons d’ailleurs que cette phrase est totalement contradictoire : si la BHVP a interrogé les bibliothèques universitaires ou spécialisées, on ne comprend pas pourquoi ceux-ci refuseraient comme double des ouvrages... qu’ils ne sont pas censés avoir.

[4Celle de l’Assemblée Nationale est libre d’accès.

[5Il s’agit en réalité de la Commission des travaux historiques de la Ville de Paris.

[6Cette sélection aurait été faite avec la responsable de la diffusion pour Paris-Bibliothèques et par le Secrétaire général du Comité d’histoire de la Ville de Paris, ce qui ne change rien au problème. Emmanuelle Toulet affirme que ces exemplaires étaient : « souvent en mauvais état ». L’auteur des photos de cet article nous a assuré que c’était faux et les autres informations dont nous disposons confirment que la plupart étaient en bon état.

[7Outre l’architecture et l’histoire de l’art, sont concerné les revues ayant pour sujet l’urbanisme, les sciences sociales, la religion, la littérature, la géographie...

[8Nous rappelons - voir note 1 - que celui-ci est adjoint au bureau des bibliothèques de Paris. Lorsque nous l’avons joint pour la première fois, il nous a déclaré ne pas être au courant de ce qui se passait à la BHVP. Il nous a ensuite envoyé par mail les explications qu’il avait obtenues d’Emmanuelle Toulet et que nous avons reprises en italique et entre guillemets dans notre texte.

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