- 1. Edmond Suau (1871-1929)
Espagnoles, 1904
Huile sur toile - 190 x 147 cm
Perpignan, Musée Hyacinthe Rigaud
Photo : L. Fonquernie - Voir l´image dans sa page
Réalisée par la conservation du Musée Rigaud de Perpignan, dans le cadre de « Perpinyà capital de la cultura catalana 2008 », l’exposition Voyages romantiques et historiques en Roussillon, permet d’admirer un grand et énigmatique tableau, ignoré depuis son dépôt par l’Etat en 1904 [1], et sorti des réserves pour l’occasion : Espagnoles d’Edmond Suau (1871-1929, ill. 1). Le caractère grave et mystérieux de ces deux jeunes femmes entièrement drapées de noir dans une atmosphère baignée de soleil a été interprété comme possédant un caractère profondément hispanique, et même propre à exprimer la catalanité de Perpignan, puisque choisi comme affiche de cette exposition. Mais que se cache-t-il derrière autant de voiles et de mystères ?
A l’origine, un cliché de Jean Laurent
- 2. Juan Laurent (1816-1892)
Traje de las mujeres de Vejez, 1878
Plaque de verre
Madrid, Fototeca del patrimonio historico - Voir l´image dans sa page
Ce tableau peut être mis en rapport avec un cliché sur plaque de verre, dont un exemplaire est conservé à la Fototeca del patrimonio historico de Madrid [2], sous le titre Traje de las mujeres de Vejez (Costumes des femmes de Vejez, ill. 2), réalisé vingt-cinq ans auparavant. Son auteur, Jean Laurent est né en 1816 près de Nevers. Il avait découvert à Paris le procédé de Daguerre peu avant de s’installer à Madrid, en 1843, où il ouvrit tout d’abord une fabrique d’emballages, puis un atelier de photographie dès 1856 [3]. Fondant l’entreprise « Juan Laurent i compania », il est devenu le plus grand photographe de la péninsule au XIXe siècle. Il est aussi le co-inventeur, avec José Martinez Sanchez, du procédé de photographies sur papier leptographique en 1866, concurrençant le papier albuminé jusqu’à l’apparition au début du XXe siècle des papiers à relevés chimiques. Son œuvre est désormais bien connu, les rétrospectives se multipliant en Espagne depuis quelques années.
De la photographie au tableau
Avec plus de 11000 clichés recensés, Juan Laurent et ses collaborateurs ont effectué à la fois les vues de villes, les monuments [4], les grands travaux, des portraits de personnages officiels, des scènes de genre, des œuvres d’art [5], ainsi que des descriptions de costumes. Le photographe ouvre à Paris une succursale en 1868 afin de vendre des tirages de ses vues d’Espagne et du Portugal, 7 rue Drouot. Les photographies étaient cédées à l’unité ou réunies en albums. L’un d’eux, présenté à l’Exposition Universelle de Paris de 1867, s’intitulait Vues, Musées & Costumes d´Espagne et du Portugal. C’est l’un de ses clichés, dédié aux types locaux des régions d’Espagne, qu’Edmond Suau utilisa pour réaliser son tableau.
- 3. Edmond Suau (1871-1929)
La Mélancolie des ruines inspire le poète, 1899
Huile sur toile - 210 x 286 cm
Localisation actuelle inconnue
Vente Paris, Drouot Rive Gauche, 21 mars 1980
Photo : D. R. - Voir l´image dans sa page
Elève de Benjamin-Constant, Jules Lefebvre et Tony Robert-Fleury, Edmond Suau est aujourd’hui assez oublié, et c’est une fois encore la plume de Gérald Schurr qui lui a consacré une notice enthousiaste [6]. Il expose au Salon des Artistes Français à partir de1897, obtient une mention honorable deux ans plus tard et la fatidique « médaille de troisième classe » en 1900. Le sujet académique de son grand format du Salon de 1899 (ill. 3) est cependant teinté d’un timide Symbolisme. Il ne manquait plus à cette carrière qu’un achat de l’Etat, qui arrive en 1904 avec ce tableau intitulé Espagnoles, exposé sous le n° 1685 [7]. Une fois l’œuvre acquise, l’administration semble avoir pensé, dans un premier temps, l’envoyer à Pau. C’est finalement une autre préfecture frontalière qui fut choisie : Perpignan [8]. Et pour cause !
- 4. William Turner Dannat (1853-1929)
Contrebandier aragonais, 1883
Huile sur toile – 280 x 170 cm
Blérancourt, musée national de la
coopération américaine
Photo : Musée d’Orsay - Voir l´image dans sa page
Au Salon de 1883, l’Etat avait acquis et déposé dans cette ville le Contrebandier aragonais de William Turner Dannat (ill. 4). La notoriété de la toile grandit jusqu’à devenir si populaire qu’il fallut commander à son auteur une copie pour le Musée du Luxembourg. La solution n’était pas satisfaisante. L’Etat reprit à Perpignan la version d’origine pour l’attribuer au musée parisien, la remplaça par la réplique et chercha à compenser la perte du tableau célèbre par un autre de sujet similaire. La spectaculaire image de Suau acquise au Salon fut l’occasion de compléter l’échange.
On aurait pu imaginer que la multitude de tableaux à sujets ibériques peints par les artistes, depuis le Romantisme sous la Restauration jusqu’aux suiveurs de Manet sous le Second Empire, avaient épuisé ce thème et la satiété du public. Pourtant, la demande reste forte sous la Troisième République. On ne peut dénombrer dans les catalogues des Salons de l’époque les kyrielles de Carmencita, de « toréadors » et de corridas, ou autres vues de l’Alhambra et de l’Alcazar. Depuis 1900, Sorolla et Zuloaga exposent chaque année avec succès à la Nationale, et même Picasso et Van Dongen commettent des femmes à la mantille ou à l’éventail. On est plus que jamais en pleine vogue hispanique ; on redécouvre Greco et Goya. Edmond Suau propose donc au Salon des Artistes Français de 1904 un sujet encore très à la mode. Il n’est pas spécialisé dans l’« espagnolade ». C’est même son seul envoi consacré à ce pays mais il apprécie un certain exotisme méditerranéen. Il avait montré en 1898 un Au Maroc et, à partir de 1907, il proposera des scènes de Capri [9].
Alors que, de nos jours, l’histoire de l’art s’intéresse de plus en plus au rapport des peintres avec la photographie, il y a cependant peu de chance que Suau ait mentionné haut et fort la source de son inspiration. Ceci expliquerait le titre trop généraliste, alors que celui de la photographie est bien plus précis. Il est même possible qu’il ne soit pas rendu en Espagne, l’emprunt à la photo l’en dispensant aisément. Pour compléter la partie haute, il a ajouté à droite une fenêtre avec un barreau typique des pays du sud de l’Europe. L’œil moderne occidental aurait vite fait d’y voir un lien avec la condition de la femme ainsi vêtue mais ce serait oublier que ce type de peintres, tardifs épigones du naturalisme de Bastien-Lepage, proposent des images neutres et descriptives, sans parti pris. La richesse de l’intérieur de la maison sombre et fraîche, ni dévoilée ni même éclairée par cette lucarne pourtant baignée d’une intense luminosité, est ainsi évoquée comme un fait culturel général à cette région méditerranéenne. Le contraste des masses lumineuses presque abstraites dépeint parfaitement une impression de chaleur étouffante, de repli sur soi et de richesse cachée qui ne se dévoile pas en public. La monumentalité de la composition exprime cela dans une invitation à la rêverie et au mystère exprimé par ces jeunes et belles femmes qui se voilent dans une grâce toute hiératique.
Du costume traditionnel comme lien fondamental et historique d’unité des cultures méditerranéennes
- 5. Gustave Violet (1873-1952)
Scène de deuil, 1924
Calcaire ocre
Perpignan, détail du Monument aux morts de 1914-1918
Photo : L. Fonquernie - Voir l´image dans sa page
Bien que le tableau ait été réalisé après 1900, les modèles furent photographiés en 1879 dans le sud de l’Espagne, à Vejer de la Frontera, dans la province de Cadix. Malgré la distance dans le temps et dans l’espace, il aurait pu s’agir à la même époque de jeunes femmes du Roussillon (ill. 5), dont les habitudes vestimentaires différaient peu tout autour de la Méditerranée, lors de cérémonies précises comme les grands deuils. A Vejez, la tradition de ces voiles sombres, couvrant presque entièrement le corps, est redevenue aujourd’hui symbole du costume traditionnel de cette région d’Andalousie, un espace qui fut pendant de longs siècles sous domination arabe. Dénommée le « cobijado », cette tenue féminine avait d’ailleurs été interdite à certaines époques, le plus récemment en 1936. En 1976, le cobijado est à nouveau porté et se perpétue désormais lors des fêtes votives. Aujourd’hui encore cet agencement d’un voile opaque cachant oreilles et cheveux, formant à partir des épaules une sorte de pyramide, se retrouve toujours chez les femmes de la communauté musulmane, d’une manière plus ou moins prononcée, tel un refuge, que certains qualifieront d’hypocrite, afin d’occulter à la gens masculine toute approche. Seul le nom diffère, du mocador de cap des grands-mères catalanes au manto des Andalouses, et au hijâb, des terres de l’Islam.
Voyages romantiques et historiques du Roussillon (1830-1900) a eu lieu du 2 avril au 9 juin 2008 au Musée Hyacinthe Rigaud, Perpignan.
Relecture et corrections : Jérôme Montcouquiol.