A propos de Jérôme Du Quesnoy le jeune

Le compte rendu par Didier Rykner de l’excellent livre de Marion Boudon sur François Du Quesnoy, mis en ligne il n’y a pas longtemps sur le site de La Tribune de l’Art, me donne l’occasion de livrer aux lecteurs quelques réflexions sur son frère Jérôme. Elles concernent principalement la place que celui-ci occupa très vraisemblablement aux côtés de François à Rome entre 1627 et 1641. Ces années de la vie de Jérôme sont en effet caractérisées par un grand vide, ses biographes anciens et modernes affirmant et répétant, mais sans apporter de détails supplémentaires, que l’artiste s’était rendu en Espagne ou au Portugal. On me permettra de rappeler d’abord que mes collègues Dominique Vautier et Pierre Loze et moi-même avons publié des analyses critiques de la vie et de l’œuvre des Du Quesnoy dans le livre que nous avons consacré avec Paul Philippot à l’architecture et à la sculpture baroques dans les Pays-Bas méridionaux [1]. Cet ouvrage étant sorti de presse au moment où Marion Boudon envoyait le manuscrit de sa monographie à l’impression, elle ne pouvait tenir compte de notre publication et nous n’avions évidemment pas davantage pu profiter de ses travaux. C’est avec le plus vif intérêt que j’y ai découvert quelques précisions sorties des archives romaines, susceptibles de faire progresser notre connaissance des activités de Jérôme. Il s’agit de la mention des paiements faits en faveur des deux frères Du Quesnoy pour leur participation au baldaquin de Saint-Pierre en janvier 1626 et en décembre 1627. Celle de François était partiellement connue. L’on ne savait pas en revanche que Jérôme avait été lui aussi actif sur ce fameux chantier. C’est important parce que l’on a ainsi la preuve que les deux frères, dont on savait déjà qu’en 1626 ils habitaient à la même adresse, travaillèrent également ensemble. On retiendra aussi de ces mentions de paiements, quoiqu’elles soient très laconiques, le fait que François est cité en premier. Ceci vient confirmer mon hypothèse que Jérôme -dont on ne connaît aucune œuvre ni trace quelconque d’œuvres avant 1643-1644 !- a dû avant cela travailler dans le sillage de son frère aîné. A propos de son activité, mes collègues et moi avions attiré l’attention sur le séjour de neuf mois qu’il fit à Florence, en 1641 ou 1642, chez un orfèvre d’origine bruxelloise nommé Ghysels qui déclare en 1655, dans une déposition officielle, être ami très proche de François et l’avoir connu à Rome. Ne pourrait-on croire que Jérôme s’était rendu chez Ghysels pour y réaliser ou parachever l’un ou l’autre de ces nombreux objets précieux conçus par François ? On n’a guère prêté attention jusqu’ici aux liens existant entre cet orfèvre et les frères Du Quesnoy [2], et l’épisode florentin de Jérôme pourrait contribuer à asseoir l’hypothèse qu’il avait effectivement une activité de fondeur, de ciseleur ou de polisseur. Il est très tentant de penser qu’il a pu, entre autres, se livrer (peut-être avec Ghysels ?) à ce genre d’activité à Rome aux côtés de son frère pour l’assister, par exemple, dans la fabrication de répliques de ses créations, notamment en fontes diverses. Sa participation au programme du baldaquin –en bronze- n’est pas sans conforter cette thèorie. On notera également qu’après son retour aux Pays-Bas, il arriva que Jérôme réalisa encore des œuvres en bronze, technique peu répandue à cette époque dans ces régions [3].

Tout cela n’exclut pas, bien entendu, qu’il pratiqua aussi la taille et le polissage du marbre : la qualité des sculptures qu’il produisit dès son retour dans les Pays-Bas, aussitôt après la mort de François, démontrent la réalité de l’expérience acquise dans le métier par l’artiste. Elles sont aussi tellement marquées par l’art de son frère que son œuvre peut en quelque sorte être considéré comme la prolongation posthume de celui de François.

Dès lors, s’il devait s’avérer que Jérôme se trouvait bien à Rome durant les années qui séparent celles pour lesquelles il existe actuellement des preuves d’archives de sa présence, soit entre 1627 (année de son paiement pour le baldaquin) et 1641 (recensé dans les stati d’anime, ainsi qu’en 1642 et 1643Ainsi que le rappelle Boudon (note 108) les registres de la paroisse San Lorenzo in Lucina où résidaient les Du Quesnoy manquent pour les années 1625 à 1630. L’auteur signale que François est présent de 1630 à 1643, sans relever que Jérôme l’est aussi de 1641 à 1643. [4]), c’est évidemment avant tout dans l’entourage de François que sa trace devrait être retrouvée. Qu’un membre de la famille travaille au sein de l’atelier d’un sculpteur est une situation plus que courante à l’époque. Il est dommage que Marion Boudon, écartant d’office la possibilité de sa présence à Rome, n’ait pas considéré que Jérôme, auxiliaire talentueux, pourrait bien avoir également aidé son frère dans la réalisation de certaines œuvres en marbre, au moment où soit un problème de santé, soit le grand nombre de travaux en cours peut laisser penser qu’il a dû faire appel à l’un ou l’autre collaborateur. Quand elle analyse, par exemple, les monuments Vryburch et Van den Eynden à Santa Maria dell’ Anima (p.141 et sv.), il faut regretter qu’elle n’ait pas accordé plus de crédit à l’hypothèse que Hess avait avancée dès 1934 [5] d’y voir la main de Jérôme. Dans sa discussion, Boudon préfère envisager la collaboration de Dieussart ou de Quellin qui n’est pas beaucoup moins hypothétique que celle de Jérôme. Peut-être serait-il intéressant de revoir un jour cette question.

Dans la recherche de traces –à défaut de preuves, peu probables vu la rareté des documents- d’une collaboration entre les deux frères, il est un autre fait important dont il faut tenir compte : Jérôme accompagnait François lors de son départ pour Paris où il se rendait à l’invitation du roi. Cela n’indique-t-il pas clairement qu’ils menaient leurs activités en commun et qu’il était prévu qu’ils les poursuivraient de la même manière en France ? Selon Bellori, il était précisé dans son engagement que François aurait à sa disposition une équipe de douze sculpteurs : il y avait a fortiori une place pour son frère ! Tout cela est hypothétique, certes, mais quand même fondé sur plusieurs indices suffisamment convergents pour former un ensemble cohérent.

D’autant plus que, parallèlement à tout cela, il faut noter que le séjour de Jérôme en Espagne ou au Portugal n’est que très peu documenté et semble, en tout cas, avoir été assez bref. A vrai dire, les seules données certaines relatives à ce sujet se trouvent dans les déclarations de Jérôme lui-même en 1654 lors de son interrogatoire au cours duquel il dit avoir habité en Espagne et en Italie. Ghysels, de son côté, affirmera sous serment l’année suivante que Jérôme venait d’Espagne lorsqu’il l’avait accueilli chez lui à Florence pendant neuf mois, peu de temps avant la mort de François. On peut en conclure que ce voyage dans la péninsule ibérique avait été relativement court puisque l’on sait par les recensements que Jérôme partageait le logement de son frère à Rome en 1641, 1642 et 1643. Le voyage en Espagne eut donc vraisemblablement lieu durant ces années, entre deux passages du délégué paroissial. Il me paraît clair que le séjour espagnol de Jérôme a été utilisé abusivement et amplifié par ses biographes, embarrassés, en fait, par la moralité du sculpteur qui, coupable du crime de sodomie, fut condamné à mort, exécuté par étranglement et brûlé. Ces auteurs ne se montrèrent guère soucieux de trouver des aspects positifs dans la personnalité d’un artiste qui connut une fin aussi infamante. La calomnie ne poussa-t-elle pas Bellori à écrire que François avait été empoisonné par son frère [6] ? Le correspondant de Mariette de son côté, lorsqu’il relate les circonstances de la commande de son tombeau par l’évêque Triest à François d’abord, puis à Jérôme, ne s’empresse-t-il pas de dire aussi que ce dernier avait mené une vie aussi débauchée que celle de son frère avait été marquée par la vertu ? Tout cela indique une volonté de gommer tant que faire se peut tout ce qui concerne Jérôme à défaut de pouvoir nier totalement la réalité de son existence et de son talent. Dès lors, l’envoyer dans la péninsule ibérique leur permettait en quelque sorte de l’escamoter, quitte à le faire réapparaître soudain à Rome au moment du départ de François pour la France ! Cette fois, les biographes ne pouvaient évidemment pas éviter de parler de lui, étant donné le caractère public des événements fatals (la mort soudaine de François) qui survinrent à Livourne et auxquels Jérôme assista, de même que leur ami commun Ghysels. Marion Boudon avait déjà démontré que les biographes de François n’hésitèrent pas à prendre quelques libertés avec la réalité quand il s’était agi de mettre en évidence le caractère exceptionnel de sa Sainte Suzanne [7]. Il ne faut dès lors pas s’étonner qu’ils aient quelque peu faussé également les informations relatives à Jérôme, le dénigrement de l’un ne pouvant que valoriser davantage encore l’image de l’autre. C’est ainsi, qu’il faut relire le passage où Bellori raconte que François, « era mal soddisfatto di un suo fratello per le sue cattive maniere e costumi e lo teneva da se lontano sensa volersi impacciar seco, ma costui, tornato a Roma ed in sua casa, parte tirato da odio, parte da iniqua ambizione di succedergli nella gloria della scoltura, come vanamente si persuadava, si tiene che cospirasse contro la vita di Francesco per dargli la morte col veleno. (…) Si crudele misfatto non resto impunito, e ‘l fratricida fu dal cielo fulminato giustamente, cosi per questa come per altre sue nefande colpe, consumato dalle fiamme alle quali fu condannato, ed arso publicamente nella piazza di Gante ; dove in quello stato di morte dicesi che rivelasse spontaneamente di aver con velenosa bevanda il proprio fratelollo di vita » [8]. Les archives du procès de Jérôme ne font nulle part état de ce fait de fratricide ni des prétendus aveux de Jérôme. Bellori est donc ici en pleine affabulation. Son but est de jeter le discrédit sur ce malheureux Jérôme de manière à embellir davantage l’image de François. Mais à vouloir trop prouver, il se déforce de sorte que l’on serait volontiers tenté de retenir de ce récit le contraire de ce qu’il affirme, à savoir que Jérôme travaillait avec François. Il ne fallait en tout cas pas compter sur Bellori, dans son apologie du Fiammingo, pour accorder la moindre place à ce frère méprisable dont la fréquentation était susceptible de porter ombrage à la réputation de son aîné… Bellori se trahit cependant en reconnaissant en Jérôme un sculpteur quand même assez bon pour voir en lui un ambitieux, cherchant à succéder à son frère dans la gloire du métier ! Compte tenu de tout ce que l’on peut rassembler comme informations et indices, mon interprétation des propos de Bellori qui voulait absolument donner de François Du Quesnoy l’image du modèle parfait réunissant toutes les qualités possibles, ne me paraît pas devoir être rejetée d’office. Et les racontars de Bellori sont-ils peut-être, tous comptes faits, le reflet d’une rivalité ou d’une mésentente qui a pu exister un moment entre les deux frères [9] ? Faut-il voir là l’explication d’un éloignement temporaire de Jérôme en Espagne que, grâce au témoignage de Ghysels, on peut situer aux environs de 1640 ?

1. François Du Quesnoy (1597-1643) et
Jérôme Du Quesnoy (1602-1654)
Buste d’Antoine Triest
Marbre - 70,5 x 71 x 38 cm
Paris, Musée du Louvre
Photo : D. Rykner
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Ces informations et indices relevés à partir d’une relecture des documents existants, confortés par la petite découverte d’archives faite par Boudon, donnent donc de sérieuses raisons de penser que c’est à Rome, au côté de François, que Jérôme s’est trouvé durant la plupart de ces années restées mystérieusement vides dans sa carrière. Cette longue période, perdue dans l’anonymat, prend subitement fin avec la mort de François en 1643. Quelle coïncidence ! Débutera à ce moment la carrière personnelle de Jérôme. Il l’ouvrira avec un coup d’éclat : la réalisation du Buste de Monseigneur Antoine Triest, évêque de Gand (ill. 1, 2 et 3).

Ce qui vient d’être dit sur la présence de Jérôme à Rome mêlé de près aux activités de François, s’inscrit parfaitement dans la genèse de ce buste et apporte un éclairage utile à sa compréhension. Tout indique en effet que la réalisation par Jérôme du buste de Mgr Triest est liée à la commande de son monument funéraire (aujourd’hui à Saint-Bavon à Gand) que l’évêque adressa à François en 1642 [10]. On sait, grâce à Mariette et aux informations qu’il fit prendre, que « M. Triest avoit envoyé son portrait à cet artiste célèbre en 1642 en le priant d’exécuter ce monument dont il voulait décorer sa cathédrale. La satisfaction d’obliger un compatriote et la générosité avec laquelle Triest récompensoit les talents déterminèrent bientôt Le Quesnoy à entreprendre cet ouvrage. Mais la proposition que M. de Chantelou lui fit de la part de M. Desnoyers et la lettre qu’il reçut enfin de M. Desnoyers même qui lui annonçoit la pension que le Roi lui accordoit, et les prérogatives honorables dont il vouloit qu’il jouît dans son royaume, déterminèrent cet excellent homme à suivre la fortune qui lui tendoit les bras pour la première fois. Le portrait de M. Triest et les plans de son tombeau furent donc renvoyés en Flandres. Mais ils étoient accompagnés de deux petits enfants destinés à orner ce tombeau s’il venoit à être exécuté par un autre sculpteur (…). Après la mort de François Quesnoy, Jérôme qui étoit pour lors en Italie retourna à Bruxelles et M.Triest lui proposa d’exécuter son tombeau, ce qu’il accepta. Mais comme il étoit aussi débauché que son illustre frère étoit sobre et vertueux, et que d’ailleurs il étoit accablé par une infinité d’ouvrages moins considérables que le tombeau de l’évêque et qui par conséquent lui apportoient plus tôt de l’argent, l’exécution de ce tombeau traîna en longueur et ne fut fini qu’en 1654 » [11]. Les noms de François et de Jérôme sont donc très rapidement rapprochés dans l’histoire de ce buste qui par son esprit correspond aux portraits sculptés par François notamment pour d’autres monuments funéraires.

2. François Du Quesnoy (1597-1643) et
Jérôme Du Quesnoy (1602-1654)
Buste d’Antoine Triest
Marbre - 70,5 x 71 x 38 cm
Paris, Musée du Louvre
Photo : D. Rykner
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3. François Du Quesnoy (1597-1643) et
Jérôme Du Quesnoy (1602-1654)
Buste d’Antoine Triest
Marbre - 70,5 x 71 x 38 cm
Paris, Musée du Louvre
Photo : D. Rykner
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Il est important de relever que Triest, selon une habitude bien établie, avait envoyé à Rome son portrait peint pour servir de modèle au sculpteur [12]. Aucun document ne dit que François y avait déjà travaillé avant de partir pour Paris. Mais cela paraît évident. Car il est inimaginable que Jérôme ait pu, tout à coup, réussir un buste tel que celui-là. Ce que l’on sait de sa carrière passée et de celle à venir, toute imprégnée de l’art de François, interdit de penser qu’il ait pu concevoir seul et d’emblée cette sculpture remarquable, au modelé si délicat, et dans laquelle il excelle à rendre par exemple l’aspect de la peau parcheminée et tendue du visage du prélat, sous laquelle on devine les reliefs de son crâne de vieillard. Sous une lumière favorable qui en souligne toutes les nuances [13], la réussite du portrait austère et volontaire de ce prince de l’Eglise -Triest était un tenant du jansénisme- ressort de manière incontestable. Mais l’intérêt du buste ne se limite pas à ses qualités de taille, de modelé et de polissage. Il réside aussi dans la place qu’il occupe d’un point de vue typologique parmi les créations des plus grands sculpteurs qui, dans ces années 1640, rivalisaient à Rome dans l’art difficile du portrait : François Du Quesnoy, bien entendu, et aussi le Bernin, l’Algarde, Mochi etc. C’est pourquoi j’ai défendu l’idée que non seulement la genèse du portrait de Mgr Triest se trouve nécessairement en Italie, mais surtout que sa conception elle-même ne peut qu’être le fruit du génie de François [14]. Quant à l’intervention de Jérôme, très bon praticien, elle se limite vraisemblablement à la taille du marbre, voire à sa finition, soit encore à Rome, soit plus probablement dès son retour à Bruxelles, vers 1643-1644, l’âge et la vigueur de l’évêque écartant de toute façon une exécution plus tardive. Le caractère romain de l’œuvre ajoute encore à l’originalité qu’elle devait revêtir si l’on songe qu’il s’agit là du premier buste baroque dans les Pays-Bas où il n’y avait pratiquement pas de tradition locale du portrait sculpté.

Pour bien comprendre la suite de la carrière de Jérôme, il me paraît utile de rappeler rapidement que celui-ci, après la mort de François, avait fait venir à Bruxelles le volumineux bagage que son frère, en route pour Paris, emmenait avec lui [15]. On n’en possède malheureusement pas l’inventaire. Mais quand on connaît l’importance que revêt l’atelier d’un sculpteur avec tout ce qu’il contient d’études, de copies, de modèles, de bozzetti, d’œuvres inachevées etc., on peut imaginer la valeur que celui de François représenta pour Jérôme. Parmi ces bagages devait se trouver soit une terre, soit une première ébauche du buste de Mgr Triest. Et si l’on peut, comme le fait précisément Marion Boudon, distinguer la qualité du visage par rapport au torse moins réussi, peut-être est-ce justement dû au fait que Jérôme ne disposait de la main de François que d’un modèle des seuls traits du prélat et que, une fois livré à lui-même, il s’est montré moins adroit dans la découpe du torse et la chute du tissu. Du reste, quand il se retrouve seul pour faire le portrait de L’archiduc Léopold Guillaume (Vienne, Kunsthistorisches Museum), c’est une œuvre très maigrichonne qui voit le jour, sans comparaison aucune avec l’aisance du buste qui nous occupe. Le portrait est d’ailleurs un genre qu’il n’abordera plus par la suite, à l’exception de la figure d’Antoine Triest couché sur son tombeau, œuvre dans laquelle le niveau de qualité du buste n’est pas plus probant. Cette défection paraît assez révélatrice du désarroi de sculpteur une fois livré à ses propres forces.

4. François Du Quesnoy (1597-1643) et
Jérôme Du Quesnoy (1602-1654)
Buste d’Antoine Triest, détail de la signature
Photo : D. Rykner
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Cette mise au point à propos du Buste de Mgr Triest était nécessaire car Marion Boudon lui réserve une place assez inattendue dans son livre consacré à François où elle le range parmi les « œuvres rejetées » [16] On se serait attendu à une position plus nuancée, d’autant plus que l’auteur, dans son catalogue, a soin de distinguer (juste reflet de la complexité des problèmes) les « œuvres » uniques, sculptées ou modelées par François, des « inventions », des « exemplaires » et des « dérivées ». Il est dès lors assez surprenant de voir le buste de Triest aussi radicalement écarté d’un classement pourtant si élaboré, d’autant plus que cette œuvre n’a jamais été attribuée à François seul. L’étude dans laquelle j’ai étudié ce buste et à laquelle se réfère Marion Boudon [17] le décrit bel et bien comme une œuvre de Jérôme, et dans le corps du texte, que Boudon résume de manière un peu raide, je développe mon argumentation reprise pour l’essentiel ci-dessus, qui revient à considérer sans ambiguïté l’œuvre comme réalisée par Jérôme mais conçue par François. Je n’ai pas écrit qu’elle était de sa main et n’ai pas davantage éludé ni ignoré l’existence de la signature de Jérôme (ill. 4). Boudon écrit à ce propos : « Comment l’évêque Triest aurait-il accepté la seule signature de Jérôme si le très célèbre François avait également participé à la sculpture ? » Ce n’est pas la bonne question, car il est clair que Jérôme a agi dans le cas du buste comme il le fera constamment pas la suite : en empruntant au répertoire de formes et de modèles qu’il a hérités (esthétiquement et matériellement) de son frère. Il est tout à fait évident que Triest considérait Jérôme comme l’auteur de son portrait ! Je n’ai jamais avancé autre chose. J’ai tout simplement mis en évidence que, dans le cas particulier du buste en question et plus que dans toutes les autres œuvres de Jérôme, la part de François - la conception du buste - est clairement décelable. Il faut donc, à mes yeux, citer le nom de François dans la fiche d’identification de cette sculpture [18].

D’une manière plus générale, j’ai voulu souligner aussi que Jérôme, à la mort de son frère, et poussé par le succès remporté par le buste de l’évêque, sut habilement, et avec son vrai talent de praticien, gérer son héritage [19] . Ce qui lui permit, de poursuivre une belle carrière –hélas !, interrompue tragiquement par une mort atroce- durant laquelle il prolongea l’œuvre de son frère, sans avoir vraiment à "inventer" lui-même. Cette situation n’a rien d’extraordinaire pour l’époque : il était tout à fait fréquent de voir le fils, le frère, le gendre, le beau-frère, voire l’oncle ou le neveu, exécuter ou achever de manière plus ou moins heureuse un programme conçu par un sculpteur ou se joindre à lui. Les exemples en sont multiples dans l’histoire de la sculpture dans les Pays-Bas méridionaux du XVIIe siècle.

Denis Coekelberghs

Notes

[1Paul Philippot, Denis Coekelberghs, Pierre Loze et Dominique Vautier, L’architecture religieuse et la sculpture baroques dans les Pays-Bas méridionaux et la Principauté de Liège (1600-1770), Ed. Pierre Mardaga, Sprimont (Belgique), 2003.

[2Ghysels apparaît comme témoin dans le procès intenté en 1655 par les héritiers de Jérôme (dont les biens avaient été saisis) afin de récupérer les objets qui formaient le volumineux bagage que François emportait avec lui à Paris et que Jérôme avait fait venir à Bruxelles lors du décès de son frère. On ne connaît à ce jour aucune information sur l’orfèvre Ghysels. Dieu sait sous quelle déformation phonétique ce patronyme nordique figure dans les stati d’anime. Je ne les ai pas consultés, et ce nom n’étant pas connu des chercheurs antérieurs qui ont dépouillé ce fonds, leur attention n’aura peut-être pas été retenue par un quelconque Gassels, Gasel, Geisels, Gésel, Gisel, Guiselle etc. Il faudrait aussi orienter vers Livourne et Florence les recherches sur cet orfèvre d’origine bruxelloise qui dans sa déposition déclare avoir résidé dans ces villes pendant douze ans avec sa femme.

[3Le Kunsthistorisches Museum de Vienne possède de Jérôme un Buste de l’archiduc Léopold-Guillaune en bronze. Une Vénus Amphitrite, en bronze également, attribuée avec pertinence au même sculpteur, provenant des collections de l’archiduc, est conservée au même musée. Il s’agit d’une statuette dérivant du Bacchus de François, conservé à la galerie Doria Pamphilj à Rome. Il arriva aussi à Jérôme de transposer dans le marbre le travail du ciseleur, ainsi que le révèle l’examen du Ganymède (Munster Westfalisches Landesmuseum für Kunst und Kunstgeschichte), grand et insolite marbre dans lequel j’ai proposé (ouvrage cité note 2, p. 826-827) de voir une œuvre dérivant à la fois de François et d’Algardi.

[4L’absence de ce dernier à cette adresse ne signifiant pas pour autant qu’il n’était pas ailleurs à Rome, le problème du lieu où il se trouve reste posé.

[5Dans son édition des Vite de’ pittori, scultori et architetti dall’ anno 1641 sino all’anno1673 de Giovanni Passeri, Leipzig-Vienne,1934, p. 112. Cette hypothèse de Jacob Hess, signalée rapidement par Boudon, nous avait échappé.

[6Les affabulations concernant la mort de François ou sa fragilité psychologique ne manquent pas. Celles de Houbraken, dans son édition de 1675, valent la peine d’être rappelées : selon lui, le sculpteur, écrasé par le talent du Bernin, aurait choisi de mettre fin à ses jours en se pendant … On ne manquera pas de relever que le livre d’Houbraken est édité à peine trois ans après les vite de Bellori dont il sera encore question plus loin.

[7La sainte Suzanne de François du Quesnoy et le programme sculpté de Sainte-Marie de Lorette à Rome, dans Storia dell’arte, 96, 1999, p. 122-152.

[8Cf. la vita de François extraite des Vite de’ pittori, scultori e architetti moderni, de Bellori, Rome, 1672, publiée par Boudon en annexe à sa monographie de François, p. 366-367.

[9Il est intéressant de noter que dans ses notes sur Jérôme datant de la fin du XVIIIe siècle, Baert reprend en partie à son compte les dires de Bellori ( sans le suivre toutefois dans ses accusations de fratricide) quand il fait allusion à une mésentente entre les deux frères. Celle-ci aurait contraint François à prendre ses distances de Jérôme qui était parfaitement capable de travailler seul.

[10J’ai déjà eu l’occasion de montrer (Cf. D. Coekelberghs, Sculptures de maîtres anciens. Des frères Duquesnoy à Dalou, Galerie d’Arenberg, Bruxelles, 1991, p. 8) l’importance de la date de 1642 dans la vie d’Antoine Triest qui devait célébrer cette année-là à la fois ses quarante ans de prêtrise, le vingt-cinquième anniversaire de sa première entrée en fonction comme évêque (à Bruges) et ses vingt années d’occupation de trône épiscopal de Gand. On trouvera aussi dans cette publication des informations sur le collectionneur et l’amateur d’art que fut cet homme d’Eglise. On rappellera, parmi d’autres exemples, que son palais épiscopal, au temps où il était évêque de Bruges, s’inspirait de la maison de Rubens à Anvers et que quatre grands tableaux de Snyders représentant des Etals de marchés, aujourd’hui à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, proviennent de sa collection. Les cinq sens d’Abraham Rombouts, aujourd’hui au musée de Gand, ont la même provenance. Une autre indication intéressante se trouve dans l’acquisition faite par Crozat de sa collection de dessins. Ce sujet mériterait une étude particulière.

[11Ph. de Chennevières et A. de Montaiglon, Abecedario de P. J. Mariette et autres notes inédites de cet amateurs sur les arts et les artistes (…), t. II, 1853-1854, p . 140 et sv.

[12Sur cette pratique, on ne manquera pas de lire l’intéressant article de Sefy Hendler, "Echec à la berninienne : le buste de Richelieu, une nouvelle approche", dans La revue de l’art, n° 149, 2005-3, p. 59-69. Notons pour le lecteur peu familier des lieux, que les bustes de Richelieu et de Triest sont pratiquement voisins dans la salle Michel-Ange au Louvre. A ce rapprochement dans l’espace (sans compter une évidente parenté stylistique), s’ajoute une proximité dans le temps puisque le portrait de Richelieu (1640-1641) est pratiquement contemporain de celui de l’évêque gantois. En ce qui concerne l’auteur du portrait peint envoyé par Triest, on peut se demander si le prélat, dont les positions jansénistes étaient bien connues, ne se serait pas adressé à Philippe de Champaigne ? Un portrait d’Antoine Triest par ce peintre, passé en vente à Bruxelles en 1913, est cité par B. Dorival, Philippe de Champaigne, Paris, 1976, p. 236.

[13Cela arrive certains jours, selon la météo, dans la salle du Louvre où il est présenté de manière fort ingrate du fait de la luminosité ambiante qui dévore les formes des sculptures exposées. D’autre part, il faut regretter qu’il manque aussi au buste un socle le détachant dynamiquement du bloc de marbre moderne (par ailleurs assez mal proportionné) sur lequel il est posé. Ne se trouverait-il donc pas dans les réserves du Louvre un socle baroque qui puisse améliorer sa présentation ?

[14L’essentiel de mon argumentation est présenté dans mon étude signalée note 11, que j’ai reprise et développée dans l’ouvrage cité note 2, p. 823 et sv. On y trouvera toute la bibliographie nécessaire.

[15C’est encore Ghysels qui donne l’information que le bagage de François, outre des malles, des coffres et autres « kassen, kisten en koffers », comptait quatre grandes caisses qui nécessitaient huit hommes chacune pour les porter et qu’elles étaient « vol van syne kunsten, schilderijen ende meubelen » ( pleines de ses œuvres, de tableaux et de meubles).

[16R.141, p. 359-360.

[17Voir note 10.

[18Notons que le Buste de Monseigneur Triest est étiqueté sous le nom des deux frères au Louvre et qu’il a été publié de cette façon lors de son acquisition par le musée (Voir Philippe Malgouyres, "Le buste d’Antoine Triest (1576-1657), évêque de Gand, par les frères Duquesnoy, entre au Louvre," dans La Revue du Louvre et des musées de France, 2000, n° 4,p.15-17). Il a été publié de la même manière dans l’ouvrage cité note 2 (p. 823), inséré comme il se doit dans la notice consacrée à Jérôme.

[19D’un point de vue strictement matériel, on notera que Jérôme se rendit à Paris en 1647 emportant avec lui « tout un choix de tableaux romains dont des Mignard » (peintre que les Du Quesnoy connurent à Rome), dont il y a lieu de penser qu’ils se trouvaient dans ces fameux bagages.

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