La BHVP veut se débarrasser d’un fonds photographique

1. Anonyme
Unique photo connue
de la rafle du Vél’ d’Hiv’.
Paris, Bibliothèque Historique de
la Ville de Paris (fonds France-Soir)
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On se rappelle le débat qu’avait occasionné notre article sur le « désherbage » à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris. Les réactions d’indignation furent nombreuses mais quelques rares voix s’étaient élevées pour défendre la directrice de la BHVP, prétendant que tout cela n’était que bonne gestion de son établissement.

Les principaux arguments, on s’en souvient, pouvaient se résumer par :

 les revues jetées ne concernent pas Paris,
 il s’agit de multiples, et des collections identiques sont conservées dans d’autres bibliothèques de la ville.

Que va-t-on objecter devant le nouveau scandale qui menace la BHVP, mené une nouvelle fois par sa directrice Emmanuelle Toulet, sous l’œil indifférent de la Ville de Paris, trop heureuse de voir un fonctionnaire se charger sans état d’âme de faire le ménage dans cet établissement ? La Bibliothèque Historique de la Ville de Paris est à la dérive, privée d’espaces et de moyens. Il faut donc se débarrasser de fonds historiques qui l’encombrent.
C’est ainsi que la totalité des archives photographiques de France-Soir, un ensemble comprenant pas moins de 500 000 épreuves et 150 000 négatifs [1], provenant des journaux Paris-Soir, Match et France-Soir, qui s’échelonnent entre les années 1930 et les années 1970, vient d’être entreposé sur place, avant de partir prochainement pour un dépôt où il pourra être oublié.

2. Couverture de l’inventaire
des archives photographiques
de
France Soir relatives à Paris
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Ce fonds avait été offert à la BHVP en 1986 par le journal France-Soir qui déménageait de la rue Réaumur. Ce fut un véritable sauvetage que mena alors la bibliothèque, car sans cette intervention ces photographies auraient probablement disparu. En 1990 fut présentée une exposition intitulée 50 ans de photographie de presse qui montrait quelques-uns des clichés les plus importants appartenant à cet ensemble et qui connut un grand succès. En 1990 paraissait également le tome I (les suivants ne furent pas publiés) de l’inventaire, répertoriant environ 102 000 clichés (ill. 2). Dans son avant-propos, Bernard Billaud, président délégué de la commission des travaux historiques, écrivait : « Il suffit de feuilleter [cet inventaire] pour découvrir le prodigieux intérêt historique de ce fonds. » Il ne s’agit plus ici de revues dont d’autres exemplaires existeraient ailleurs. Nous sommes bien en présence d’œuvres d’art, de tirages photographiques originaux, pour certains uniques, qui constituent également une documentation exceptionnelle sur Paris et son histoire. Pour ne citer qu’un exemple, d’actualité avec le sortie du film sur la rafle du Vel’ d’Hiv’, on y trouve notamment la seule photographie de cet événement tragique (ill. 1), découverte par Serge Klarsfeld et reproduite régulièrement un peu partout. Elle comporte d’ailleurs de nombreuses photographies datant de l’Occupation. Qui plus est, les œuvres sont en très bon état et conservées dans des conditions satisfaisantes : les tirages relatifs à Paris et ses environs (correspondant à l’inventaire publié en 1990) ont été, depuis quelque temps déjà, mis sous pochettes neutres, elles-mêmes placées dans des classeurs, tandis que les très nombreux portraits ont également été classés par ordre alphabétique de modèles, conservés dans les pochettes d’origine et stockés dans des cartons. L’ensemble est désormais empilé sans ordre dans un bureau.

Nous avons rencontré Emmanuelle Toulet, qui était accompagnée d’Hélène Strag tout récemment nommée chef du Bureau des bibliothèques de la Ville de Paris et de Jean-Claude Utard, adjoint à ce même Bureau des bibliothèques [2]. Nous avons voulu savoir pourquoi ce fonds était actuellement invisible. Celle-ci nous a affirmé que le fonds n’était pas communicable depuis plusieurs années, avant même qu’elle n’arrive à la tête de la bibliothèque, pour des raisons de droits. Selon elle et Jean-Claude Utard, il y aurait en effet un risque juridique lié à ce fonds, à la fois du côté de France-Soir, car il n’y a aucune trace officielle d’une donation, et de celui des agences de presse et des ayant-droits des photographes.
Cette explication sur l’incommunicabilité ne tient pas une seconde. Tout d’abord parce que le don de France-Soir est incontestable. Il s’agit d’un don manuel, public : l’exposition de 1990, qui expliquait l’origine du fonds en remerciant le journal suffit à prouver que ce don est réel. La BHVP n’est pas allée voler les photos dans la cave de France-Soir. S’il est en outre exact que, par le passé, certains photographes ont tenté, parfois avec succès, de récupérer des photographies conservées dans d’autres institutions, ce n’est en aucun cas une raison d’empêcher la communication des documents aux chercheurs. Ajoutons enfin que de très nombreuses photos sont anonymes et ne peuvent donc être réclamées par leurs auteurs.

3. Couverture du livre publié en novembre 2006
Paris Soir France Soir – La Photo à la Une
à partir du fonds France-Soir de la BHVP
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Cette affaire est d’ailleurs particulièrement floue : Emmanuelle Toulet nous a d’abord affirmé que le service juridique de la Ville, avec qui elle aurait eu des réunions, lui avait demandé de ne pas reprendre la communication des documents car la ville serait en train de « mener des négociations » pour chercher à « passer une convention ». Lorsque nous avons voulu savoir avec qui, aucun de nos trois interlocuteurs n’a pu répondre [3]. Mieux, ils n’ont pas pu nous donner un seul nom de quelqu’un travaillant au service juridique en charge de ce dossier et qui pourrait répondre à nos questions. Alors que nous répétions inlassablement cette simple question : qui est en charge des négociations, et avec qui, Emmanuelle Toulet nous avoua alors qu’il fallait faire un inventaire juridique des problèmes posés par le fonds et qu’elle devait à cet effet saisir le service juridique. Bref, on ne pouvait nous opposer que des arguments qui se contredisaient les uns les autres. La vérité est plus simple : aucune négociation n’a lieu actuellement car rien ne les impose pour l’instant. Si en 1990 la veuve de Brassaï et l’agence Magnum (pour les photos de Robert Capa) avaient bien émis le souhait de récupérer des tirages de photographies qu’ils ne possédaient pas, la bibliothèque avait pu les conserver en leur en donnant en échange des contretypes. Que l’insécurité juridique soit réelle ou non, ce fonds devrait bien entendu être communicable aux chercheurs. Remarquons d’ailleurs qu’à la fin de l’année 2006, Paris Musées éditait un ouvrage intitulé Paris Soir France Soir – La Photo à la Une. Ses auteurs avaient eu toute latitude de consulter le fonds, et d’en publier une partie.

Emmanuelle Toulet nous a également dit que seule une petite partie du fonds avait été inventoriée. Ce qui est faux, objectivement, puisqu’on peut lire sous la plume de Bernard Billaud, dans le volume publié en 1990, que 200 000 images (sur 500 000 tirages, plus les négatifs) avaient été inventoriés. 200 000 photos ne sont pas une quantité négligeable, surtout si l’on ajoute qu’il s’agit de la partie concernant Paris, et donc de celle intéressant au premier chef la BHVP. Le guide du visiteur, à l’usage des bibliothécaires de la BHVP, va même plus loin, dans sa mise à jour de janvier 2010 : on y apprend en effet que le fonds France-Soir n’est « ni coté, ni catalogué » !
Quant au départ de cet ensemble, la directrice nous a affirmé qu’il ne s’agissait que d’une hypothèse de travail et que c’était la raison pour laquelle elle n’avait pas, jusque là, prévenu sa hiérarchie. Nous avons demandé à plusieurs reprises, lors de notre entretien, à aller voir ce fonds et la manière dont il était conditionné et conservé, cela nous a été refusé [4].
La préparation de notre article a obligé la directrice de la BHVP à prévenir Hélène Strag de ses « hypothèses ». La vérité, c’est que ce départ, selon des sources internes à la mairie de Paris, est bien loin d’être une hypothèse et qu’il était normalement prévu à très court terme. Comme d’habitude, tout cela aurait dû se dérouler dans le secret le plus complet.

Le démantèlement de la BHVP ne va probablement pas s’arrêter là. A la suite de nos articles, la solution des bennes, trop voyante, n’a pas été gardée. En revanche, selon nos informations, des revues continuent à être jetées, mais plus discrètement. Pourtant, lorsque nous avons demandé, à la fin de notre entrevue, si la BHVP continuait à se débarrasser des périodiques, Emmanuelle Toulet a pris un air indigné en affirmant que non et Jean-Claude Utard a cru bon de nous dire que nous « dépassions les bornes » et que nous avions un « ton inquisiteur ». Quant à Hélène Strag, elle s’est contentée de répéter l’antienne bien connue : « ce sont des pratiques normales, il s’agit de désherbage ». Cette solidarité prouve clairement qu’Emmanuelle Toulet ne doit pas être tenue comme l’unique responsable de ces actions, et qu’il y a bien une volonté de l’administration de la Ville de Paris de les couvrir ou de les encourager. Une seule question doit donc être posée : quand les politiques se décideront-ils à agir, à arrêter cette mise au rebut des collections de la BHVP et, surtout, à donner à cette institution les moyens de son fonctionnement et une direction digne de ce nom ?
Remarquons pour conclure que cette page du site Internet de la Ville de Paris n’est pas à jour. Non seulement elle célèbre l’entrée dans ses collections du fonds France-Soir dont rien n’indique qu’il n’est plus consultable, mais on peut y lire : « Sauvegarder, enrichir et faire découvrir au public la mémoire historique de Paris à travers l’écrit - ouvrages imprimés manuscrits, plans, dessins, cartes postales ou photographies -, telle est l’ambition de la bibliothèque historique de la Ville de Paris » Il conviendrait de l’actualiser, la mémoire historique de la Ville de Paris ne semblant plus être la préoccupation actuelle de cette institution.

Didier Rykner

P.-S.

On signalera qu’André Gunthert, sur son blog L’Atelier des icônes, prend la défense de la direction de la BHVP en affirmant qu’il s’agit au contraire de mieux valoriser le fonds France-Soir. Nous mettons un lien vers cet article, auquel nous avons apporté un commentaire, afin de faciliter le débat et de pratiquer une transparence que nous souhaiterions également constater du côté de la BHVP. (P.S. mis en ligne le 16 mars 2010).

Nous avons par ailleurs reçu un droit de réponse d’Emmanuelle Toulet.

Notes

[1Les chiffres varient selon les sources.

[2Nous avions déjà interrogé celui-ci pour rédiger l’article sur le « désherbage »

[3France-Soir a été interrogé par Michel Guerrin du Monde, qui a mené l’enquête parallèlement à nous, mais n’a pas réagi.

[4Michel Guerrin, qui a demandé la même chose deux jours plus tard, a eu gain de cause.

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