Faut-il modifier la présentation du Retable d’Issenheim ?

1. Mathias Grünewald (1475/1480-1528)
Retable d’Issenheim
Retable fermé, présentation actuelle
Colmar, Musée d’Unterlinden
Photo : Droits Réservés
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Le 500ème anniversaire du début de la réalisation du retable d’Issenheim, inscrit parmi les célébrations nationales, devrait être l’occasion de rouvrir un dossier marginal, sans doute, mais qui peut conduire à d’utiles réflexions sur la façon dont s’écrit l’histoire de l’art : celui de l’emplacement des deux volets fixes du retable, qui représentent, l’un saint Antoine, l’autre saint Sébastien. Sans doute est-ce là un problème dont aucun des visiteurs du Musée Unterlinden à Colmar n’a conscience et qui n’a suscité chez les historiens de l’art qu’un intérêt aussi passager que marginal ; il n’en mérite pas moins d’être réexaminé à la lumière de faits anciens.

Rappelons brièvement que le retable d’Issenheim (ill. 1), un de ces immenses retables à transformation comme il en fut exécuté un certain nombre en Allemagne du sud entre environ 1440 et 1525, est l’œuvre, pour les sculptures du coffre, de Nicolas de Haguenau, et pour les panneaux peints, du peintre qu’on désigne par commodité sous les nom de Grünewald que lui avait donné au XVIIe siècle Joachim Sandrart dans sa Teutsche Akademie, mais qui s’appelait en fait, selon toute probabilité, Mathis Gothardt Neithardt [1]. Il n’y a pas lieu de s’arrêter ici sur la question de savoir si les sculptures furent exécutées une vingtaine d’années avant les peintures, comme on l’a longtemps pensé, ou à la même époque, comme l’a proposé une exposition organisée en 2007 par la conservatrice du Musée Unterlinden, Pantxika Béguerie-de Paepe et le professeur Philippe Lorentz, la réponse n’ayant aucune incidence sur le problème discuté ici [2]. Le retable était une commande de la préceptorie des Antonins à Issenheim, au sud de Colmar, où il vint occuper le maître autel de l’église, aujourd’hui disparue avec l’ensemble des bâtiments conventuels, mais dont le plan nous a été conservé. Pendant la Révolution, il fut démembré pour permettre le transport à Colmar des figures sculptées du coffre et des panneaux peints. Ces œuvres devinrent au siècle suivant la propriété de la Société Schongauer, fondée en 1847, et prirent place au Musée d’Unterlinden, ouvert en 1853, qui occupe l’ancien couvent des dominicaines de la ville.
Dans le coffre, visible lorsque le retable était ouvert, se tenait assis au centre saint Antoine, le patron de l’ordre, entre saint Augustin à sa droite et saint Jérôme à sa gauche, tous les deux debout, et que saint Antoine aurait dépassés de beaucoup par la taille s’il avait pu se lever. Deux panneaux peints encadraient le coffre : à sa droite (à gauche pour le spectateur), La rencontre de saint Antoine et de saint Paul ermite, et de l’autre côté La tentation de saint Antoine. Ces deux panneaux refermés, l’état intermédiaire montrait entre L’Annonciation (à gauche pour le spectateur) et La Résurrection (à sa droite), une double scène : à droite pour le spectateur, une Vierge à l’enfant dans un paysage, à gauche un édicule gothique où se déroule un concert d’anges et où paraît agenouillée une mystérieuse figure féminine, apparemment une Vierge couronnée de flammes. Les volets de L’Annonciation et de La Résurrection refermés, le fidèle voyait au centre le Christ en croix entre, à sa droite, la Vierge et saint Jean, la Madeleine à ses pieds et à sa gauche saint Jean-Baptiste, et de chaque côté les deux volets fixes en question. L’aspect violemment expressif du corps du Christ ainsi que la signification restée problématique du concert d’anges et de la figure agenouillée ont suscité d’abondants commentaires ainsi que la scène de la Tentation de saint Antoine sur laquelle se sont penchés des historiens de la médecine en raison des symptômes pathologiques dont sont atteints certains monstres, l’ordre des Antonins étant un ordre guérisseur qui s’attachait surtout à soigner les victimes du feu saint Antoine, provoqué par l’ergot du seigle. Par comparaison, les volets fixes, qui présentent chacun un saint, ont moins retenu l’attention, si ce n’est parce que, debout sur un piédestal comme des statues, ils ne sont pas peints en grisaille comme sur les faces extérieures des volets de nombreux retables flamands du XVe siècle, mais aux couleurs de la vie comme on en connaît quelques exemples à la même époque, entre autres les volets de L’Annonciation d’Aix.


2. Mathias Grünewald (1475/1480-1528)
Retable d’Issenheim
Retable fermé, présentation avant 1965
Colmar, Musée d’Unterlinden
Photo : Droits Réservés
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Au Musée d’Unterlinden, les panneaux du retable furent d’abord présentés contre le mur de la chapelle de l’ancien couvent, avant d’être, après 1930, regroupés dans la nef pour reconstituer, en partie du moins et dans la mesure du possible, la disposition d’origine. Les panneaux fixes furent donc placés de chaque côté de la Crucifixion, Saint Antoine à sa droite, donc à gauche pour le spectateur, et Saint Sébastien à sa gauche, donc à droite pour le spectateur (ill. 2 et 3). En 1965, cet ordre fut inversé par suite d’une décision de la société Schongauer en date du 20 septembre (ill. 1 et 4) ; il l’est resté depuis lors. Cette mesure s’appuyait sur une longue description du retable rédigée par un bourgeois de Colmar, Franz Christian Lerse, vers 1781, donc avant la Révolution, alors qu’il était encore en place dans l’église du couvent d’Issenheim. Dans cette description, souvent reproduite et qui le fut dès le XIXe siècle aussi bien en traduction française que dans sa version originale allemande, il apparaît que l’auteur emploie les termes de droite et de gauche au sens héraldique, ce qui fut l’usage pendant longtemps pour décrire un tableau. Il en résultait, estima-t-on, que les expressions « du côté droit du retable » et « du côté gauche du retable » pour situer les volets fixes devaient s’entendre ainsi, donc qu’il fallait comprendre l’inverse du point de vue du spectateur. À cette raison, qui semblait décisive en soi, s’en ajouta une autre : des restes de charnières sur les cadres des deux volets, qui indiquaient de quel côté ils se rattachaient au coffre central.
Chacun sait combien, en histoire de l’art, les hypothèses fondées sur des arguments stylistiques ou iconographiques peuvent être fragiles, subjectives, sujettes à caution. Aussi l’historien de l’art s’estime-t-il heureux lorsqu’il peut s’appuyer sur le témoignage d’un texte et, encore mieux, sur les résultats d’un examen technique de l’objet. Dans le cas présent, les deux concordent, ce qui semble ne plus laisser place au doute. Il convient cependant de garder présent à l’esprit cet avertissement du professeur Jacques Thuillier alors que, modeste assistant, je lui vantais les examens de laboratoire : que leurs résultats eux-mêmes devaient faire l’objet d’un examen critique. Dans le cas du texte, il semble aujourd’hui entendu qu’on ne peut se fonder sur lui. On avait déjà remarqué que les expressions utilisées par Lerse pour situer les volets fixes (« sur le côté droit » et « sur le côté gauche du retable ») différaient de celles qu’il utilisait pour décrire la Crucifixion et pour situer les volets mobiles. En soi, cette observation restait de peu de conséquence parce que l’on n’avait pas tenu compte de la façon dont il a conduit sa description. Dans la scène de la Crucifixion, peinte sur deux volets mais formant une composition unique, il écrit donc, selon l’usage héraldique, que la Vierge est à droite et saint Jean-Baptiste à gauche. Passant à l’état intermédiaire, il ne le voit pas comme un ensemble, ce que ferait pourtant, aujourd’hui, n’importe quel historien de l’art, L’Annonciation et La Résurrection étant inséparables de la scène centrale qu’elles encadrent chronologiquement et théologiquement. Il n’écrit donc pas que L’Annonciation serait à droite dans un ensemble qu’il ignore ou qui ne l’intéresse pas. Elle est pour lui le revers du panneau à l’avers duquel se tient la Vierge de la Crucifixion, panneau qu’il ne peut évidemment désigner que comme la droite de cette scène. La même méthode vaut pour La Résurrection, puis pour les deux panneaux avec l’histoire de saint Antoine, qui sont les revers des deux panneaux formant la composition centrale de l’état intermédiaire ; mais elle est inapplicable pour les volets fixes, car ceux-ci ne sont pas au revers d’une autre composition, et par ailleurs, ils ne forment pas ensemble une composition unique dont la description aurait dû suivre l’usage héraldique. Lerse se trouve donc contraint d’adopter un autre point de vue, et c’est cet autre point de vue que semblent bien traduire les expressions qu’il emploie alors ; « sur le côté droit » et « sur le côté gauche du retable ».

Cette analyse du texte n’apporte cependant qu’une probabilité, nullement une certitude. L’interprétation à lui donner reste donc une question ouverte [3] Elle l’était, en fait, depuis la publication du manuscrit de Lerse, car si la position des ailes fixes pouvait faire débat, il n’en était pas de même de celle des deux panneaux de la Crucifixion, de sorte que n’importe quel lecteur de la description qui les avait vus était contraint de constater que son auteur avait adopté l’usage héraldique. De fait, c’est bien ce que notait Heinrich Schmid dans son livre sur les peintures et les dessins de Grünewald, publié en 1911, ouvrage monumental, d’une rigueur exemplaire, qui reste aujourd’hui la base incontournable de toute étude sur ce sujet. Ce nonobstant, il voyait saint Antoine à gauche pour le spectateur et saint Sébastien à droite, et sans doute avait-il pour le faire quelque raison sur laquelle il eût été judicieux de s’interroger en 1965.
La présence de traces de charnières et de clous sur les cadres des deux volets fixes pose un problème du même ordre. Lors du colloque sur La technique picturale de Grünewald et de ses contemporains qui s’est tenu en 2006 à Colmar mais dont les actes, imprimés en 2007, n’ont pas fait l’objet d’une diffusion commerciale, Aubert Gérard, spécialiste de la restauration du bois, les a mentionnées dans sa présentation des cadres des volets fixes et en a conclu que la disposition actuelle était la bonne, emportant par ce qui semble constituer une irréfutable preuve matérielle la conviction même d’historiens de l’art qui la jugent par ailleurs aberrante. Or ces traces étaient connues depuis longtemps, et le rapprochement des différents témoignages des auteurs qui les ont vues conduit à la plus grande confusion. En 1979, Alfred Betz, qui avait décidé de l’inversion en 1965 (voir infra), avouait à la suite d’une vérification menée le 8 mars 1977 en présence d’Albert Châtelet que les traces relevées sur les cadres « ne permettaient de tirer une conclusion quelconque quant à l’accrochage des volets fixes [4] ». Mais Heinrich Schmid avait déjà constaté la présence de trous de chevilles sur les côtés des deux cadres [5], et l’emplacement de ces traces ne contredisaient pas, mais confirmaient au contraire l’emplacement qu’il croyait pouvoir assigner aux volets fixes. En 1955, Franziska Sarwey, qui militait pour l’inversion, estimait, à la suite d’un examen sur place, que ces trous observés par Schmid étaient postérieurs à la création du retable. En 1968, Alfred Betz supposait, sans argumenter, qu’ils auraient pu dater d’un assemblage réalisé en 1853. Depuis lors, ils semblent avoir disparu ! Pourtant, malgré ce qu’écrivait Betz en 1968, il ne semble pas que les cadres portent d’autres traces que celles décrites par Aubert Gérard, qui seraient donc celles que signalait déjà Schmid en 1911, qui n’en mentionnait d’ailleurs pas d’autres, bien qu’on sache qu’il a eu les volets pour ainsi dire entre les mains. Si Franziska Sarwey n’a pas menti lorsqu’elle dit avoir examiné les cadres, on doit donc supposer qu’elle a rajeuni à tort les traces de clous, prenant, comme me l’écrivait un médiéviste connu, ses désirs pour des réalités ; mais le raisonnement ne se tient que si ces traces étaient alors situées sur les cadres de manière à conforter la disposition de l’époque, qu’elle n’avait de cesse de dénoncer, car sinon, elle se serait privée du meilleur des arguments pour faire triompher sa thèse. La même observation vaut pour l’hypothèse formulée par d’Alfred Betz en 1968, qu’elles pourraient dater de 1853 : cette datation tardive n’avait de sens que si les traces en question démentaient la disposition qu’il avait ordonnée trois ans plus tôt. Ajoutons que les traces, déjà mentionnées par Schmid en 1911, n’auraient pu échapper à l’attention lorsque le retable fut installé dans la nef, en 1933, et qu’il est surprenant qu’on n’en ait pas tenu compte si elles contredisaient la disposition alors adoptée. Devant tant d’incohérences et d’invraisemblances, on ne peut que souhaiter qu’un réexamen complet, non seulement des cadres dans leur état actuel, mais de l’histoire de toutes les manipulations qu’ils ont pu subir, dans la mesure où elle peut être reconstituée, fasse enfin la lumière et apporte autre chose qu’une présomption. En attendant, il faut se résoudre à se tourner vers des arguments d’ordre formel et iconographique.

C’est aborder un domaine dans lequel la fantaisie des commentateurs ne connaît pas de limites. Au milieu du siècle dernier, un type d’arguments se répandit, surtout chez les artistes qui considéraient parfois être seuls capables de juger de ces matières : le rapport des proportions des figures entre les volets fixes et la composition centrale ainsi que le rapport des couleurs - le rouge du manteau de saint Antoine par rapport à celui de saint Jean ou de saint Jean Baptiste, par exemple. Même Otto Dix se mit de la partie dans une lettre à Robert Gall. Le caractère éminemment subjectif d’une telle argumentation se révèle dans le fait qu’elle a conduit avec la même assurance à des résultats opposés. De plus, elle reposait sur la croyance en une unité formelle entre la scène de la Crucifixion et les volets fixes, unité formelle censée traduire une unité spirituelle profonde. Dans une lettre du 1er juin 1955 à Franziska Sarwey (voir infra), Max Friedländer, qui n’était pas homme à se laisser emporter par la passion, surtout religieuse, suggérait avec un élémentaire bon sens qu’il n’avait pas été dans l’intention du peintre d’établir un tel rapport entre la scène centrale et les volets. Aussi est-il difficile d’accorder le moindre crédit aux réflexions sur d’éventuelles analogies entre la gestuelle de saint Jean-Baptiste d’un côté, de saint Antoine et de saint Sébastien de l’autre développées par Heike Wetzig dans un article aussi vain qu’érudit sur le problème des volets fixes paru en 1992 dans un recueil publié par H. Krohm et E. Oellermann sur les retables à transformation du moyen âge tardif.
Pour s’en tenir aux seuls volets, on a fait valoir en faveur de l’ordre antérieur à 1965 qu’il supposait pour les deux saints une source unique de lumière, alors que dans la disposition actuelle, la lumière vient de l’extérieur pour chacun des volets, ce que ne justifiait en rien l’éclairage naturel de l’église. Toujours en faveur de l’ordre ancien, la même personne (l’archiviste municipal de Colmar en 1965) soulignait que la colonne placée derrière saint Sébastien et le pilastre engagé près de saint Antoine venaient clore la composition. Plus convaincante est cette autre observation que les deux saints étaient ainsi tournés vers l’intérieur du retable, conformément à tous les autres exemples analogues connus du XVe ou du début du XVIe siècle. Mais les partisans de l’inversion, c’est-à-dire de l’ordre actuel, ont renversé les deux arguments : une composition close avec des figures tournées vers l’intérieur était une formule banale à la Renaissance, indigne d’un génie comme Grünewald, alors qu’au contraire, dans l’actuelle disposition, les saints se tournent vers l’extérieur, vers un espace ouvert sur l’infini, ce qui ferait de Grünewald un précurseur de l’esprit baroque. On sait à quelles dérives ont pu donner lieu les théories de Wölfflin, alliées ici au culte aveugle du génie.
Quelques années après l’inversion des volets, celle-ci fut remise en cause par Josef Harnest (+1999), auteur d’un doctorat sur Le problème de la perspective construite dans l’ancienne peinture allemande soutenue à Munich en 1971. Si sa thèse n’a pas fait l’objet d’une publication, il a fait connaître le contenu du chapitre concernant Grünewald dans un volume collectif sur le peintre dirigé par M. Seidel et paru en 1973. Pour résumer d’un mot des pages de constructions géométriques, il établissait que les piédestaux sur lesquels se tiennent les saints ont fait l’objet d’une construction d’une complexité sans équivalent dans la peinture allemande de l’époque, et qu’ils sont vus chacun sous le même angle de 6° pour un spectateur placé au milieu de la nef devant la clôture du chœur, étant entendu que saint Antoine se situe à gauche et saint Sébastien à droite. Sa thèse suscita des réticences parfois peu justifiées. Heike Wetzig semble lui reprocher surtout d’être un architecte et de fait, il n’est pas exclu qu’une pointe de corporatisme ait provoqué certaines réactions des historiens de l’art à son égard. On lui a reproché une conception naïve et dépassée de la perspective ; mais s’il connaissait comme tout un chacun le livre de Panofsky, son ambition n’était pas de juger du rôle et de la signification de la perspective dans les conceptions esthétiques et philosophiques de l’époque : il se contentait d’essayer d’établir en géomètre (que ne sont pas, en général, les historiens de l’art) comment les peintres avaient construit leurs compositions. Au demeurant, même pour qui s’avoue incapable de suivre la longue démonstration géométrique qu’il consacre aux deux piédestaux, un simple regard prouve l’absurdité de la disposition actuelle, qui fait que saint Sébastien devrait être regardé de gauche à droite, donc par un spectateur placé contre le mur nord de l’église, et saint Antoine par un spectateur placé contre le mur sud. Deux autres éléments confirment cette observation : l’angle sous lequel sont vus l’embrasure de la fenêtre derrière saint Sébastien et le pilastre engagé derrière saint Antoine. Au début du XVIe siècle, n’importe quel peintre allemand, même peu versé dans la science de la perspective, même travaillant d’instinct, sans construction géométrique, aurait tenu compte, pour représenter de tels détails d’architecture, de la place approximative d’un spectateur placé devant le retable à peu près face à son milieu, et l’on ne trouvera pas un seul exemple de retable pour la contemplation duquel le spectateur serait censé se déplacer d’un côté à l’autre de l’église ou de la chapelle.


3. Mathias Grünewald (1475/1480-1528)
Retable d’Issenheim
Saint Antoine et
Saint Sébastien
Situation respective avant 1965
Colmar, Musée d’Unterlinden
Photo : Droits Réservés
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4. Mathias Grünewald (1475/1480-1528)
Retable d’Issenheim
Saint Sébastien et
Saint Antoine
Situation respective depuis 1965
Colmar, Musée d’Unterlinden
Photo : Droits Réservés
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L’iconographie a été prétexte à la même profusion d’hypothèses inacceptables. Pour Ewald Vetter, que son habituel sérieux semblait avoir abandonné ici, l’ordre actuel serait le bon parce que la campagne visible par la fenêtre située derrière saint Sébastien ferait écho à la campagne alsacienne qui s’étendait au nord-est de l’église tandis que la fenêtre située derrière saint Antoine aurait donné, elle, sur l’intérieur des bâtiments conventuels. On aimerait connaître un autre exemple, dans l’art de l’époque, d’un tel rapport de l’œuvre à son environnement réel. Pour A. Hayum, le paysage visible derrière saint Sébastien serait le paradis et la fenêtre brisée par le diable, derrière saint Antoine serait l’enfer, ce qui justifierait la disposition actuelle. Que saint Antoine soit du côté de l’enfer et le paysage aperçu derrière saint Sébastien le paradis relève moins de l’arbitraire que de l’absurde. Personne ne peut nier, par contre, que saint Antoine était le saint patron des Antonins. Il trônait, sculpté en bois, au centre du coffre du retable, beaucoup plus grand que les deux pères de l’église debout à ses côtés. Sur les volets peints, il dépasse largement saint Sébastien par la taille. Il est impensable que dans un couvent de son ordre, la place d’honneur, c’est-à-dire la droite au sens héraldique, ne lui ait pas été réservée. Là-dessus, tous les médiévistes consultés s’accordent. Iconographiquement tout autant que formellement, l’actuelle disposition est donc aberrante. Que le débat n’est pas eu lieu en 1965, avant que l’inversion ne soit décidée, mérite une courte explication.
De fait, la décision de permuter les volets fixes ne fut précédée d’aucun véritable débat, d’aucune consultation des spécialistes d’alors. Elle fut imposée à la suite d’une véritable campagne d’opinion menée par une artiste allemande reconvertie à l’histoire de l’art, Franziska Sarwey, qui n’est guère connue, aujourd’hui, que pour cette action. Dix ans plus tôt, elle avait publié dans Paragone (mars 1955) un article dans lequel, croyant révéler que Lerse suivait l’usage héraldique, elle plaidait pour l’inversion. Elle entreprit alors de convertir à sa thèse un certain nombre de personnalités, à commencer par le vieux Max Friedländer, contacté dès 1955 et par deux fois, qui répondit de façon aussi polie que dilatoire. Interrogé par la revue Christ und Welt, Zülch refusait catégoriquement de la suivre. En 1962, Kurt Gerstenberg lui donnait par contre raison, et expliquait l’attitude de Zülch par le fait qu’il n’était qu’un « Urkundenforscher » (chercheur de sources documentaires). Mais ce sont les responsables de Colmar qu’il lui fallait convaincre, et elle y parvint. Sa victoire, à vrai dire, avait été préparée par la position d’un artiste local, Robert Gall, peintre justement réputé, collaborateur de Maurice Denis et professeur au Lycée Bartholdi où son talent de pédagogue lui valut de marquer profondément certains de ses élèves. En 1960, il avait publié sur le retable un opuscule plus inspiré par le sentiment religieux que nourri de connaissances historiques, dans lequel il reproduisait (p. 9) le retable fermé « dans sa disposition d’origine » (« in ihrer ursprünglichen Aufstellung »), c’est-à-dire tel qu’on le voit maintenant. Connaissait-il la position de Franziska Sarwey, ou était-il parvenu à la même conclusion par des réflexions d’ordre esthético-religieux ? On ignore aussi quel poids son opinion put avoir sur le président de la Société Schongauer, Alfred Betz (1906-1992), qui, lui, était en contact avec Franziska Sarwey. C’était un notable local. Fils d’un chirurgien, avocat au barreau de Colmar et bâtonnier de 1953 à 1955, il présida de 1959 à 1983 aux destinées de la Société Schongauer, donc du Musée Unterlinden qui lui doit l’aménagement des salles du sous-sol et l’ouverture à l’art contemporain[[Ces renseignements sont empruntés à l’article de Christian Heck, « Évocation de maître Alfred Betz », Bulletin de la société Schongauer 1987-1992, 1993, p. 171-172. C’est lui qui proposa et imposa l’inversion des volets fixes au comité de la Société Schongauer, le 20 septembre 1965 ; il la défendit ensuite dans plusieurs articles que publia le bulletin de la Société. Il y a là un élément, le poids d’une notabilité locale, dont les historiens de l’art ont d’autant moins l’habitude de tenir compte qu’il est très difficile de l’apprécier à sa juste mesure, mais l’on peut faire un rapprochement avec un exemple voisin. Hans Haug fut un très grand conservateur auquel les musées de Strasbourg doivent beaucoup, mais sa volonté de rattacher Grünewald à l’Alsace lui fit attribuer au peintre des œuvres qui n’étaient évidemment pas de lui. Or il fallut attendre de longues années après sa mort pour que l’on ose enfin modifier certains cartels au Musée de l’œuvre de Notre-Dame. La mémoire d’un ancien président pèserait-elle encore à Colmar ? La question reste ouverte, mais la célébration nationale de ce chef d’œuvre de l’art allemand pourrait être l’occasion de la réexaminer.

Pierre Vaisse

Notes

[1Il n’y a pas lieu d’insister sur la tentative d’un archiviste allemand, Hans-Jürgen Rieckenberg, autour de 1970, pour identifier le peintre à Mathis Grün, sculpteur à Francfort/Main, sauf à souligner un point de méthode. Rieckenberg faisait valoir que le grand biographe de Grünewald, Zülch, avait lui-même penché vers 1920 pour Grün, et que s’il avait abandonné cette hypothèse pour celle de Gothardt Neithardt qu’il développe dans son livre de 1938, c’est que Grün avait épousé une femme juive et qu’en 1938, il était impossible d’admettre un tel mariage de la part du plus grand et du plus allemand des peintres allemands. Mettre à jour les racines idéologiques des opinions en histoire de l’art est un moment nécessaire de la recherche, mais non un moment suffisant.

[2Grünewald et le retable d’Issenheim. Regards sur un chef-d’œuvre, Somogy et Musée d’Unterlinden, 2007.

[3deux collègues allemandes consultés, feu le professeur Kolde, spécialiste de linguistique historique de l’allemand, et le professeur Schrader, spécialiste de la littérature allemande de l’époque, ont avoué leur incertitude quand à l’interprétation à donner à ce passage du texte.

[4Bull. Soc. Schongauer, 1979, p. 107.

[51911, vol. II, p. 129.

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