Le classement des musées ou comment comparer les carpes et les lapins

C’est une tradition désormais bien établie : le Journal des Arts - un excellente journal au demeurant - vient de publier [1] son classement des musées utilisé, selon la lettre accompagnant le questionnaire adressé aux chefs d’établissement, « [par] les conservateurs et autorités de tutelle [...] comme un véritable outil ».

Que les autorités de tutelle, mairies ou conseils généraux, utilisent ce classement, rien n’est plus vrai. Et c’est d’ailleurs tout le problème. Car l’absurdité de l’exercice, qui consiste à comparer ce qui n’est pas comparable, à utiliser des critères purement quantitatifs pour évaluer ce qui est par nature qualitatif, ne serait pas bien grave si celui-ci n’avait tendance à passer pour parole d’évangile auprès des décideurs et à nuire aux musées, qu’ils soient bien ou mal classés. Dans le premier cas, on leur rétorque qu’ils ont donc suffisamment de moyens et qu’ils n’ont besoin de rien de plus ; dans le second, on les accuse d’être des incapables et de gaspiller leur budget.
Comme il est tout de même plus valorisant d’être en tête, certains d’entre eux ont tendance à « arranger » les réponses, procédé d’autant plus simple à réaliser que le nombre d’établissements concernés rend impossible un contrôle sérieux des résultats. Ils y sont d’ailleurs invités par le questionnaire lui-même qui précise par deux fois qu’« une réponse, même approximative, rapporte toujours plus de point qu’une non réponse. » Et attention : « [ces] points [...] peuvent s’avérer très précieux pour glaner quelques places. » Voilà les musées avertis, la course est lancée, que le meilleur gagne.

Le meilleur vraiment ? Evidemment non. Car comment comparer le musée d’art religieux de Paray-le-Monial avec le Louvre, celui de la Chaussure à Romans avec le Quai Branly. Comment même comparer Carnavalet et le musée Bourdelle, deux établissements de la Ville de Paris qui n’ont ni la même taille, ni le même type de collection ? La quantification des réponses, qui tend à faire paraître ce questionnaire comme purement scientifique, est totalement illusoire, ce qui n’est pas bien difficile à démontrer.

Dire si le musée dispose d’une salle de documentation ouverte au public [2] est aisé. Préciser le nombre de chercheurs y ayant travaillé dans l’année est plus difficile. Ne parlons même pas du Louvre qui dispose d’au moins autant de documentations que de départements (faut-il multiplier le nombre de points par celui de documentations ?). Comment connaître le nombre de chercheurs total sachant que le suivi n’est pas informatique et se fait de manière autonome pour chaque documentation, l’inscription sur le registre n’étant d’ailleurs pas systématique de la part des visiteurs. Rien de plus facile, en tout cas, pour un musée, de doubler ou de tripler le nombre de personnes consultant sa documentation. Ce critère est-il pertinent d’ailleurs ? Un musée très spécialisé pourra avoir la meilleure documentation du monde, ouverte sept jours sur sept aux chercheurs du monde entier, il n’aura peut-être qu’un public très restreint. Sera-t-il mauvais pour autant ?

Beaucoup de critères utilisés ne sont par judicieux pour décréter qu’un musée est bon ou ne l’est pas. Il est ainsi demandé la superficie des réserves en m2. Que tirer d’un tel enseignement ? Un musée qui exposerait l’essentiel de ses collections (par exemple l’Orangerie) peut très bien avoir des réserves toutes petites. Faut-il s’en offusquer ? Un musée qui disposerait d’un très grand hangar où les œuvres seraient entreposées sans que les conditions de conservation et de sécurité soient remplies se retrouverait ainsi, pour ce critère, devant le musée précédent.

Le nombre total d’expositions temporaires présentées dans l’année pourrait paraître un critère reflétant au mieux l’activité scientifique du musée. Ce n’est évidemment pas le cas. Un musée qui produirait deux expositions de haute tenue, bénéficiant d’une muséographie réussie, avec des catalogues faisant référence, sera plus mal classé que celui qui organiserait quelques accrochages bâclés, à la va-vite, d’artistes locaux soutenus par le maire. Encore une fois, l’aspect qualitatif, le seul qui compte vraiment, n’est jamais pris en compte dans ce classement, tout simplement parce qu’il ne peut pas l’être.
De même, peut-on réellement compter comme un critère positif le nombre d’expositions organisées « hors les murs » ? A ce compte, le Louvre sera certainement favorisé, alors que le Journal des Arts s’est toujours clairement opposé aux expositions payantes.

On interroge les musées sur l’existence d’un catalogue (de moins de 10 ans), vendu au public des œuvres de la collection permanente. Voilà le type même de la question floue. Qu’est-ce qu’un catalogue ? Faut-il qu’il soit complet ? Raisonné, ou un catalogue sommaire suffit-il ? Ou mieux : un guide des collections est-il considéré comme un catalogue ? Le musée qui nous a transmis ses réponses avait coché oui, alors qu’il n’existe pas de catalogue des œuvres de la collection permanente, seulement un guide. Un musée qui aurait catalogué l’ensemble de son fonds il y a onze ans serait, sur ce critère noté 0, contrairement à un musée ayant publié un petit guide illustré des collections l’année dernière. D’ailleurs, les musées ne s’y trompent pas : grâce au Journal des Arts, on apprend qu’à l’exception de deux, tous ceux arrivés dans les 31 premiers (pour le classement Conservation) ont répondu avoir un catalogue de leurs collections... même ceux qui n’en ont pas. Inutile de mettre à l’index tel ou tel établissement : à peu près aucun n’a de catalogue complet de toutes ses collections (à notre connaissance, seul Grenoble devrait arriver bientôt au terme de ce travail qui aura duré beaucoup plus que dix ans). On remarquera cependant qu’en 2008, Besançon avait un catalogue des collections permanentes, mais qu’il n’en a plus en 2009 ! (peut-être cet hypothétique catalogue a-t-il été publié en 1998 ?) On fera la même remarque sur l’existence, dans l’année, de nouveaux ouvrages parus sur le musée : un petit fascicule compterait ici autant qu’un catalogue raisonné.

Quant à prendre en compte le nombre d’œuvres exposées dans les collections permanentes, est-ce vraiment un critère pertinent ? A ce compte, un musée de la préhistoire sera forcément mieux considéré qu’un musée de peinture, puisque le nombre d’objets exposés dans le premier aura toutes les chances d’être plus important que dans le second. A moins que ce ne soit celui-ci qui soit favorisé, une sous-question prévoyant que le nombre de peintures soit également signalé. Et par peintures, le questionnaire entend : « toile, bois, papier, fresque... ». Un musée qui exposerait des dessins en permanence, au mépris des règles de conservation, se verrait ainsi gratifié de très bonnes notes...
Sur ce critère, le Musée de Villeneuve-lès-Avignon ne serait pas mieux placé que le Musée Lansyer à Loches. Le premier, qui expose quelques dizaines de tableaux dont plusieurs chefs-d’œuvre est-il moins important que le second consacré à un petit artiste régional du XIXe siècle ?
Comparer le nombre total d’œuvres conservées n’est pas moins absurde, pour des raisons similaires.

Même les questions qui pourraient paraître les moins discutables peuvent prêter à interprétation. Que signifie l’existence d’une publication au moins semestrielle d’un programme d’au moins 10 pages ? Que doit répondre un musée qui publierait un programme hebdomadaire de 4 pages ? Que signifie le fait d’avoir un site internet en propre (hors du site de la tutelle) ? Certains sites ne proposent que quelques pages rarement remises à jour, d’autres sont extrêmement complets et mettent à disposition une base de données complète de leur collection. Là encore, la qualité n’est pas prise en compte.

Certains critères sont particulièrement étonnants. Louer les espaces du musée pour des événements privés devient, d’après le questionnaire, un gage de qualité, ce qui est pour le moins étrange. De même, les établissements pratiquant un déplacement important des œuvres sont favorisés : beaucoup prêter et beaucoup emprunter devient un critère de qualité, alors que cela dépend évidemment de la nature des expositions qui bénéficient de ces prêts et de ces emprunts. Le musée Carnavalet, dans le classement général, passe de la 22e à la 13e place. Sans doute est-ce dû au grand succès de l’exposition Kiraz ! Pourtant, cette exposition y avait-elle vraiment sa place ? Depuis quelques années, Carnavalet (comme la plupart des musées de la Ville de Paris, ce qu’a brillamment souligné le Journal des Arts dans de remarquables articles d’investigation) a de moins en moins d’argent, de moins en moins d’acquisitions et de moins en moins d’expositions. On espère que la très belle rétrospective Hardouin-Mansart (voir l’article) lui vaudra un bon classement l’année prochaine, mais il est à craindre que la fréquentation soit moins importante que celle de Kiraz, ce qui démontre l’inanité de telles comparaisons.

Des critères mal choisis ou peu quantifiables, des réponses aisément biaisées ou fausses, il n’est pas étonnant que les résultats définitifs soient en définitive sans grande signification. On découvrait ainsi en 2007 que le Musée des Beaux-Arts d’Orléans était le meilleur de France pour l’accueil du public, et qu’il était encore deuxième en 2008 (avant de chuter à la 7e place en 2009). Or, une vérification très simple montre que les réponses de ce musée n’étaient pas tout à fait exactes (nous ne lui en faisons évidemment pas grief). A la question : avez-vous un site internet en propre, le musée avait répondu oui en 2008. Or, le musée d’Orléans est seulement signalé sur le site de la ville et fait partie des musées regroupés sur le site des musées de la région Centre. Il n’a pas de site internet en propre ce qui a d’ailleurs été corrigé en 2009 ! Le nombre de conférences de l’auditorium était, d’après la réponse au questionnaire, de 136 en 2008 et de 91 en 2009, soit près de deux par semaine. Sauf que ce nombre est faux : nous avons appelé le musée le 22 mai 2009, pour connaître le programme du musée à l’auditorium. Après nous avoir dit qu’il y avait une conférence organisée tous les mercredi, notre interlocutrice a consulté sa documentation pour nous dire... qu’il n’y en avait plus depuis le mois d’avril. Nous avons alors demandé par qui était utilisé l’auditorium et l’on nous a répondu : « par l’association Dante, une conférence en juin, sinon par des associations extérieures au musée ». Les carpes et les lapins, comme nous le disions dans notre titre.

Les évolutions de place dans le classement sont également intéressantes à suivre : certains musées font des bonds tellement extraordinaires qu’ils ne peuvent correspondre à une réalité. Ainsi, le Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon est passé, en un an, de 2007 à 2008, de la 261e place à la 13e (15e en 2009) ! A l’inverse, le Musée des Beaux-Arts de Nîmes chute de la 58e à la 155e place... pour revenir à la 79e place en 2009. A côté de ces extrêmes, un simple regard au classement général montre la grande variabilité des performances, qui confirme son manque de fiabilité (peut-on sérieusement croire que d’une année à l’autre il puisse y avoir de telles évolutions ?) Il suffit d’ailleurs à un musée de ne pas communiquer des informations pour baisser de plusieurs places : le Palais des Beaux-Arts de Lille perdait ainsi 10 places en 2008 (dans le tableau Conservation) pour ne pas avoir communiqué sur l’état de ses réserves, places qu’il a d’ailleurs regagné en 2009, sans doute pour avoir répondu à cette question.

Concluons sur une note positive. Nous ne critiquons ici que le classement. Cette enquête est chaque année accompagnée de plusieurs articles qui essayent de prendre en compte, eux, des éléments qualitatifs et offrent énormément d’informations intéressantes. Il faut donc acheter ce numéro du Journal des Arts, mais en oubliant le classement, en regardant avec un œil critique les réponses données par les musées et en lisant surtout les textes qui le complètent.

Didier Rykner

Notes

[1Dans son numéro daté du 12 juin 2009, reçu par les abonnés le 11 juin.

[2Les textes en italique reprennent (en le résumant parfois) les libellés du questionnaire.

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