A propos d’un portrait de Marguerite Gérard : enquête sur l’identité d’un modèle

1. Marguerite Gérard (1761-1837)
Portrait d’Antoine François Callet, vers 1785
Huile sur panneau - 21,8 x 16,1 cm
Collection particulière
Photo : D. R.
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Les hasards du marché de l’art de cette année 2016 ont placé à plusieurs reprises le peintre Antoine-François Callet (1741-1823) sous les feux de l’actualité. En effet, en début d’année, le musée national du Château de Versailles a pu se rendre acquéreur d’une version historique et fort bien documentée de son fameux Portrait de Louis XVI en costume de sacre en format réduit que l’artiste destinait au comte de Vergennes, alors ministre des Affaires Étrangères, version restée jusqu’à nos jours chez les descendants du ministre (voir la brève du 7/11/16). En juin dernier, Versailles s’est de nouveau positionné à la vente de Montbazon (13 juin 2016, catalogue n° 347) pour l’acquisition du Portait du comte de Vergennes en pied que Callet avait exécuté en 1781 et qui était également resté chez les descendants du modèle (voir la brève du 15/6/16)). Tout récemment une belle et imposante version du Portait du roi Louis XVI, signée de la main du peintre était annoncée par la maison Sotheby’s, lors de la vente de la collection Robert de Balkany en son hôtel de Feuquières, rue de Varenne (20 septembre 2016, catalogue n° 71). Aussi profitons-nous de cette récente actualité pour dévoiler, sous le pinceau de Marguerite Gérard, la physionomie d’un peintre caché sous l’identité d’un autre...
Ce petit portrait [1] (ill. 1) au faire particulièrement raffiné est tout à fait caractéristique du pinceau élégant de Marguerite Gérard. Il appartient à une série de portraits d’artistes et d’intimes, tous peints sur bois dans des dimensions similaires. Loin d’être inédit, il est au contraire bien connu en partie parce qu’il était supposé figurer Jean Honoré Fragonard, un peintre autrement plus célèbre aujourd’hui que celui effectivement représenté.

En effet, depuis 1978, date de la publication par Madame Wells-Robertson d’un catalogue sur Marguerite Gérard, il semblait acquis, puisque affirmé par cet auteur, que ce portrait était celui du beau-frère de la peintre [2], personne ne s’étant réellement posé de question sur la véracité de cette affirmation, elle fut reprise sans plus de preuve par Carole Blumenfeld, en 2007 [3] puis en 2009 [4]. Mais après tout, pourquoi Fragonard plutôt que Greuze ? Puisque Georges Wildenstein, quant à lui, voyait les traits de Jean Baptiste Greuze derrière le le peintre représenté [5]
Tant d’incertitudes sur l’identité d’un modèle apparaît révélateur du fait que Marguerite Gérard se posait certainement comme une excellente peintre de l’intime et de la scène de genre bien plus que qu’une portraitiste avertie, apte à capter avec réalisme les traits de ses contemporains. La ressemblance de son sujet lui importait manifestement moins que l’évocation de la place occupée par celui-ci dans la société de son temps.

De fait, ceci nous amène à nous pencher sur le type de représentation choisie pour ce portrait et à examiner l’attitude comme la mise du modèle. Point de mise en scène ici, le personnage, assis sur un fauteuil dans une attitude de repos, se détache sur un fond à priori neutre ; autour de lui, aucun meuble ni objet anecdotique ou signifiant (carton à dessin, gravure, livre, plan…) comme on peut le voir souvent dans d’autres petits portraits de Marguerite Gérard. Toutefois, la fonction du modèle est indiquée et, à n’en pas douter, il s’agit bien d’un peintre comme l’atteste le porte mine de craie blanche en main droite. L’attention se porte donc uniquement sur l’individu qui semble âgé d’une quarantaine d’années [6], l’œil brun est doux, le sourcil encore très brun ; s’il est représenté en « négligé » d’artiste et chaussons d’intérieur, il porte tout de même une perruque et ne se présente pas au naturel, en cheveux. La tenue qui, au premier regard, semble peu recherchée, comme l’atteste le gilet à peine attaché laissant voir le bouffant d’une chemise, se devine raffinée si l’on en croit le choix de tissus sophistiqués, bas et pantalon de soie, gilet de satin brodé sur chemise blanche, et cette imposante houppelande sans doute de velours rouge doublé de fourrure. Ces détails témoignent d’un goût pour un certain luxe, non contredit par le port d’une lourde bague à l’auriculaire de la main gauche. Le tout, porté par notre homme avec une certaine bonhomie mais non sans fierté.
C’est justement à la vue de cette tenue élaborée comme à l’attitude du modèle, bien plus qu’en raison du physique de celui-ci que Marie-Anne Dupuy-Vachey, spécialiste de Fragonard, a mis en doute le fait qu’il puisse s’agir d’un portrait de ce peintre [7].
Au début du XIXe siècle, Madame Hippolyte Lecomte (née Camille Vernet 1788-1858) décrit Fragonard (1732-1806) alors septuagénaire, comme « rond, replet, fringant, toujours alerte, toujours gai, il avait de bonnes joues rouges, les yeux pétillants, des cheveux gris très ébouriffés et on le voyait aux galeries (du Louvre) éternellement vêtu d’une houppelande ou roquelaure en drap gris mélé… » [8] , autrement dit plutôt un homme simple, peu apprêté et que l’on imagine encore très vif. Un superbe portrait dessiné de « Jean Honoré Fragonard, Peintre […] fait en juillet 1797 » [9], par Jacques Antoine Marie Lemoine (1751-1824) (ill. 2), récemment passé en vente et aujourd’hui dans une collection particulière [10], nous montre un Fragonard malicieux et sans perruque que nous trouvons à la fois très proche de cette description et également sans grand rapport avec le portrait laissé par Marguerite Gérard.


2. Jacques Antoine Marie Lemoine (1751-1824)
Portrait de Jean Honoré Fragonard, 1797
Crayon noir, estampe et rehauts de craie blanche
sur papier beige - 32 x 22,5 cm
Collection particulière
Photo : D.R.
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3. Jean Honoré Fragonard (1732-1806)
Autoportrait tourné de trois-quarts à gauche
Pierre noire - 12,6 x 10,1 cm
Paris, musée du Louvre
Photo : RMN
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Les autoportraits dessinés de Fragonard conservés au musée du Louvre, dont l’authenticité est incontestable, se trouvent être un peu plus proche de ce petit tableau, en partie parce que le modèle porte le même type de perruque. Observons plus particulièrement celui qui nous le montre tourné de trois-quart à gauche, esquissant un sourire [11] (ill. 3), dans une expression assez proche de celle du portrait qui nous occupe. Seule la perruque rapproche les deux peintres, nous sommes dans les années 1785, Fragonard a les yeux plus écartés, la bouche est grande, d’un dessin ferme, tandis que le peintre représenté exactement dans ces mêmes années par Marguerite Gérard a une morphologie plus douce, des traits moins aigus. Certes, à trop vite regarder, on peut trouver une vague ressemblance entre ces deux modèles, d’autant que - nous l’avons dit - Marguerite Gérard n’était pas une portraitiste de haut vol. Mais Marie-Anne Dupuy-Vachey repoussant l’idée de voir Fragonard dans ce peintre bonhomme, en est venu à examiner avec plus d’attention le fond du tableau.


4. Marguerite Gérard (1761-1837)
Portrait d’Antoine François Callet, vers 1785
Détail du fond
Photo : D. R.
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5. Antoine-François Callet (1741-1823)
Le Printemps ou Cybèle couronnée de fleurs par Zéphyr et Flore, 1780
Huile sur toile - 270 x 360 cm
Paris, musée du Louvre, plafond de la galerie d’Apollon
Photo : RMN/Gérard Blot
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Derrière le peintre au repos, comme satisfait de la tâche qu’il vient d’accomplir, se détache une esquisse à la craie blanche pour laquelle il tient encore les outils en main, à savoir le porte mine et un linge permettant d’éventuelles corrections. Il est aisé de grossir l’arrière plan du tableau afin de voir précisément le dessin qui s’en détache (ill. 4). On distingue le bras d’une figure tenant une couronne de fleurs qu’elle s’apprête à déposer sur la tête du modèle, ainsi le peintre se voit-il, en quelque sorte, couronné par sa propre créature. Or cette déesse tenant une couronne de fleurs n’est autre que Flore qui s’apprête à couronner Cybelle, déesse de la terre afin de célébrer le Printemps dans un tableau devenu célèbre en 1780 (ill. 5).
La mise en scène imaginée ici par Marguerite Gérard, peut-être proposée par le modèle lui-même, replace donc le peintre en situation devant une œuvre en devenir. Ceci s’explique aisément si l’on se réfère à la la chronologie des différents événements qui constituent la vie du peintre Antoine-François Callet, durant ces années 1780-1785.

En novembre 1780, Callet est reçu à l’Académie royale de Peinture et de Sculpture sur la présentation du Printemps ou Cybèle couronnée de fleurs par Zéphyr et Flore, l’une des voussures de la Galerie d’Apollon du Louvre. Le tableau, belle réussite plastique, l’un des chefs d’œuvres du peintre, est très bien accueilli par la critique. Callet est alors au sommet de sa carrière de décorateur renommé, il a travaillé pour la coupole des « petits appartements » du Palais Bourbon en 1774, a composé un nouveau décor pour la chapelle de la Vierge à l’église Saint-Sulpice en 1777-1778, œuvré à Bagatelle pour le comte d’Artois en 1778 et, en 1780, année, donc, de sa réception à l’Académie, il s’est vu également chargé de plusieurs décors pour l’Hôtel Thélusson qui défraya la chronique par sa somptuosité tant architecturale que décorative ; enfin, l’année suivante sera celle du début de la série des Saisons commandée par le Roi, série destinée à être tissée à la Manufacture des Gobelins.
En outre, depuis 1778, Callet devenu « Peintre du Roi », en tant qu’auteur du très fameux Portrait du Roi en costume du sacre, devint également « Peintre de Monseigneur le Comte d’Artois et Peintre de Monsieur ». L’homme a donc, sans conteste, de l’importance et occupe une place de premier rang parmi ses confrères, à la fois en tant que portraitiste de cour et en tant que décorateur en vue. Toutefois, si ces années 1780-1784, sont des années particulièrement glorieuses, quelque chose manque à la position de cet artiste. Callet souffre et se plaint auprès de Pierre, Premier Peintre du Roi [12] de ne toujours pas bénéficier d’un logement au Louvre, alors que nombreux sont ses collègues, et souvent même « ses cadets », qui ont déjà eu accès à ce privilège insigne. Après moult mouvements et changements d’attributions d’ateliers, ce sera enfin chose faite en octobre 1784.

Lorsque Callet peut enfin s’installer dans son logement du Louvre, il a derrière lui la carrière prestigieuse que nous venons d’évoquer, il vient de présenter au Salon de 1783, L’hiver ou les Saturnales de sa Tenture des Saisons mais l’œuvre phare de sa reconnaissance officielle, sorte de point d’orgue de sa carrière, reste son morceau de réception à l’Académie ; ce Printemps de 1780 qui est, à la fois un décor, genre grâce auquel l’artiste a rencontré la gloire et qui plus est, un décor ornant le plafond de la Galerie d’Apollon du Louvre, palais où, désormais, il réside lui-même.
Ainsi s’explique aisément le maintien de cet homme vêtu avec raffinement et qui semble, par son attitude, manifester un évident contentement de sa position et de son rang. C’est donc en voisine que Marguerite Gérard, qui bénéficiait du logement de Fragonard au Louvre, a portraituré le peintre dans son nouvel atelier vers 1785-1786. [13]. L’artiste y affiche la mine heureuse de l’artiste honoré et de celui qui a pu enfin accéder au privilège de ce logement-atelier tant attendu. Ainsi, la recréation de l’esquisse du Printemps à l’arrière plan et le sens symbolique de cette couronne déposée sur la tête du peintre par la figure de Flore, qu’il a lui-même créé, apparaissent comme des motifs tout aussi explicites que savoureux.

Brigitte Gallini

Notes

[1Nous remercions ici le propriétaire de ce tableau de son accueil chaleureux ainsi que Nicolas Joly pour son assistance précieuse.

[2S. Wells-Robertson, Marguerite Gérard, New York University, 1978, p. 891, n° 107, repr.

[3Carole Blumenfeld in cat. de l’exposition Le cardinal Fesch et son temps, sous la dir. de Ph. Costamagna, Musée Fesch, Ajaccio, 2007, p. 94, repr. en ill. 33.

[4Cat. de l’exposition, Marguerite Gérard Artiste en 1789 dans l’atelier de Fragonard, musée Cognac-Jay, Paris, sept-déc 2009, n° 22, p. 106, repr. p. 107.

[5Georges Wildenstein, Fragonard, Paris, 1960, repr. p. 320, n° 224 comme : Portrait d’un peintre présumé Greuze ; Gabriele Mandel et Daniel Wildenstein, L’Opera completa di Fragonard, Milan, 1972, repr. p. 111, n° 547 comme : Jean-Baptiste Greuze ?.

[6Jean Honoré Fragonard, né en 1732, aurait eu une cinquantaine d’années dans ces années 1785-87.

[7Nous remercions Marie-Anne Dupuy-Vachey de nous avoir signalé ce portrait, dont elle avait, simultanément avec Sarah Catala, identifié le modèle. Nous leur sommes reconnaissante, en tant que spécialiste de Callet, de nous l’avoir laissé publier.

[8Delaroche-Vernet, « Mémoires inédits sur les Vernet », Revue de l’Art Ancien et Moderne, juin-décembre 1923, XLIX, p. 224 et p. 242.

[9« Jean Honoré Fragonard, Peintre, représenté à mis corps un crayon à la main : Dessin aux crayons noir et blanc, fait en juillet 1797 […] ».

[10Ce portrait, actuellement présenté au Metropolitan Museum dans le cadre de l’exposition Fragonard, Drawing Triumphant, Works from New York Collection, sera publié par Marie-Anne Dupuy-Vachey dans le prochain numéro de Master Drawings.

[11Ovale légèrement en hauteur, à la pierre noire. Au verso, figurent ces annotations de deux mains différentes : « fragonard peintre », à l’encre brune, « son portrait/dessin par lui même », à la pierre noire. Paris, musée du Louvre, Cabinet des arts graphiques.

[12Lettre de Pierre à d’Angiviller du 17 septembre 1784, publiée par Furcy-Raynaud, t. XXII, p. 69-70.

[13Carole Blumenfeld situe entre 1787 et 1791 la série des petits portraits sur bois à laquelle appartient le tableau qui nous intéresse, nous pensons toutefois que, compte tenu de la chronologie de Callet, Marguerite Gérard a peint notre artiste peu de temps après son installation au Louvre, soit en 1785-1786.

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