Le Directeur du Patrimoine aime-t-il le patrimoine ?

1. Charles Neveu
Façade sur rue de l’mmeuble du 12, rue de Tournon, Paris 6e
Photo : D. Rykner
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Cette question peut paraître insolente, mais elle témoigne du malaise face à l’action de l’actuel titulaire de ce poste prestigieux, créé en 1980 au ministère de la Culture, M. Michel Clément. Nommé du temps de Jean-Jacques Aillagon, cet ancien archéologue, passé par les Drac, est à nouveau au cœur d’une affaire qui fait douter les défenseurs du patrimoine de ses qualités. Rappelons que son nom est mêlé à plusieurs dossiers récents et douloureux, dont la liste qui suit n’est pas exhaustive : celui du massacre du magnifique bastion de l’enceinte Renaissance de Paris, découvert « par hasard » sous le musé de l’Orangerie, aux Tuileries ; celui du stade de football de Lille, qui devait saccager le site de la citadelle de Vauban, aujourd’hui protégée par l’Unesco, et que seule l’action en justice des citoyens a pu empêcher (voir article) ; celui de la dénaturation de la forteresse de Vauban à Belfort, hélas effective ; celui de la vente des hôtels de Vigny et de Croisilles, au Marais, siège de la médiathèque du Patrimoine, sans solution sérieuse de transfert de ses précieuses collections (voir article) ; celui enfin du Quartier Henri IV du château de Fontainebleau, où l’architecte en chef des Monuments historiques se croit autorisé à dénaturer profondément le bâtiment par l’application méthodique d’une peinture jaune totalement anachronique, sans que personne n’intervienne, dans un laisser-aller incompréhensible (voir article). A chaque fois, M. Clément était en position d’éviter ces erreurs, il a au contraire laissé faire, voire appuyé l’action funeste du ministère [1].


2. Charles Neveu
Un des deux escaliers menacés de
l’immeuble des ailes sur cour du
12, rue de Tournon, Paris 6e
Etat avril 2008
Photo : D. Rykner
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Une nouvelle et récente affaire le met gravement en cause, dans un dossier parisien qui constitue un véritable cas d’école. Il s’agit du projet de dénaturation d’un édifice majeur du Paris de Louis XVI, magnifique immeuble de rapport du 12, rue de Tournon (VI e arrdt.) entièrement protégé par la loi de 1913 sur les Monuments historiques (il est en effet inscrit à l’Inventaire supplémentaire depuis 1993) [2]. Cet édifice, le chef-d’œuvre de l’architecte Charles Neveu, sans doute aidé de Soufflot lui-même, a été bâti en 1777, à quelques mètres du palais du Luxembourg ; tous les passants connaissent sa haute et mâle façade de pierre blonde (ill. 1), récemment restaurée. Les ailes sur cour sont desservies, à la jonction du corps de logis entre cour et jardin, par deux grands escaliers à vide central (ill. 2) et rampe de fer forgé, qui se terminent par une disposition formant pont (ill. 3), tout à fait original sinon unique. Sols, rampes et volume sont intacts et parfaitement d’origine.


3. Charles Neveu
Pont menant aux combles en haut d’n
des deux escaliers menacés de
l’immeuble des ailes sur cour du
12, rue de Tournon, Paris 6e
Etat avril 2008
Ce pont serait conservé
Photo : D. Rykner
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Un projet banal, hélas, de pose d’ascenseur dans ces deux cages d’escalier, est mis à l’ordre du jour en 2007 dans cette copropriété aisée. Demande récurrente, qui avait déjà échouée il y a quelques années et avait alors motivé une protection très détaillée de l’édifice, dont les deux escaliers. La demande est transmise aux services de la mairie de Paris (permis de démolir et de construire), ainsi qu’à l’architecte des Bâtiments de France, eu égard au statut juridique de l’édifice. Celui-ci refuse dans un premier temps, appliquant logiquement la loi de 1913. Le dossier monte alors à l’échelon supérieur, et c’est M. Clément lui-même qui le traite : désavouant ses services, le directeur du Patrimoine donne l’autorisation de dénaturer les deux escaliers, dont les sols de pierre au rez-de-chaussée seront défoncés [3] et rampes de fer forgé sciées pour laisser passer l’ascenseur à chaque niveau ! La Ville de Paris délivre en conséquence en septembre 2007 le permis de démolir. Un recours est fort heureusement déposé peu après par deux copropriétaires hostiles à ce massacre, ainsi que par la Société pour la protection des paysages et de l’esthétique de la France, association nationale reconnue d’utilité publique bien connue pour sa pugnacité. La justice suit désormais son cours ; le permis de construire n’a toujours pas été délivré par la Ville.

Depuis des années, les amoureux du Patrimoine connaissent le danger que les ascenseurs font peser sur les escaliers du vieux Paris. Ils essaient de sensibiliser les propriétaires, comme les architectes à cette question si délicate. Ils interpellent les pouvoirs publics sur le scandaleux vide juridique qui permet de réaliser ce type de travaux sans aucune autorisation administrative. Et, pour sauver ce précieux patrimoine, ils demandent régulièrement une protection au titre de la loi de 1913 pour les plus beaux escaliers, protections que prononce le préfet de région, après avis de la Commission régionale du patrimoine et des sites (CRPS).

L’affaire de la rue de Tournon n’aurait donc pas dû exister : il s’agit d’un édifice remarquable qui figure dans toutes les anthologies de l’architecture parisienne, et que l’Etat a protégé, sagement conseillé par des experts et des historiens de l’architecture [4]. L’architecte des Bâtiments de France a joué son rôle de gardien face à une menace habituelle. Et c’est le propre directeur du Patrimoine qui est venu ruiner la crédibilité de toute cette chaîne de connaissance et de protection ! Au nom de quoi ? Son avis n’étant pas motivé sur le fond, comment interpréter son action en faveur des vandales ? M. Clément trouve [5] que ces deux escaliers Louis XVI ont peu d’intérêt (ils sont « simplement » inscrits, dit-il avec une pointe de relativisme stupéfiant sous sa plume de gardien du patrimoine…) et qu’il peut, contre l’avis des meilleurs spécialistes et de ses propres services, les rayer de la carte. Il croit même que cette opération de découpe est « réversible », preuve qu’il n’est pas très au fait de la situation sur le terrain. Il existe à notre connaissance un seul cas où un ascenseur, posé illégalement au 52, rue de la Verrerie (75004) dans le secteur sauvegardé du Marais, a été démonté et sa rampe d’origine reconstituée… mais c’est une rampe neuve, qui ne nous console qu’en partie. On connaît d’ailleurs ce type d’argument, tout est réversible en effet, et après ? Pourquoi autoriser une destruction, si on pense qu’il faudra ensuite la réparer ? Pour cette raison, et d’autres rappelées plus haut, il est clair que M. Clément [6] n’est plus capable de discernement. En conséquence, est-il encore digne d’exercer ses fonctions ?

« On ne peut pas tout conserver », a-t-il déclaré un jour, dans une réunion publique. Prenons-le aux mots : on ne peut plus conserver Michel Clément à la direction du Patrimoine. Souhaitons donc que la prochaine réorganisation annoncée du ministère de la Culture ait au moins un point positif : son départ pour des fonctions qui lui conviendraient mieux, loin, bien loin du patrimoine.

P.S. Alors que les travaux de démolition ont commencé sur un des escaliers, la justice vient de les interrompre (voir brève du 18/7/08).

Alexandre Gady et Didier Rykner

Notes

[1Reconnaissons lui, en revanche, le courage d’avoir, tout récemment, dénoncé les baisses de crédit qui asphyxie son service. Par ailleurs, la Médiathèque du Patrimoine a enfin trouvé un point de chute, un an et demi après que la décision de quitter le Marais a été prise.

[2Nous utilisons cette expression par commodité bien que la loi de 1913 soit maintenant inclue dans le code du patrimoine.

[3Les machineries doivent être installées dans les sous-sols, dont les voûtes de pierre seront crevées.

[4La façade a été gravée par César Daly et l’édifice a été commenté par Julien Guadet. Voir Michel Gallet, Les architectes parisiens du XVIII e siècle. Dictionnaire biographique et critique, Paris, 12995, p. 379.

[5Nous publions ici-même la réponse qu’il a fait adresser par ses services en réponse à nos interrogations. Nous ajoutons à la suite nos propres commentaires.

[6Le pire étant rarement évitable en matière de politique culturelle, Michel Clément a été nommé le 7 mai 2008 au poste regroupant le patrimoine, les musées, les archives, l’archéologie... (voir brève du 12/5/08)

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