Deux nouveaux tableaux de Tassel ?

Le site du National Inventory of Continental European Paintings (que ne recoupe pas totalement le site « Your paintings » de la B.B.C.) est une mine de découvertes et parfois de surprises, tant certaines attributions ont la vie dure, ou paraissent totalement improbables. Néanmoins, sa facilité d’utilisation, et le fait que la quasi-totalité des clichés y soient en couleurs, souligne les défauts actuels de certaines bases de données françaises [1]. Dans le même temps, on constate des efforts louables entrepris, de façon plus ou moins récente, par plusieurs collectivités territoriales [2].

C’est donc sur le site du N. I. C. E. que nous avons découvert [3] les deux tableaux suivants, qui nous semblent pouvoir enrichir le corpus de Jean Tassel (v. 1608-1667) [4], artiste qui, à son meilleur, vaut bien davantage que sa réputation d’ « attachant petit maître provincial… parfois un peu rustique » (sic). Élève de son père à Langres, il rejoint Rome vers 1637. Dès le début de son séjour, il semble avoir été proche des peintres de « bamboches », ce dont il se souviendra, comme Sébastien Bourdon, dans plusieurs compositions peintes après son retour en France en 1647 (Le Retour du Marché du musée de Langres [5], souvent appelé Les Maraudeurs, constituant un exemple déjà très « francisé »). A partir de là, actif à Dijon comme à Langres, Tassel laisse de nombreux tableaux entre Champagne et Bourgogne, qui varient du motif à succès (ses Vierges à l’Enfant), souvent délégué à l’atelier, à de vrais beaux tableaux comme, par exemple la Pietà de Dijon [6], Le Jugement de Salomon (Sarasota [7]), L’Enlèvement d’Hélène (Louvre) [8], La Première Rencontre de Jésus et de la Madeleine (église de Brazey-en-Plaine) [9], ou le Jeune saint Jean-Baptiste dans la solitude (Troyes) sur lequel nous reviendrons.

 Le Repos en Égypte (dit parfois La Sainte Famille avec le saint Jean) d’Harewood House [10].


1. Ici attribué à Jean Tassel (v. 1608-1667)
Le Repos en Égypte
(dit parfois La Sainte Famille avec le saint Jean)
Huile sur panneau - 78 x 103 cm
Harewood, Harewood House
Photo : D.R.
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2. Ici attribué à Jean Tassel (v. 1608-1667)
Le Repos en Égypte
(dit parfois La Sainte Famille avec le saint Jean)
Huile sur panneau - 78 x 103 cm
Harewood, Harewood House
Photo : D.R.
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Il s’agit d’une composition peinte en largeur, sur panneau, acquise par le Harewood Trust, en 1990 auprès de la galerie londonienne Alex Cobb (ill. 1). Ce tableau porterait au revers une inscription « Loir. Le Repos en Égypte ». Or, n’ayant pu l’examiner directement (Harewood est dans le Yorkshire, près de Leeds, et le tableau est accroché très haut [11]), la seule certitude est que son historique récent ne passe pas par la France. Depuis sa réapparition à Vienne, en février 1978, l’attribution à Nicolas Loyr -basée sur l’inscription- a entraîné des réserves et, lors de son dernier passage en vente, il a été présenté comme « entourage de » Nicolas Loyr (« circle of »), qui est son statut actuel. Au vu de la photographie, on comprend assez vite cette prudence : si la silhouette de la Vierge peut évoquer certaines compositions de Nicolas Loyr, notamment ses gravures, ni le traitement du paysage, avec cette branche au feuillage accentué comme pour bien marquer l’une des diagonales de la composition, ni le style de la draperie qui y est suspendue, ou celui des enfants, et ces coloris comme éteints, ne correspondent à ceux qu’on retrouve chez cet artiste.

Mais nous devons rester d’autant plus prudent dans notre jugement que l’état de la couche picturale de ce tableau apparaît assez moyen : le traitement du visage et de la chevelure de saint Joseph sont tellement curieux qu’on pense très vite à l’intervention d’un restaurateur. Il en est de même du visage du putto placé le plus à droite, qui semble lui aussi repris [12]. Les uns et les autres contrastent avec la réelle qualité picturale du groupe principal et de la partie gauche du paysage. Cette qualité se retrouve dans le jeu subtil entre l’ocre et le mauve de l’habit de saint Joseph, le vert du feuillage et le carmin dont est fait la draperie suspendue à l’arbre (ill. 2).

Or, tous les éléments qui nous éloignent du style de Nicolas Loyr apparaissent, en revanche, comme étant plutôt caractéristiques de la manière de Jean Tassel : que ce soit le traitement de la végétation comme des putti, avec ces mains qui semblent repliées ou amputées d’une phalange, les accords de couleur assez chaudes, le choix de plonger saint Joseph dans une semi-pénombre tout en concentrant une lumière très blanche sur le groupe de la Vierge à l’Enfant. La figure de celle-ci, avec ses drapés amples qui sont comme trop grands et trop longs, alors que sur les genoux ou sur le corsage, ils sont traités de façon assez découpée, et surtout ce visage penché vers le bas, ce qui fait ressortir la ligne de cils de ses yeux, et le triangle aigu du nez, sont autant de détails proches d’une véritable signature. Or, le nom de Tassel a été prononcé, à titre d’hypothèse, par les experts de Christies, sollicités par le Harewood Trust en 1998 et en 2003, sans qu’ils franchissent le pas, ce que nous faisons aujourd’hui.

 La Madeleine pénitente de la York Art Gallery [13] :

3. Ici attribué à Jean Tassel (v. 1608-1667)
La Madeleine pénitente
76.2 x 99 cm
York, York Art Gallery
Photo : D.R.
York Art Gallery
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Ce très joli tableau (ce qui est perceptible même au travers de la seule photo disponible - ill. 3) porte actuellement une attribution à Giovanni Gioseffo Dal Sole (1654-1719) qui apparaît assez étonnante. Cet artiste bolonais, qui apprit son métier auprès de son père, qui fut l’un des élèves de Francesco Albani, passa ensuite par l’atelier de Domenico Maria Canuti (1620-1678), fameux fresquiste, puis de Lorenzo Pasinelli (1629-1700), où il retrouve Giovanni Antonio Burrini (1656-1727), qui était lui aussi passé chez Canuti. Dal Sole apparaît comme un bon coloriste, qui sait donner un maintien élégant à ses figures, mais il est surtout connu pour ses talents de fresquiste. Or, dans le tableau de York, nous ne retrouvons aucune des caractéristiques perceptibles dans ses œuvres destinées aux amateurs, notamment les Madeleine qu’il semble, comme beaucoup d’autres artistes, avoir eu plaisir a représenter dans différentes attitudes, et plus ou moins voilées [14]. Si le tableau de la Pinacothèque de Bologne [15] en offre un très bel exemple (ill. 4), elles se distinguent toutes par leur sensualité, incarnée par une silhouette ample, qui peut rappeler Guido Reni ou l’Albane, voire même Le Brun. Mais leur facture annonce déjà le XVIIIe siècle. La rondeur du visage, qui se retrouve jusque dans le traitement du bras et notamment du passage du coude, sont des traits que Dal Sole semble avoir privilégié.

Or, dans cette Madeleine pénitente, on remarque surtout ce contraste entre la minceur du bras et le corps plus charnu, des drapés aussi modestes que réalistes, une chevelure libre mais sans effets de cascade et une importance laissée au paysage qui désignent un tout autre artiste. Nous avons eu très vite la conviction que cette composition était née un peu plus tôt et sous d’autres cieux : sa facture trahit selon nous une manière plus française, une sensualité plus directe qui évoque l’art (ou l’entourage) d’un Jacques Blanchard ou d’un Jean Tassel. Mais le premier, et le plus illustre, ne représente pas les chairs de ses figures féminines de façon aussi maigre ou réaliste, et ne se montre pas aussi lisse dans le traitement de ses drapés. De la même manière, dans aucune de ses Madeleine, Blanchard n’accorde une telle importance au paysage. En revanche, la proximité du tableau de York avec l’art de Jean Tassel semble confirmée par sa comparaison avec plusieurs de ses autres peintures, notamment les deux versions du saint Jean-Baptiste conservées à Troyes.


4. Giovanni Gioseffo Dal Sole (1654-1719)
Madeleine
127 x 95 cm
Bologne, Pinacoteca Nazionale
Photo : D.R.
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5. Jean Tassel (v. 1608-1667)
Saint Jean-Baptiste dans la solitude
98.4 x 117.5 cm
Troyes, Musée Saint-Loup
Photo : D.R.
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Au premier regard, la disposition de cette Madeleine pénitente semble en quelque sorte répondre à celle du plus connu de ces tableaux, le jeune saint Jean-Baptiste dans la solitude [16] (ill. 5) puisqu’elle est assise sur la gauche et lui agenouillé sur la droite. De la même façon, sa draperie orangée apparaît très proche, mais avec une tonalité moins vive sinon plus ocre, de celle de l’adolescent troyen. Cependant, c’est avec l’autre saint Jean-Baptiste, celui qui est représenté debout et adulte [17] (ill. 6), que les similitudes sont les plus évidentes : même importance donnée au paysage constitué en partie de rochers, même rendu des membres notamment des pieds et du bras, dessiné presque comme un écheveau, une fine balustre (ill. 7). A Troyes comme à York, on retrouve aussi cette façon qu’à Tassel de concentrer un éclairage vif sur un côté du personnage principal, soulignant sa figure et plongeant le reste de sa composition dans la pénombre. Mais on y distingue malgré tout, dans les deux tableaux, ce traitement par grandes masses des rochers, qui forment comme un écran, un même rendu de la végétation et, apparemment (notre seul souvenir du second saint Jean-Baptiste est cette ancienne photographie), un ciel traité de facon assez uniforme, mais qui offre, au moins dans la Madeleine et le saint Jean-Baptiste jeune, une autre source d’éclairage mordoré correspondant manifestement au moment du crépuscule.


6. Jean Tassel (v. 1608-1667)
Saint Jean-Baptiste
117 x 180 cm
Troyes, Musée Saint-Loup
Photo : D.R.
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7. Jean Tassel (v. 1608-1667)
Saint Jean-Baptiste, détail
117 x 180 cm
Troyes, Musée Saint-Loup
Photo : D.R.
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Mais, si la Madeleine constituerait à elle seule un bel apport au corpus de Jean Tassel, nous demeurons pleinement conscients de la fragilité de ces propositions, faites à partir de quelques photos, d’une intuition et de points de contact.

Moana Weil-Curiel

Notes

[1La Base Palissy, qui rassemble les objets classés au titre des Monuments Historiques, demeure un peu à part : l’absence fréquente de clichés, voulue pour éviter les vols d’objets, peut être assez souvent compensée au niveau local.

[2Ces efforts peuvent porter sur les musées (exemple de la Base Musenor, pour le Nord Pas-de-Calais, qui rend ses équivalents du Midi, de l’Aquitaine ou de Haute-Normandie, encore modestes), ou sur les tableaux conservés dans les églises (certaines de nos recherches nous ont permis de découvrir le travail accompli dans les Yvelines, l’Eure, la Manche, etc.). L’exemple le plus ancien est sans doute celui de la Seine-et-Marne, qui a mené, il y a près de trente ans, une campagne photographique systématique de ses tableaux d’église mais dont l’ampleur n’est perceptible que sur place, aux Archives Départementales.

[3Petit bémol : la photo du tableau d’Harewood House se retrouve à la Witt Library comme au S. E. D. du Département des Peintures du musée du Louvre (c’est la même), et celle du RKD provient du catalogue de la vente de 1978 ; seul le tableau de York est une complète découverte.

[4Voir, en dernier lieu, Henri Ronot, Richard et Jean Tassel, Paris, 1990, et la notice du peintre dans le catalogue de l’exposition Grand Siècle (Bordeaux-Rennes-Montpellier, 1993).

[5T. 071 x 083 cm. Achat en 1863 de la Société Archéologique.

[6Dijon, Musée des Beaux-Arts, Inv. CA 474. T. 198 x 259 cm. Saisi au couvent des Dames de Saint-Julien.

[7Sarasota, Ringling Museum of Art Inv. 1957 SN702. T. 080.5 x 064.5 cm. Achat du Musée cette année-là. Comme souvent avec Tassel, d’autres versions sont connues.

[8Inv. R. F. 3969. T. 127 x 093 cm, acquis en 1936.

[9T. 158 x 235 cm. Redécouvert en 1978, par Marguerite Guillaume et tout récemment restauré, son iconographie précise demeure mystérieuse, le peintre ayant manifestement changé de parti en cours d’exécution.

[10B. 078 x 103 cm. Inv HHTP 2001.1.23. Passé en vente à Vienne (Dorotheum), le 14 février 1978, lot 78, comme attribué (« zugeschrieben ») à Nicolas Loyr ; puis Sotheby’s, Londres, 28 février 1990, lot 78 (« circle of »).

[11Nous remercions Tara Hamilton Stubber, Collections and Engagement Officer du Harewood Trust, pour les renseignements qu’elle a pu nous fournir.

[12En revanche, même s’il peut surprendre, le mouton, avec cet avant-corps excessivement amaigri par rapport au reste, se retrouve dans d’autres œuvres de Tassel.

[13T. 076.2 x 099 cm. Inv. Yorag 173. Don David Shirlaw en 1923.

[14On peut citer ici La Madeleine au Crucifix (T. 091.4 x 083.2 cm) d’une collection particulière ; La Madeleine pénitente (au crâne) d’une vente génoise (Rubinacci, 26 octobre 2007, lot 223) ; La Madeleine pénitente (assise dans sa grotte, T. 195 x 135 cm) d’une autre collection particulière, ou un dessin de la collection Robien conservé au Musée de Rennes (Inv. 794.1.3179, 202 x 179 mm), qui offrent autant de variations sur ce thème mais un type féminin assez semblable, qui n’est pas celui du tableau de York.

[15Bologne, Pinacoteca Nazionale, Inv. 9. T. 127 x 95 cm.

[16Troyes, Musée Saint-Loup, Inv. 833.1.2. T. 098.4 x 117.5 cm, legs de Jean-Baptiste Morlot en 1833. Une réplique partielle est conservée dans une grande collection parisienne.

[17Troyes, Musée Saint-Loup, Inv. 833.1.3. T. 117 x 180 cm. Même provenance que le précédent.

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