La Place de Taksim de Henri Prost, une œuvre française à Istanbul

La Place de Taksim à Istanbul et le parc de Gezi qui la jouxte, qui sont à l’origine des événements récents, sont l’œuvre de l’architecte et urbaniste Henri Prost (1874-1959). Il s’agit d’un des principaux projets réalisés de son Plan directeur d’Istanbul étudié de 1935 à 1951, avec le boulevard Atatürk coupant la péninsule de Stamboul, et quelques autres boulevards. Ce Plan (ill. 1) lui a été demandé par le gouvernement turc, sur sa renommée d’urbaniste (il était l’auteur des villes européennes du Maroc de Lyautey, du Plan d’extension de Paris de 1934, …) et sur le fait qu’il connaissait bien Istanbul - pensionnaire à la Villa Médicis à Rome, il avait « envoyé », au début du XXe siècle, un relevé de l’église Sainte-Sophie qu’il avait visitée plusieurs fois. Son Plan fut approuvé en 1938, par Mustafa Kemal lui-même. Prost résida presque continument à Istanbul pendant plus de quinze ans pour mener à bien son projet, durée qu’il avait initialement jugée nécessaire - on est loin des six mois accordés aux architectes pour donner leur plan du Grand Paris.


1. La caserne de Taksim, le lotissement du Champ
de manœuvre, le jardin municipal et au Nord l’ancien
cimetière arménien, en 1925, d’après le Plan
cadastral d’assurances de Jacques Pervititch
Photo : IFA
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2. Le projet actuel de centre commercial dans la caserne reconstruite
© Istanbul Büyük Sehir
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La Place de Taksim se situe à l’extrémité Nord-Est du quartier de Beyoğlu, ancien faubourg de Pera (devenu Istiklal caddesi), au Nord de la Corne-d’Or. Là se trouvent depuis le Moyen Âge les quartiers européens, dont le premier est Galata. Là logeaient au XIXe siècle et au début du XXe siècle, les ambassadeurs, les Européens, les Levantins, les minoritaires (Grecs, Arméniens, …). Au-delà de Taksim sont des quartiers bourgeois (Şişli, Nişantaş, Teşvikiye), construits à la fin du XIXe et au XXe siècle.
A la fin du XIXe, le terrain était occupé par un champ de manœuvre et des cimetières musulmans et arméniens. A cette époque et au début du XXe siècle, la partie orientale du terrain fut loti - Prost habita dans ce lotissement, rue Lamartine -, une jardin municipal fut aménagé et une vaste caserne d’artillerie fut construite dans la partie septentrionale, de style néo-mauresque. La caserne et divers bâtiments seront démolis vers 1940.
La Place de Taksim faisait partie du Parc n° 2 qui s’étendait aussi sur les pentes s’étageant au-dessus du Bosphore, vers Harbiye et Maçka. Il fut dessiné et réalisé par Philippe Leveau, un architecte-paysagiste, collaborateur de Prost.
Ce qu’on appelle Taksim, se situe sur la crête, entre le Bosphore et Kasim Paşa, et se composait initialement de plusieurs parties, selon les plans signés par Prost en 1939 : du Sud au Nord, sur un axe majeur, la Place proprement dite, l’Esplanade (Gezi) et le Jardin (Bahçe).


3. Projet de H. Prost pour Taksim
Plan signé et daté le 17. XI. 1939
Photo : IFA
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4. Projet de H. Prost pour Taksim
Plan signé et daté le 17. XI. 1939
Photo : IFA
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La Place « à disposer en vue des défilés et cérémonies », devait s’ouvrir, au Sud, sur le paysage du Bosphore et de la péninsule historique, par une terrasse, et devait être bordé à l’Est par un Grand Théâtre, œuvre dont la construction devait être confiée à Auguste Perret. La place s’articulait avec l’Istiklal et la Pangalti caddesi, par un grand rond-point circulaire.
L’Esplanade (Inönü Gezisi) occupe le centre de la composition et est en le morceau principal. Elle occupe les terrains de la caserne, et s’organise autour de plantations alignées (des bosquets de grands arbres, bordés latéralement d’allées) et de deux bandes d’édifices composés de « blocs » reposant sur des portiques. A l’Est, le long de la Pangalti caddesi (aujourd’hui Cumuriyet caddesi), un « Hôtel du Croissant Rouge » et trois immeubles réservés à l’habitation et au commerce. A l’Ouest, le long de la « voie n° 5 du Plan Directeur », un « Hôtel du Parti », une « Salle d’audition musicales, quatuors et solistes », une « Salle d’exposition des Beaux-Arts », une « Salle de conférences » et le « Cercle d’Istanbul ». L’esplanade est légèrement surélevée par rapport au sol naturel.
Enfin, s’enchaînant, au Nord, le Tasksim Bahçesi, largement planté, comporte un Casino municipal, qui sera construit par l’architecte Rüknettin Güney.
L’Esplanade sera l’objet, en 1942, d’un changement de projet important, connu par un dessin de Germain Grange, architecte de l’équipe de Prost. Les bâtiments disparaissent, ou plutôt sont rejetés en partie de l’autre côté de la Mete caddesi (voie n° 5). Ils sont remplacés par des allées plantées d’arbres en alignement entourant un grand parterre central. C’est cette version qui sera réalisée et terminée pour l’essentiel en 1944.


5. Projet de H. Prost pour Taksim
« Coupe sur le grand axe de l’Esplanade » et
« Elévation schématique des blocs »,
signées et datées du 20 décembre 1939
Photo : IFA
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6. Projet de H. Prost pour Taksim
Axonométrie datée et signée
par Germain Grange, en 1942
Photo : IFA
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Le parc était depuis plusieurs années mal entretenu, signe discret que le Gouvernement avait l’intention de le détruire (ill. 2).
Il y a environ un an est apparue l’idée de piétonniser la place et un étrange projet du Gouvernement de reconstruction de la caserne ottomane, mauvais pastiche, devant abriter un centre commercial. Ce qui suppose la démolition de l’Esplanade de Prost et la coupe des nombreux arbres de ce parc tranquille et apprécié des familles et des amoureux. L’édification d’une mosquée est aussi prévue sur la place, à côté du Consulat de France.
C’est comme si l’on voulait effacer le caractère républicain de la place et en même temps l’œuvre de Henri Prost, fréquemment critiqué aujourd’hui par la presse turque, comme d’ailleurs son confrère Albert Gabriel, alors directeur de l’Institut Français d’Archéologie de Stamboul.
Le 27 mai des citoyens se sont opposés aux premières coupes d’arbres. Une passerelle située au fond du parc a été démolie dans les premiers jours des travaux et des arbres ont cependant été coupés. L’intervention musclée de la police face à ce mouvement pacifique a engendré une mobilisation citoyenne incroyable. Ainsi ont commencé les événements de Taksim.


7. Balustrades dégradées exemple du
mauvais entretien du parc de Taksim
Photo : Pierre Pinon
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8. Le chantier de destruction de l’Esplanade le 13 mai 2013
Photo : Pierre Pinon
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Depuis des mois, des associations protestaient contre le projet du Gouvernement et demandaient à ce que la population soit consultée. Le 3 juillet, il a été finalement annulé par la Première Cour Administrative à la suite d’une demande déposée devant les tribunaux par la Chambre des Architectes d’Istanbul qui a toujours assuré la défense du patrimoine. Le Gouvernement portera certainement un appel devant le Conseil d’État. Aussi la contestation continue à opérer à Istanbul, maintenant dans différents parcs de la ville, particulièrement dans celui de Beşiktaş, proche de Taksim - d’accès désormais interdit.

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