Les expositions-locations du Musée d’Orsay menacent les collections

1. Auguste Renoir (1841-1919)
Le Moulin de la Galette, 1876
Huile sur toile - 131 x 175 cm
Paris, Musée d’Orsay
Photo : RMN-GP/H. Lewandowski
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Ce n’est sans doute pas un hasard si plusieurs journaux, dont déjà Libération et La Croix (et ce n’est pas fini), consacrent presque simultanément des articles à la gestion discutée et discutable de certains musées établissements publics [1]. Ces enquêtes, menées indépendamment, prouvent qu’il y a incontestablement des problèmes graves qui commencent à inquiéter le Ministère de la Culture, jusqu’à présent totalement indifférent [2].
Notre propre article est consacré au Musée d’Orsay. Nous laisserons à d’autres (Sabine Gignoux dans La Croix s’y est déjà employée) le soin de signaler les dysfonctionnements dans sa gestion des ressources humaines. Nous nous contenterons ici de parler des œuvres fort malmenées par la politique de location tous azimuts de son président. Aux questions que nous avons envoyées de manière insistante et répétée, Guy Cogeval nous a fait dire : « Il n’y aura pas de réponse du musée ». Il est vrai que ce que nous révélons ici est difficile à justifier…

Nous avions, lorsqu’il s’agissait de rénover le musée, écrit que l’on pouvait a priori accepter que quelques expositions soient louées à l’étranger, puisque les œuvres ne pouvaient être exposées, et que cela permettait de récolter des fonds pour les travaux. Cependant, nous avions précisé qu’il ne devait s’agir que d’une période courte et que cette politique devrait rapidement cesser. Guy Cogeval lui-même nous avait affirmé : « après 2011, on ne pourra pas envoyer autant de chefs-d’œuvre dans des expositions hors nos murs »
C’était faux. Le Musée d’Orsay multiplie les expositions clés en main souvent de qualité scientifique médiocre mais en envoyant de nombreux chefs-d’œuvre à l’étranger. Certains tableaux majeurs passent leur temps à voyager, ce qui menace leur conservation et les rend à peu près invisibles pour le public parisien. Alors que le Louvre a résisté - avec succès - à l’envoi de la Liberté guidant le peuple à Pékin, Guy Cogeval s’est empressé de satisfaire les demandes du gouvernement : Le Moulin de la Galette (ill. 1) de Renoir, œuvre phare et néanmoins fragile du Musée d’Orsay, partira pour la Chine.

La position officielle du ministère a toujours été qu’on ne loue pas les œuvres mais que l’on fait payer le travail effectué par les conservateurs. Ce principe, parfaitement hypocrite, est évidemment faux et nous pouvons le prouver ici.
Du 24 avril au 1er septembre 2013, le Musée d’Orsay a organisé à Venise une rétrospective Manet. Il s’agissait d’une location qui concernait pratiquement toutes les œuvres du peintre conservées par Orsay au mépris des visiteurs du musée lui même. Le prix de location convenu dans la convention signée avec l’organisateur (la Fondazione dei musei civici di venezia) était de 500 000 € mais devait monter à 760 000 € si l’Olympia était du voyage. Celle-ci le fut puisqu’on se rappelle la grotesque (et inédite) demande que fit alors Guy Cogeval au Président de la République d’autoriser le « prêt » du tableau.

Il y a une inflation, incontestablement, du prix de ces expositions que le Musée d’Orsay vend un peu partout dans le monde. Prenons ainsi l’exemple de celle intitulée (dans les conventions) : Naissance de l’Impressionnisme, chefs-d’œuvre du Musée d’Orsay que le musée propose aux musées étrangers. En 2010, rebaptisée « De Manet à l’impressionnisme. Une renaissance moderne », elle a été présentée successivement à Madrid à la Fondation Mapfre (où nous l’avions vue), à San Francisco et à Nashville.
À chaque fois, cette exposition a été facturée 1 000 000 d’euros, ce prix ne comprenant pas, bien entendu, tous les frais annexes. Parmi ceux-ci, on notera avec amusement que l’organisateur devait à chaque fois prendre en charge le voyage du Président du Musée pour l’inauguration, ce qui n’est pas choquant en soi, si ce n’est que celui-ci voyage systématiquement en première classe tandis que l’autre « représentant du musée » n’est qu’en classe affaire…
Mais l’exposition connaît un revival qui aura lieu au Japon en 2014. Et pour celui-ci, les prix ont augmenté. Pour la même exposition (ou presque), The Yomiuri Shimbun, organisateur de l’étape qui aura lieu au National Art Center de Tokyo cet été, devra débourser 2 000 000 d’euros. Bien sûr, puisqu’il n’est pas question de louer officiellement les collections françaises, ces deux millions sont supposés venir compenser « l’assistance apportée par l’EPMO à la réalisation et à l’organisation de l’Exposition », l’organisateur étant « désireux de contribuer à la valorisation des collections et des activités du Musée d’Orsay »… Ces formules sont reprises mot pour mot dans chaque convention signée avec le musée. On pourrait pourtant penser que, désormais, la réalisation de l’exposition qui ne comprend que le travail « intellectuel » puisque tous les autres frais sont pris en charge par l’organisateur [3] et qui n’est que la reprise d’une formule existante, ne va pas occasionner une charge trop importante de la part des conservateurs.
L’inflation ne concerne pas seulement la location des œuvres : cette fois-ci, le contrat prévoit expressément le doublement des représentants du musée invités pour l’inauguration. Le Président, bien sûr, voyagera en première classe, et cette fois il sera accompagné du Responsable du Mécénat et des relations internationales. Deux employés supplémentaires du musée seront également du voyage, mais seulement en classe affaire.
Quant aux commissaires de l’exposition, ils devaient rester cinq jours sur place aux États-Unis. Au Japon (il n’y a qu’un seul commissaire), cette durée est passée à 10 jours. On se demande pourquoi.

Cela est anecdotique, mais des avantages en nature aussi importants ne peuvent-ils inciter la direction du musée à multiplier ces expositions ? On peut légitimement se poser la question. Il arrive d’ailleurs que des personnes n’ayant aucune compétence scientifique (secrétaires par exemple) soient envoyées en convoiement d’œuvres. Or, ces missions qui consistent à accompagner les objets prêtés aux expositions jusqu’à ce qu’ils soient accrochés dans le lieu qui les accueille sont du ressort des conservateurs ou des restaurateurs. Elles exigent un savoir faire bien spécifique. Comme nous l’a confié un ancien d’Orsay : « Cette pratique est dangereuse car il n’y a pas suffisamment de personnes compétentes qui accompagnent les œuvres, sans compter que cela nous fait passer auprès des musées étrangers pour des gens peu sérieux ».
Tout ceci est fait au détriment de la conservation des œuvres, ce que nous pouvons prouver ici de manière indubitable.
Une analyse fine des conventions concernant les deux venues aux États-Unis de cette exposition en 2010 et celle de 2014 au Japon révèle d’abord une curieuse différence. Les conditions environnementales demandées aux États-Unis sont formulées ainsi : « Selon les normes en vigueur et sauf mention particulière, les conditions suivantes sont requises :
 Taux d’hygromérie : 50% HR (+/- 5%) ;
 Température : 20° C (+/- 1°) ;
 Éclairage : 200 à 300 Lux, pour les peintures.
 »
Or, au Japon, si l’hygrométrie et l’éclairage doivent être les mêmes, il semble que les « normes en vigueur » aient changé depuis 2010 puisque les températures doivent être de : 21° C (+/- 2°) ! On se demande pourquoi les températures maximales qui ne devaient pas dépasser 21° peuvent soudain, au Japon, aller jusqu’à 23° ? Doit-on en déduire que ces conditions sont adaptées à ce que peut mettre en œuvre le lieu qui accueille les œuvres ?
Car, rappelons-le : un musée, ce sont des œuvres avant tout. Celles-ci sont pourtant fort maltraitées lors de ces expositions-locations sans objectif scientifique et dont le seul but est financier.

2. Édouard Manet (1832-1883)
La Dame aux éventails, 1873
Huile sur toile - 113,5 x 166,5 cm
Paris, Musée d’Orsay
Photo : RMN-GP/H. Lewandowski
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Nous prendrons donc ici l’exemple d’un tableau majeur d’Édouard Manet : La Femme aux éventails (ill. 2). Un constat d’état daté du 22 mars 2011 effectué pour l’exposition Manet, inventeur du moderne au Musée d’Orsay est très clair sur sa condition : « Ce tableau ne doit plus voyager » est écrit sur la page 2. Cette mention « Ne doit plus voyager » est rajoutée en rouge, soulignée et entourée, en haut de la première page, accompagnée de « Nouvelles microlacunes » et d’un signe danger (triangle avec un trait au milieu). Cela n’a pourtant pas semblé suffire à Guy Cogeval, pas davantage que la photo du tableau, en troisième page, où l’on peut lire les légendes suivantes et manuscrites : « microlacune récente » (deux fois) et sur le cadre : « état récent maquillé à l’aquarelle le 22/3/2011 ». La toile a en effet été prêtée depuis à la rétrospective de Venise, et elle s’apprête à repartir cet été au Japon dans l’exposition dont nous parlions plus haut.

Cet exemple est bien loin d’être unique. Nous n’avons pas pu étudier d’autres constats d’état d’œuvres fragiles, car le musée nous en a refusé la consultation ce qui est en soi abusif [4]. Nous avons cependant pu avoir connaissance d’un échange de mails fort instructif datant de décembre 2010 et ayant concerné plusieurs conservateurs d’Orsay. On y lit parmi d’autres les phrases suivantes :

 « Les tableaux subissent des dommages sur place, certes, mais […] la liste de plusieurs pages d’interventions qui sont effectuées à l’étranger par les restaurateurs convoyeurs lors de chaque exposition hors les murs d’Orsay [est] beaucoup plus alarm[ante] » ;

 « Les collections de peinture du musée d’Orsay sont en train d’être ruinées par les prêts de toutes les œuvres [...] fragiles [qui] ne dev[raient] plus voyager »

 « par ces prêts locations, elles rapportent de l’argent pour des travaux du bâtiment, l’écrin au détriment des joyaux qui y sont conservés, acquis par achats ou donations, et dont nous ne sommes plus "conservateurs" puisque nous les abîmons tous les jours ».

3. Édouard Manet (1832-1883)
Le Fifre, 1866
Huile sur toile - 161 x 97 cm
Paris, Musée d’Orsay
Photo : RMN-GP/H. Lewandowski
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La situation était donc, en 2010, très inquiétante de l’aveu même de ceux qui sont normalement en charge de la conservation. Rien ne s’est amélioré aujourd’hui, bien au contraire, les œuvres continuant à voyager sans aucun égard pour leur condition. Voici quelques statistiques démontrant cette tendance au nomadisme d’ailleurs déjà bien entamée avant la nomination de Guy Cogeval.
Depuis 2001, la Dame aux éventails aura été prêtée onze fois [5] (douze fois donc avec le prochain envoi à Tokyo). Pour rester avec Manet, Le Fifre (ill. 3) bat un record puisque sur la même période il se sera déplacé treize fois. Quatorze fois si l’on prend en compte l’exposition de Tokyo (où il sera également envoyé) et même quinze fois en 2015 puisqu’il fait partie de la liste des œuvres proposées pour le premier envoi à Abu Dhabi. Quinze prêts en quinze ans pour le Fifre, un des tableaux les plus importants du peintre, ainsi menacé dans son intégrité par ceux-là même qui sont en charge de sa conservation et très rarement visible pour les visiteurs du musée.
On pourrait poursuivre cette litanie ad nauseam : Monet, Le Parlement de Londres, douze fois depuis 2004 ; presque tous les Cézanne ont été prêtés/loués au moins huit fois depuis 2001... On se demande vraiment à quoi sert la commission des prêts au ministère de la Culture, mais celle-ci ne connaît des tableaux que ce que le Musée d’Orsay veut bien lui dire et on n’imagine pas les conservateurs du musée venir lui dire ouvertement qu’il ne faut plus prêter telle ou telle œuvre.

Dans une interview donnée au magazine de Christie’s de janvier-février 2014, Guy Cogeval affirme : « je pense que le futur du musée réside dans la circulation de ses collections [6] » Tout le reste de l’interview n’est qu’un long panégyrique de cette politique.
Si Cogeval n’a pas daigné nous répondre, il l’a fait (uniquement par écrit) à Sabine Gignoux de La Croix qui lui a demandé si le développement des expositions payantes ne se faisait pas au détriment des œuvres. Celui-ci a osé répondre : « Ces expositions internationales sont toujours fondées sur des œuvres dont l’état de conservation rend un voyage sans danger prévisible [...] ». C’est faux, comme nous venons de le démontrer. Un fonctionnaire de la Direction des Patrimoines nous a confié : « C’est un combat quotidien de contrer certaines lubies des présidents d’établissements publics dont la presse parle en ce moment ». Le ministère de la Culture doit faire face à ses contradictions : en réduisant toujours davantage les budgets des musées et en les encourageant à trouver des financements quoi qu’il en coûte, il se rend complice de ces dérives. Il est temps qu’il mette un holà à son double langage.

Didier Rykner

Notes

[1Voir aussi l’invraisemblable pratique tarifaire du Musée d’Orsay sur le site Louvre pour tous.

[2Celui-ci s’est contenté, dans le meilleur des cas, de demander des explications ou de diligenter des inspections qui ne conduisent à rien.

[3Il est bien précisé, dans chaque contrat, que : « Aucune dépense de quelque nature que ce soit liée à l’Exposition ne sera prise en charge par l’EPMO. »

[4Le service des Musées de France nous a confirmé que « ces constats d’état peuvent être consultés par tout citoyen qui en fait la demande ».

[5Nous avons retenu les listes d’expositions indiquées dans les notices d’œuvres sur le site du musée, en ajoutant celles pour lesquelles nous savons que le tableau s’est déplacé même s’il n’y est pas indiqué. Pour la Dame à l’éventail, par exemple, l’exposition « Manet à Venise » n’est pas signalée. Il s’agit donc d’un nombre de déplacement peut-être encore sous-estimé.

[6« I think the museum’s future lies in touring its collections ».

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