L’architecte en chef Jacques Moulin, évincé de Fontainebleau, bientôt à Versailles ?

1. Château de Versailles
Dorures des toits
Photo : Didier Rykner
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Versailles-land ? Notre article avait en son temps fait un certain bruit. Et l’arrivée au château, accueilli par cette fausse grille qui brille comme une gourmette et par ces toits dorés (ill. 1) comme ils ne l’avaient jamais été dans la configuration actuelle de son architecture, ne dément pas, hélas, cette assertion.
Il faut cependant reconnaître que la présidence de Jean-Jacques Aillagon, que nous avions épinglée sur bien d’autres sujets, allait plutôt dans le bon sens sur la question des reconstitutions. Si les chantiers entamés avant son arrivée (dont la dorure des toits) se sont hélas poursuivis, les multiples projets des architectes en chef, Pierre-André Lablaude (dans les jardins) et Frédéric Didier (en charge du château) avaient été mis sous le boisseau.

On pouvait craindre que l’arrivée de Catherine Pégard ne renverse cette tendance. C’est, hélas, ce qui risque de se passer, et même pire encore. Car le 15 août prochain, celle-ci doit nommer Jacques Moulin à la place de Pierre-André Lablaude qui part à la retraite.
Les lecteurs de La Tribune de l’Art connaissent bien cet architecte. Nous avons largement décrit ses méthodes et la manière dont il a « restauré » le quartier Henri IV du château de Fontainebleau (voir l’article), mais également les remparts de Provins ou le château de Blandy-les-Tours. Reconstructions, restitutions dans des états historiques supposés anciens et pour le moins hypothétiques sont ses chevaux de bataille (voir ici). Inutile de dire qu’à Versailles, il devrait se régaler.

2. Chamerolles
Les Jardins « Renaissance »
Photo : Cameron Parkins (licence Creative Commons)
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Ses exploits ne se résument pas à cela et nous aurions pu enrichir notre dossier de nombreux cas de restaurations curieuses. Le problème ne date d’ailleurs pas d’hier. On signalera, par exemple, celle du château de Chamerolles dans le Loiret, et la création de ses jardins « Renaissance » (ill. 2) auxquels Anne-Marie Lecoq consacrait en 1993, dans la Revue de l’Art (on peut le lire en ligne ici), un article édifiant dont le titre seul donne la teneur : Le patrimoine dénaturé. S’agissant en partie de jardins, cela donne une résonance particulière à cette prochaine nomination. On lit, dans cette étude, qui date de presque 20 ans : « Jacques Moulin est un des plus actifs représentants d’une tendance qui se manifeste de plus en plus au sein de la compagnie des architectes en chef des Monuments historiques », celui de la «  "restauration-restitution-recréation" ». Nous renvoyons le lecteur à ce texte édifiant que nous ne connaissions pas jusqu’à aujourd’hui et qui anticipe pourtant l’œuvre de cet architecte pour les années qui devaient suivre.

Alors que le départ de Pierre-André Lablaude était l’occasion unique (car il semble que les architectes en chef à Versailles soient nommés à vie !) de remplacer celui-ci par un de ses confrères respectueux des monuments, de leur histoire et de la charte de Venise - il y en a heureusement un certain nombre - on va donc lui substituer l’un de ceux qui vont le plus loin dans les pratiques que les historiens de l’art et les associations de protection du patrimoine dénoncent sans relâche. Alexandre Gady, historien de l’architecture et président de la Société pour la protection des paysages et de l’esthétique de la France, nous a déclaré : « Les travaux que Jacques Moulin a conduits jusqu’à présent et qui ont suscité de nombreuses polémiques nous font craindre qu’il ne soit pas la personne idéale pour restaurer les jardins de Versailles, pour dire le moins. »

On comprend, néanmoins, que Versailles soit un poste recherché, le couronnement d’une carrière ! Alors que de nombreux architectes en chef sont désormais soumis à la concurrence, ce qui les oblige dans bien des cas à baisser leurs prix de manière telle que les chantiers ne peuvent plus être suivis correctement (voir notre article), la situation à Versailles est totalement inversée. Sans aucune concurrence, avec des budgets de restauration très élevés, souvent réunis grâce au mécénat, l’endroit est une vraie rente qui peut rapporter gros.
Et la nomination de Jacques Moulin, dont on rappelle qu’il avait été viré du château de Fontainebleau (voir l’article), aurait un caractère doublement scandaleux. Car, depuis, celui-ci a créé une agence d’architectes en chef, 2BDM, avec nul autre que… Frédéric Didier. Alors que l’on a mis des années à briser le monopole des architectes en chef, celui-ci serait reconstitué et totalement verrouillé sur le plus important monument historique de France au profit d’une seule agence !

Ajoutons que, lors d’un chantier de monuments historiques, la maîtrise d’ouvrage exerce un rôle fondamental. A la limite, lorsque Jacques Moulin travaille avec un maître d’ouvrage qui refuse ce genre de dérives et avec un contrôle scientifique qui joue son rôle fermement, cela peut se passer correctement. Mais à Versailles, les reconstitutions qui se sont succédé ces dernières années montrent que les propositions des architectes en chef sont en général largement reprises. La maîtrise d’ouvrage est confiée à la direction du patrimoine, qui a à sa tête Daniel Sancho, un ingénieur tout à fait qualifié et qui travaille sur les jardins, mais qui n’est aucunement historien de l’architecture et ne joue pas de rôle modérateur (en témoignent les multiples reconstitutions de ces dernières années). Celui-ci nous a opposé le contrôle exercé par l’Inspection des patrimoines, mais on sait que celle-ci est constituée essentiellement d’architectes en chefs supervisant leurs confrères, et celui de la Direction Régionale des Affaires Culturelles. Ce contrôle de la DRAC sur les grands monuments appartenant à l’État, dont il y a tout lieu de se féliciter, est une mesure récente qui n’est effective que depuis un an et demi environ. Il a déjà permis d’éviter certaines reconstitutions (sur le mode mineur, Frédéric Didier souhaitait par exemple, dans la Cour des Cerfs, restituer les chiffres de Louis XV, ce qui a été refusé). Mais, d’une part, cela constitue une lourde tâche supplémentaire, et on sait que les DRAC fonctionnent à effectif réduit ; et d’autre part, rien ne dit que, face à des chantiers majeurs, comme pouvait l’être par exemple la reconstruction de la grille, l’avis des conservateurs de la DRAC sera suivi.


3. Donjon du château de Fontainebleau
Etat actuel
Photo : Droits réservés
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4. Épi de faîtage réalisé par Jacques Moulin
sur le donjon du château de Fontainebleau
Photo : Droits réservés
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5. François d’Orbay (1634-1697)
Elévation coupe des bâtiments de la Cour de la Fontaine, 1676
Encre, lavis, aquarelle - 81,8 x 108, 4 cm
Paris, Archives Nationales
Photo : Archives Nationales
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Que Catherine Pégard qui n’avait, nous l’avions signalé en son temps, aucune connaissance particulière dans ce domaine, ait pu se laisser abuser ainsi n’est pas forcément étonnant. Ses débuts à Versailles ont pourtant été plutôt positifs, les conservateurs se montrant assez satisfaits de la manière dont elle gère le monument, sans leur imposer ses volontés contrairement à son prédécesseur. D’où a-t-elle sorti le nom de Jacques Moulin, alors que selon nos informations la direction des patrimoines lui avait proposé une liste d’architectes spécialistes des jardins (ce qu’il n’est pas) et dont celui-ci était soigneusement exclu ? Bien évidemment, le lobbying de Frédéric Didier et de Pierre-André Lablaude a été déterminant.
La présidente de l’établissement public sait-elle, par exemple, que sur le donjon du château de Fontainebleau, la restauration de Jacques Moulin consistait notamment à refaire un épi de faîtage (ill. 3 et 4) ? Que le seul et unique témoignage de l’existence de cet épi consistait en un dessin de François d’Orbay datant des années 1670 (ill. 5) ? Qu’il a donc restitué un élément d’architecture Louis XIV disparu depuis au moins le début du XIXe siècle, sur une architecture dont l’état historique date de la fin du XIXe, et à partir du détail d’un dessin ? Et, surtout, sait-elle qu’il a fait sculpter cet épi de faîtage inutile et coûteux par une machine [1] ! Certains architectes en chef restituent en effet « comme à l’identique » des sculptures en les faisant exécuter par des robots (ill. 6)… Une pratique de plus en plus fréquemment utilisée sur les chantiers et que dénonçait en février 2010 la revue Momus.


6. Un robot sculpteur, comparable à
celui utilisé sur le chantier de
Jacques Moulin, à Fontainebleau
Photo : Momus
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Les débuts prometteurs de Catherine Pégard vont-ils être totalement discrédités par la nomination prochaine de Jacques Moulin ? La décision est entre ses mains car celle-ci, si elle est actée, n’est pas encore officielle. Contactée par nous, elle a affirmé : « rien n’existe de ce que vous évoquez, et je ne peux donc faire aucun commentaire. » Elle a rajouté cependant qu’il « ne fallait pas faire de procès d’intention ». Nous ne faisons aucun procès d’intention, nous parlons d’expérience. Et elle ne doit pas se tromper : une telle nomination entacherait sa présidence d’une marque indélébile.

Addendum (publié le 19 août 2012)

A propos de cet article, l’architecte en chef des monuments historiques Patrick Ponsot, auteur de l’article de Momus que nous citons ici, nous a fait parvenir le texte suivant :

« L’utilisation et l’interprétation que vous faites d’un de mes articles (publié dans le numéro de Momus de 2009 que vous reproduisez) appellent les précisions suivantes :

 La photographie montre un robot sculpteur taillant un élément d’architecture, non une sculpture. D’après le chef de l’atelier visité, cet élément mouluré en pierre était destiné à une église de Seine-et-Marne, ce que précise la légende du cliché,

 Si l’article pose la question des principes à partir desquels conduire les restaurations ( l’identique n’est-il pas une vue de l’esprit ?), il aborde surtout celle de l’évolution des modes de production de la restauration dans un contexte de concurrence (conduisant à une mécanisation toujours plus poussée) et de mondialisation (qui l’aurait imaginé pour la pierre ?),

 L’affirmation qu’un robot puisse avoir été utilisé pour restituer le faîtage de plomb doré du donjon de Fontainebleau ne saurait être inférée de cet article qui ne s’intéresse qu’aux principes, abordant soit mes propres chantiers, soit des exemples publiés par ailleurs (comme la question du dallage de granit de Chine autour de la cathédrale de Bordeaux, qui n’est pas une restauration),

 Il n’y est donc aucunement question ni du donjon de Fontainebleau (dont je n’ai pas eu à connaître), ni de Jacques Moulin. »

Nous publions volontiers ce que Patrick Ponsot appelle un « rectificatif ». Cependant, notre article ne faisait référence à celui publié par Momus que pour signaler l’existence des machines à sculpter sans jamais prétendre qu’il ait aucun autre rapport avec le sujet que nous traitons ici.

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