La barbe de Machiavel. Le « n’importe quoi » médiatique comme un des beaux-arts

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Nous publions cet article dans la rubrique Débats, non parce que La Tribune de l’Art n’endosserait pas forcément ses conclusions, ce qui n’est pas le cas, mais parce que l’article tient autant du billet d’humeur que de l’information, et que son auteur, Stéphane Toussaint, chercheur au CNRS, n’appartient pas à sa rédaction. Ajoutons qu’un simple regard au portrait en question suffit pour comprendre qu’il n’a aucun rapport avec Léonard de Vinci...

1. Anonyme
Portrait d’homme
Huile sur panneau - 55 x 42 cm
Valençay, château
Photo : Auteur non identifié
Château de Valençay
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C’est le cinquième centenaire de la mort de Léonard et avec un « peut-être » valant comme un clin d’œil aguicheur, aujourd’hui, en France, le nom du Vinci fait vendre tout et n’importe quoi. Tant pis pour le public abusé par de perpétuelles affabulations médiatiques. Vendre est devenu la seule preuve ontologique de notre société : je vends donc je suis. Tout le reste, érudition, recherche, vérité, n’a que peu d’intérêt. Dans cet exercice, les médias n’observent en général qu’une fausse pudeur : l’usage d’un petit conditionnel qui promet tout mais n’affirme rien. À vous d’y croire. Dans la marchandisation culturelle de notre belle « économie de la connaissance », la falsification est permise et comme l’observait déjà Deleuze de nos intellectuels médiatiques, peu importe leur absence d’idées ou la vacuité de leurs bouquins, si autour de cette absence et de ce vide le marketing fonctionne à merveille. Ainsi, tout est à craindre quand un philosophe trop chéri des médias rencontre Léonard. On l’imagine, par exemple, découvrant un prétendu portrait de Machiavel peint par Léonard. Plus besoin d’imaginer. Dans un hebdomadaire réputé pour son ambition culturelle (voir cet article, ainsi que celui-là), monsieur Onfray Michel s’extasie devant un portrait du sieur Machiavel Nicolas sans trop s’embarrasser d’exactitude iconographique (ill. 1). Le présumé portrait appartient au château de Valençay. Précisément dans les Cahiers de Valençay, n° 5, Anne Gérardot, Directrice des archives départementales de l’Indre, nous dévoile les dessous de l’affaire [1]. Comme elle l’explique de manière limpide, la « plus ancienne mention connue d’un portrait de Machiavel » au château date de 1867. Et si l’on en croit cette directrice des archives, l’attribution explicite à Léonard remonte précisément au 24 octobre 1874, quant Léon Chevrier expédie la peinture à Paris. Qui fut Chevrier ? Un historien d’art ou un connaisseur ? Non pas. Le secrétaire-caissier du château. Avant lui, l’attribution du portrait à Léonard n’était qu’une vague fantaisie. Dans son étude, Anne Gérardot suggère qu’il ne s’agit évidemment pas d’une œuvre léonardesque, mais d’une copie du XIXe siècle. Je dirai pourquoi elle ne représente pas Machiavel.

2. Florence, XVIe siècle
Niccolò di Bernardo dei Machiavelli
Terre-cuite polychrome, grandeur nature
Florence, Palazzo Vecchio
Photo : blu-news.org (CC BY-SA 2.0)
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On sait que la mode est à l’histoire inventive et à la rencontre fictionnelle des grands hommes, genre déjà pratiqué par le bon vieux Fénelon. Nous avons eu droit aux échanges de Léonard et de Machiavel, qui jusqu’à preuve contraire s’ignorèrent dans la réalité, et maintenant au soi-disant portrait de Machiavel par Léonard. Cependant, le pseudo-Machiavel barbu (ill. 1) arbore une pilosité hautement improbable chez le glabre Secrétaire florentin. Si mes souvenirs sont exacts, la seule occurrence d’un Machiavel à barbe trône en frontispice de l’édition des Œuvres complètes dans l’édition Poggiali, parue à Livourne en 1796 [2] ( ill. 3). Et pour l’érudition de mon lecteur, je traduis volontiers de l’italien le divertissant passage d’un avertissement où Gaetano Cambiagi, le détracteur de l’édition Poggiali, s’émerveille en 1799, comme nous nous émerveillons en 2019 devant le merveilleux article du Point  :

3. Frontispice de l’édition des « Opere di Niccolò Machiavelli », tome 1, Filadelfia [Livourne], 1796
Photo : Gino Bogliolo (Au Soleil d’Or Studio Bibliografico, Acqui Terme)
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« Immense fut la surprise de voir apparaître une physionomie complètement nouvelle et inconnue [de Machiavel], avec un visage barbu [...] Les portraits qui ont été faits de Machiavel, à l’exclusion uniquement de l’édition de Livourne, le représentent tous très différent, rasé de près, portant l’habit de cérémonie des fonctionnaires publics de la République de Florence. Pourtant, il eût été aisé à cet éditeur d’observer Machiavel en cet habit et sans barbe jusque sur les frontispices de l’édition des "Testine", et sans barbe aussi sur le médaillon du mausolée que les Modernes lui ont érigé [...] Or, le portrait de Machiavel, comme nous l’avons donné nous-même, et comme avant nous l’avait donné le compilateur de la série des Florentins illustres, est tiré des originaux très connus conservés auprès de la famille De’ Ricci de Florence, l’un étant de Santi di Tito et l’autre de Bronzino, portraits correspondant trait pour trait au buste en terre cuite, grandeur nature (ill. 2), que possède aussi la famille Ricci et qui fut fait d’après le masque mortuaire moulé sur Machiavel après sa mort [3] [...] »

Le tome 1 de l’édition Poggiali de Livourne, reproduit donc une gravure dessinée par Dillis en 1794 et gravée par Morghen en 1795 d’après un tableau non identifié de Bronzino (ou de son école) laissant planer un doute sur l’identité de Machiavel (ill. 3 et 4). À tout prendre, le personnage effigié par Dillis ferait presque songer à Montaigne, penseur traditionnellement porteur d’un collier de barbe, comme l’attestent les portraits, les dessins et surtout le majestueux cénotaphe bordelaix. De même, dans l’article intitulé Machiavel peint par Vinci ?, le pseudo-Machiavel à barbe de Valençay évoque quelque Montaigne vieillissant. C’est d’ailleurs ce que notait Anne Gérardot au sujet du tableau, avant de nier finalement, non sans risque, l’éventualité d’une identification fautive [4].


4. Raffaello Morghen
Niccolò Machiavelli
Gravure - 13 x 10 cm
Édition de Livourne, 1796
Photo : Gino Bogliolo (Au Soleil d’Or Studio Bibliografico, Acqui Terme)
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5. François Quesnel (1543-1619)
Portrait de Montaigne, vers 1588
Crayon et pierre noire - 33,5 x 23 cm
Collection particulière
Photo : Wikimedia/Domaine public
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Malgré cette dénégation, la copie de Valençay ressemble infiniment moins à Machiavel qu’à Montaigne, peint dans une pose qui remonte pour l’essentiel à un croquis connu de François Quesnel [5] (ill. 5). Mais dans cette affaire, confondre Montaigne et Machiavel pourrait avoir des retombées commerciales. Et peut-être qu’une plume alerte s’aiguise déjà dans l’ombre, qui nous donnera demain un dialogue imaginaire entre Montaigne et Machiavel ? Un best-seller en perspective.

Stéphane Toussaint

Notes

[2Opere di Niccolò Machiavelli, Filadelfia [i.e. Livorno], éd. Tommaso Masi & C., [Gaetano Poggiali], 1796-1797, tome 1, frontispice.

[3Opere di Niccolò Machiavelli, éd. Gaetano Cambiagi, tome 8, Florence, 1799, p. XVI-XVII.

[4Anne Gérardot, cit., pages 5, 10-12.

[5Philippe Desan, Portraits à l’essai : iconographie de Montaigne, Paris , 2007, p. 66.

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