Le consternant rapport sur « la circulation des collections publiques »

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Lorenzo Lotto (1480-1556)
Le Christ portant sa croix
Huile sur toile - 66 x 60 cm
Paris, Musée du Louvre,
peut-être bientôt déposé pour un an dans
les locaux de La Tribune de l’Art ?
Photo : RMN-GP/T. Le Mage
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Une mauvaise question apporte souvent une réponse du même tonneau. Il n’est donc pas étonnant que le rapport sur la « circulation des collections publiques », remis par Alain Seban à la ministre de la Culture qui le lui avait demandé, soit consternant. La ministre, de toute façon, expliquait déjà ce qu’elle voulait dans la lettre de mission et le président du Centre Pompidou, qu’il n’y avait pas besoin de convaincre, s’est contenté de décliner ses « solutions » sur exactement 26 pages [1].

Alain Seban, qui a beaucoup consulté, nous avait même demandé notre avis en nous recevant à ce sujet. Par principe, nous acceptons toujours ce type de dialogue. Mais à voir le résultat, il est clair que nous aurions pu nous épargner cette perte de temps.

Tout le monde au musée !

Tout le rapport part d’un seul postulat : il faut amener au musée les Français ne les fréquentant jamais, soit environ un tiers de la population. Une position de principe que l’on peut contester : imaginerait-on que l’on se donne le même objectif pour le théâtre, le cinéma, ou même la fréquentation des stades de football ? Pourquoi faut-il absolument que tout le monde aille au musée ?
Mais en admettant que cette volonté soit légitime, ne faudrait-il pas se poser plutôt la question de la manière suivante : comment s’assurer que tous les musées existants soient ouverts, qu’ils exposent leurs collections le mieux possible, qu’ils proposent les meilleures conditions de visite possibles, avec les meilleurs outils de « médiation » (un terme à la mode) ? Bref, que l’on donne la possibilité à chaque Français de fréquenter, s’il le souhaite, des établissements lui donnant vraiment envie de découvrir ce qu’est un musée. On pourrait par exemple s’inquiéter des habitants de Saint-Étienne, qui ne peuvent voir la peinture ancienne, entièrement en réserve. Ou de Saint-Germain-en-Laye dont le musée municipal est invisible. Il n’est pas le seul en France, hélas.

Non, il faut absolument que tous les Français, même ceux qui ne s’y intéresseront jamais, aillent au musée. Mais puisque cela est impossible à réaliser, à moins de les y emmener de force, on va aller à leur rencontre. C’est-à-dire déplacer les œuvres vers les lieux les plus improbables en imaginant que voir ces quelques œuvres leur ouvrira les yeux et déclenchera chez eux l’envie irrépressible de se précipiter dans le musée de leur ville (si celui-ci n’est pas fermé). Tout ceci était déjà contenu dans le cahier des charges remis par la ministre.
Celle-ci, en effet, prétend que le cœur de sa mission est de : « Rapprocher les œuvres d’un public qui, quelle qu’en soit la raison, ne se déplace pas pour les voir, constitue le cœur du service public de la culture ». Après avoir flatté le rapporteur (« [La tradition] de prêts entre musées […] s’est renouvelée avec des expériences d’un grand intérêt, telles que le Centre Pompidou mobile »), la ministre lui suggère déjà ce qu’il doit proposer « la possibilité de réaliser, de manière simultanée, une exposition « hors les murs » d’une ou plusieurs œuvres ». En fonctionnaire obéissant, Alain Seban a donné à la ministre ce qu’elle souhaitait (il n’a sans doute pas eu à se forcer beaucoup).
Ainsi, sa conviction est que pour toucher un public nouveau (l’alpha et l’oméga de la politique du ministère), il « est nécessaire que les musées sachent sortir d’eux-mêmes et aller aux-devants [sic] de ces Français qui ne vont jamais au musée ».

Un grand chambardement quinquennal

Dans son rapport, Alain Seban ne s’attaque jamais aux vrais problèmes. S’il fait le constat, à juste titre, du frein que constituent les primes d’assurances que doivent payer les musées pour obtenir en prêt certaines œuvres importantes, il ne s’agit pour lui que de faciliter, en évitant ces primes, le prêt ponctuel d’un chef-d’œuvre, à court terme, sans raison scientifique et hors de son contexte.
C’est le sens de sa proposition n° 1 qui, au lieu de préconiser la dispense d’assurance des prêts des musées nationaux aux musées de province dans le cadre d’une véritable exposition, demande que cette facilité ne soit accordée que pour un prêt de durée longue (« proche de la limite maximale d’un an ») et s’inscrivant « dans le cadre d’un partenariat qui fait d’une politique de prêt soutenue sur la durée une substitution à une politique de mise en dépôt » (ce qui ne veut rien dire). Il s’agit donc de favoriser des dépôts d’un an hors de tout contexte scientifique, alors que la véritable mesure qu’il aurait dû préconiser serait que les prêts des musées nationaux aux musées de province pour leurs expositions soient dispensés du paiement de primes d’assurance, celles-ci étant prises en charge par l’État comme c’est le cas pour les prêts entre musées nationaux. De nombreux établissements doivent en effet renoncer à certains emprunts pour leurs expositions car le montant en devient prohibitif.

Il devrait également s’interroger sur les dépôts des collections nationales qui ne sont pas exposées au public par les musées dépositaires. On ne prendra ici que deux exemples, celui de Saint-Étienne et celui d’Aix-en-Provence (voir aussi ici) : ces musées, qui bénéficient d’œuvres très importantes du Louvre, ne les montrent pas et n’ont aucune intention de les montrer. Reprendre ces dépôts, et les affecter à d’autres musées dont ils permettraient de compléter les collections et qui s’engageraient à les présenter au public, serait une proposition utile et vertueuse. Elle ne figure bien sûr pas dans ce rapport.
En revanche, la proposition n° 2 est d’un contenu et d’un flou fort inquiétants. Elle suggère en effet de faire « des redéploiements significatifs afin d’assurer une mise en cohérence des fonds [...] par vagues quinquennales successives. » Tous les cinq ans, on déplacerait ainsi de très nombreuses œuvres ? Dans quel objectif réel ? On n’en saura rien.

Pour mettre en place ce grand chambardement quinquennal, Alain Seban propose la création d’une instance spécifique « placée directement auprès de la ministre de la Culture et de la Communication ». À l’heure où le ministère coupe les crédits (utiles) un peu partout et que le gouvernement affirme vouloir supprimer les instances inutiles, il propose la création d’un nouveau comité Théodule : le « Haut conseil des dépôts d’œuvre d’art », qui serait issu d’une transformation de la commission de récolement.
Pour mettre ces propositions en œuvre, Alain Seban propose qu’une « mission spécifique » soit confiée à un « parlementaire en mission, épaulé par un conservateur général du patrimoine et un membre du Conseil d’État ou de l’inspection générale des affaires culturelles » (soit un spécialiste des musées sur trois…). L’un de ses principaux soucis sera d’ « éviter tout effet anxiogène d’une telle perspective » en affirmant clairement qu’il s’agit « d’une opération gagnant-gagnant pour les musées dépositaires ». Tout cela est fort comique (ou pas, c’est selon).

Tout sauf les musées

Mais pourquoi déposer des œuvres dans d’autres musées ? On revient avec la proposition n° 5 à l’intention de fond : « mener des expériences de médiation originales dans et hors [l]es murs ». Présenter des collections le mieux possible pour les visiteurs d’un musée ne suffit pas : il faut les présenter ailleurs comme nous le disions plus haut.
Heureusement, cette condition serait « simple à mettre en œuvre [et] facilement adaptable » (rappelons ici qu’il ne faut pas être « anxiogène »). Un dépôt d’œuvre en effet « ne doit pas se traduire par une présentation figée de l’œuvre » [sic]. Il faut « mettre en valeur » (ce qui ne veut pas dire l’exposer au sein des collections permanentes en lien avec les autres œuvres, c’est d’un ringard…) et faire des actions de « médiation », le mot à la mode.

La proposition n° 6, particulièrement scandaleuse, découle de cela. Il s’agirait de modifier l’article L 441-2 du Code du patrimoine qui définit les missions permanentes du musée. Pour Alain Seban, et sans doute pour Aurélie Filippetti, il n’est pas suffisant qu’un musée ait à :

  conserver, restaurer, étudier et enrichir [ses] collections,
  rendre [ses] collections accessibles au public le plus large,
  concevoir et mettre en œuvre des actions d’éducation et de diffusion visant à assurer l’égal accès de tous à la culture,
  contribuer aux progrès de la connaissance et de la recherche ainsi qu’à leur diffusion.

Ce qu’il faut, désormais, c’est aussi : « présenter des œuvres de leurs collections dans et hors les murs, en milieu muséal comme non muséal, accompagnées d’un dispositif de médiation adapté ».

Les prêts ou dépôts entre musées, sans objectifs scientifiques, uniquement pour « faire circuler les œuvres » posent déjà un problème lié à la conservation et à l’instrumentalisation des collections. Mais l’objectif assumé de développer de plus en plus les expositions hors les murs en « milieu non muséal » ajoute aux dangers liés aux transports inutiles des œuvres un autre risque lié à leur accrochage dans des lieux non adaptés pour cela.

La proposition n° 7 vise donc à mettre cette brillante idée (exposer les musées hors des musées) en application (et plus vite que cela s’il-vous-plaît). Il s’agit en effet d’une « nouvelle orientation politique forte et innovante ». Il faut donc faire « un test en vraie grandeur », concernant bien entendu « des œuvres majeures ».

Comme si la création du Haut conseil des dépôts d’œuvre d’art suggérée dans la proposition n° 2 ne suffisait pas, Alain Seban souhaite créer un second comité. Pardon, pas un comité : un « observatoire » ! C’est la proposition n° 8 (et n° 9) qui prévoit donc de créer un nouveau machin permettant « de recenser les expériences à la fois au plan quantitatif et qualitatif et d’assurer leur évaluation en terme de fréquentation et d’élargissement des publics selon des critères homogènes », de « créer une base de données […] des expériences innovantes de diversification des publics » et d’ « évaluer ces dispositifs afin que soit mesuré leur impact réel ». Est-ce franchement bien nécessaire ? On ne voit pas bien comment toutes ces belles propositions ne pourraient pas porter leurs fruits : à chaque fois qu’un ministère évalue ses actions, celles-ci sont forcément des succès. Donc à quoi bon une telle évaluation ?

Au passage, admirons comment Alain Seban, président du Centre Pompidou, tacle une initiative (il faut le dire, tout aussi contestable que les siennes) d’un autre président d’établissement public, Jean-Paul Cluzel, qui envisagerait rien moins qu’une opération appelée « La Ronde des chefs-d’œuvre » [sic] et qui consisterait à « créer un échange temporaire et simultané d’œuvres majeures entre musées territoriaux dans le cadre d’une opération exceptionnelle ». C’est, effectivement, un peu n’importe quoi. Cela ne plaît pas à Alain Seban, pas parce que l’on déplacerait des chefs-d’œuvre en leur faisant courir des risques sans raison valable, mais parce que « son impact en termes de diversification des publics reste à démontrer ». Et oui, ces œuvres seraient exposées dans des musées ! Or, ce que veut Alain Seban, c’est qu’on sorte enfin les objets de ce cadre vieillot et qu’on les envoie un peu partout.

La proposition n° 10 ne propose rien. Elle se contente de rappeler que la politique de décentralisation des grands établissements nationaux a été une belle idée (logique, c’est le ministère de la Culture qui s’en est occupé…) et que leur programme de « laboratoires irremplaçables d’innovation culturelle » ne doit pas dériver… Alain Seban affirme aussi que la création de nouveaux établissements de ce type n’est pas à l’ordre du jour, ce dont on se doutait un peu.

Quant à la proposition n° 11, elle est carrément comique : le président du Centre Pompidou propose à la ministre d’arrêter l’expérience du Centre Pompidou mobile qu’il avait lui même initiée (et qu’il a déjà décidé d’interrompre). Pourtant (quelle surprise !), il s’agissait d’un « grand succès ». On appréciera pourtant une tentative bien timide d’autocritique : le Centre Pompidou mobile a en effet été victime d’ « un certain nombre d’erreurs de conception techniques » et de « difficultés avec les entreprises sous-traitantes » qui « ont sans doute contribué à majorer les coûts d’exploitation ».

Des centres commerciaux aux prisons : de nouveaux lieux d’exposition

Avant de passer à la proposition n° 12, le rapport s’attarde à citer tous les lieux extérieurs aux musées pouvant accueillir des œuvres.
Les premiers sont les monuments historiques eux-mêmes. Quelle horreur cependant : « les monuments historiques ne paraissent pas offrir les conditions optimales pour toucher les publics les plus éloignés de la culture ». Il en va de même de tous les autres établissements culturels, mais aussi des établissements scolaires, puisque « le public scolaire vient aisément au musée grâce au développement de l’éducation artistique et culturelle ».

Il envisage donc : les hôtels de ville, les centres commerciaux, les gares ferroviaires et les aéroports, les établissements pénitentiaires et les hôpitaux. On ne comprend pas la timidité d’Alain Seban. Il pourrait penser à beaucoup d’autres endroits : les gares routières (pourquoi seraient-elles injustement exclues ?), les grands magasins (pourquoi uniquement les centres commerciaux), les magasins de proximité (pourquoi toujours favoriser la grande distribution ?), les stations de métro, les abribus, les commissariats de police (pourquoi privilégier les détenus au détriment des forces de l’ordre ?), les Palais de Justice (pourquoi les accusés qui seront finalement innocentés n’auraient-ils pas, eux aussi, droit aux œuvres des musées ?), les centres de colonies de vacances, les HLM de banlieue, les casinos… Nous en oublions certainement : la ministre de la Culture, dans sa conférence de presse du 13 septembre 2013 a cité aussi les entreprises, qu’elle trouve « des lieux très adaptés » pour exposer les collections des musées. Quelle bonne idée ! La Tribune de l’Art est d’ores et déjà candidate pour obtenir en dépôt, par exemple, Le Christ portant sa croix de Lorenzo Lotto du Louvre. Promis, on y fera très attention. Il est vrai que nous allons souvent dans les musées et que nous ne serons probablement pas éligibles…

Pour Alain Seban, « il ne s’agit pas de présenter une exposition, mais de présenter des œuvres originales » (l’un s’opposerait-il à l’autre ?) car « les expositions, conçues comme des ensembles cohérents d’œuvres organisés autour d’un thème ou d’un artiste, s’adressent à des publics déjà familiers des musées ». Ce n’est donc pas bien : il ne faut surtout pas présenter des ensembles cohérents d’œuvres.
Il ne faut pas non plus présenter trop d’œuvres : une seule peut même suffire. Mais une œuvre importante : « les opérations hors les murs doivent présenter des chefs-d’œuvre, en tout cas des œuvres majeures ». « Pour créer le désir du musée chez ceux qui ne l’éprouvent pas encore, il faut leur donner à voir le meilleur du musée ». Dans quel monde merveilleux vit donc l’auteur de ce rapport, qui pense que la vision d’un chef-d’œuvre donnera tout à coup, comme par magie, l’envie à quelqu’un n’aimant pas les musées et n’y mettant jamais les pieds de s’y précipiter toutes affaires cessantes ?

La ministre de la Culture, dans sa lettre de mission, demandait à Alain Seban d’ « intégrer [dans son étude] les dimensions de sûreté des œuvres et de protection du patrimoine ». Un aspect qui était jusqu’ici à peine effleuré dans le rapport. On apprend avec un peu d’effarement que si la durée de l’opération est très brève « les normes de conservation peuvent ne pas être respectées en permanence ». Il ajoute : « En revanche, dès lors que l’opération dure plus de quelques jours, il convient d’assurer les normes de conservation requises par la nature de l’œuvre et de garantir sa sécurité contre l’incendie, la dégradation ou le vol, et ce 24 heures sur 24 ». On est ici passé dans la quatrième dimension : le président d’un grand musée national (qui n’est, il est vrai, ni historien de l’art, ni conservateur) propose très sérieusement de déplacer des chefs-d’œuvre pendant quelques jours (il préconise un jour) sans assurer les normes de conservation, ni garantir la sécurité contre l’incendie ou le vol. Et ce, pourquoi pas, dans des prisons ou des centres commerciaux. Chacun appréciera.
On ajoutera que l’un des risques des déplacements d’œuvre, c’est le déplacement de l’œuvre elle-même, qu’elle reste un jour ou trois mois sur place.

Et l’on conclut ce brillant rapport par la proposition n° 12 dont nous ne sommes pas sûr d’avoir tout compris dans le détail : « Réaliser une opération nationale annuelle de présentation d’œuvres hors les murs sur la base de neuf œuvres par musée partenaire présentée pendant un jour dans trois lieux différents sur une durée de neuf mois » [Sic et ouf]… On croirait l’énoncé d’un problème de mathématique au collège.

Que fera la ministre des propositions de ce rapport ? Elle l’a dit dans la conférence de presse évoquée plus haut : elles seront mises en œuvre. À chaque fois qu’un nouveau ministre de la Culture arrive, nous essayons de croire qu’il sera meilleur que le précédent, et qu’il agira enfin pour le bien des musées et du patrimoine. Frédéric Mitterrand a été plus que décevant. Il y a désormais un vrai risque qu’Aurélie Filippetti atteigne le niveau de médiocrité jamais encore dépassé de Renaud Donnedieu de Vabres.

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