L’effet Dan Brown

1. Mauméjean Frères
La décollation de saint Jacques (détail), 1941
Vitrail
Montgeron, Eglise Saint-Jacques
Photo : Benoit Manauté
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Depuis le 9 janvier dernier, une nouvelle insolite court sur internet. Révélé dans les pages électroniques du journal Le Parisien et repris - sans plus de recherches - par plusieurs sites d’information et de nombreux blogs [1], le scoop concerne une verrière historiée située dans le chœur de l’église Saint-Jacques, à Montgeron [2]. Objet d’une agitation dont le monde du vitrail n’est pas vraiment coutumier, cette œuvre fait partie d’un riche ensemble décoratif réalisé, en 1941, par les frères Mauméjean, verriers et mosaïstes installés en France et en Espagne. Au centre de la composition, un soldat, vêtu d’une tunique et d’une longue cape rouge animée par le vent, brandit fièrement un glaive (ill. 1). Il s’apprête à décapiter l’homme résigné qui prie, à genoux, devant lui. Pour l’ensemble des journalistes ayant rapporté la découverte, il n’y a pas de doute possible ; ce bourreau c’est Adolf Hitler ! Prêtant ses traits au roi Hérode, il va mettre à mort saint Jacques qui, par un tour de passe-passe homonymique [3] devient ici symbole « de la judaïté [4] ».
Reposant essentiellement sur la reconnaissance d’une coiffure et la présence hypothétique d’une moustache, cette interprétation mérite d’être nuancée.

2. Mauméjean Frères
La décollation de saint Jacques (détail), 1941
Vitrail
Montgeron, Eglise Saint-Jacques
Photo : Benoit Manauté
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La première remarque concerne la méconnaissance manifeste des sources littéraires [5] de l’œuvre et l’amalgame opéré entre le saint patron de l’église et Jacob, patriarche de l’Ancien Testament. Dans la Bible, le récit de la mort de saint Jacques décrit la persécution des premiers chrétiens qu’Hérode, roi de Judée, aurait ordonné pour être « agréable aux juifs [6] ». Il parait absurde d’imaginer que le commanditaire et les artistes, commettant un tel contre-sens, aient justement choisi cet épisode pour réaliser leur « acte de résistance artistique et religieux [7] ». De plus, selon une certaine tradition iconographique, le bourreau représenté dans cet épisode n’est pas Hérode lui-même mais un soldat mandaté par ses soins. S’il devait y avoir, ici, une condamnation du nazisme, elle concernerait donc moins l’antisémitisme d’Hitler que le caractère barbare et meurtrier de la guerre qu’il a initiée.
Vient, ensuite, la question de l’auteur de cette bravade. Faut-il imaginer un accord passé entre les frères Mauméjean, le curé, la donatrice - dont le nom figure en bas du vitrail (ill. 2) - et la centaine de fidèles venant alors quotidiennement prier ? S’agit-il d’une initiative clandestine des artistes qui, assumant de mettre en danger le responsable de l’édifice et la généreuse bienfaitrice, auraient décidé de glisser le portrait du dictateur allemand sur l’un des trois vitraux les plus importants de l’église ? Aucune de ces deux hypothèses ne semble, a priori, convaincante. En outre, il faut rappeler que la production des industriels d’art était, en cette période de pénuries, particulièrement assujettie au fait de pouvoir faire circuler ouvriers et marchandises. En contrariant ainsi les autorités, les Mauméjean mettaient fortement en péril l’activité d’une entreprise internationale, fondée en 1860, dont la gestion était assurée par un conseil d’administration composé d’actionnaires. Un tel geste exigerait un engagement fort, une volonté marquée de condamner la politique allemande. Or, il n’existe, actuellement, aucun document permettant de renseigner les opinions de ces maîtres verriers. Rien ne laisse penser qu’ils « détestaient le nazisme [8] ». Sans doute ne l’adoraient-ils pas non plus ; nous n’en savons rien. Enfin, contrairement à ce qui est dit dans l’article, ces derniers n’utilisaient pas leurs décors pour « aborder des questions politiques [9] ». À la différence d’autres techniques moins onéreuses, le vitrail restait, dans la première moitié du XXe siècle, trop souvent dépendant des désirs des commanditaires - qui, en matière d’iconographie, avaient bien souvent le dernier mot - pour permettre une telle implication personnelle.

3. Mauméjean Frères
La décollation de saint Paul (détail)
Vitrail
Vitry-sur-Seine, Eglise Saint-Pierre-et-Saint-Paul
Photo : Benoit Manauté
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Mais alors que penser de cette satanée ressemblance ? Hasard de la composition ? Projection anachronique de nos propres fantasmes ? On pourra, peut-être, trouver un élément de réponse du coté d’Ivry-sur-Seine, où l’un des vitraux de l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul, réalisé par le même atelier, montre une représentation très semblable du bourreau (ill. 3). Bien que le carton soit inversé, le geste et la physionomie du personnage semblent indiquer l’existence d’un modèle commun. Pourtant, malgré la présence d’une mèche de cheveux rabattue sur le fronts, personne ne songerait, ici, à évoquer un quelconque rapport avec Hitler. La modernité plus affirmée du vitrail de Montgeron pourrait, ainsi, permettre d’expliquer la stylisation de la coiffure et la ressemblance perçue.
Faisant l’impasse sur les vertus artistiques de l’œuvre, cette « affaire » ne s’appuie sur aucune source fiable. Illustrant, avant tout, l’attrait de notre société - sans doute encore émue par le souvenir du Da Vinci Code - pour les messages cachés et les énigmes, elle aura, malgré tout, permis de remettre les frères Mauméjean sur le devant de la scène. Peintres verriers de talent ayant contribué au renouveau du vitrail français et espagnol, ils seront au centre de manifestations célébrées, en 2012, à Pau. Gageons qu’elles connaitront le même succès médiatique !

Benoit Manauté

Notes

[1Diffusée par l’AFP, l’information fut notamment reprise sur lemonde.fr, lanouvellerepublique.fr, lalsace.fr, lavie.fr, lalibre.be, rtbf.be.

[2Le vitrail orne la baie 1 de l’édifice.

[3Interviewé dans leparisien.fr, l’actuel prêtre de la paroisse fait remarquer que saint Jacques « s’appelle Jacob en hébreu » et qu’il est le « père des douze tribus d’Israël ».

[4« L’incroyable histoire du vitrail de Hitler », in leparisien.fr, 9 janvier 2011.

[5Actes des apôtres, 12.

[6Actes des apôtres, 12-3.

[7« L’incroyable histoire du vitrail de Hitler », in leparisien.fr, 9 janvier 2011.

[8Ibid.

[9Ibid.

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