A propos d’Ernest Christophe : d’une allégorie l’autre

Rares sont les artistes de la génération de Baudelaire, peintres comme sculpteurs, à avoir vu leur nom associé aux différentes éditions des Fleurs du Mal. Or, celle de 1861 fit une double place à Ernest Christophe (1827-1892), jeune statuaire pour parler comme l’écrivain, jeune espoir de cet art très ancien dont il avait examiné en 1859 les prolongements modernes et dressé un bilan assez mitigé. Pourquoi, au-delà des raisons généralement invoquées, avoir dédié à Christophe Le Masque et Danse macabre, deux des ekphrasis du nouveau recueil ? Nous voudrions nous arrêter un court instant sur cette figure presque oubliée du second romantisme, qui ne fut pas simplement l’innocent créancier de Baudelaire [1], avant de revenir au texte poétique et aux vertus qu’il est supposé partager avec le et la statuaire.

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Quand Christophe apparaît pour la première fois dans la correspondance de Baudelaire en juillet 1850, il a 27 ans et s’apprête à exposer au Salon pour la première fois. Il avait été très tôt formé chez Rude, sculpteur romantique et républicain convaincu, et pouvait cosigner, dès 1847, le Gisant de Cavaignac qui ne fut installé au cimetière Montmartre qu’en 1856. En 1843, les funérailles de Godefroy Cavaignac, le frère du général battu en 1848 par Louis-Napoléon Bonaparte, avaient fourni à l’opposition républicaine l’occasion de se manifester de façon spectaculaire. A cette date, Rude avait achevé son œuvre majeure, le Départ des volontaires de 1792, l’un des quatre grands reliefs commandés par Thiers et ornant toujours l’Arc de Triomphe. Près d’un demi-siècle plus tard, au Salon de 1890, Christophe devait exposer l’esquisse pour un monument à Rude où son maître était montré sculptant ce double symbole de la liberté des peuples et de la patrie en danger qu’on appelait déjà plus volontiers La Marseillaise [2].

Mais il est d’autres indices qui permettent de situer politiquement Ernest Christophe. Le Larousse du XIXe siècle, que les historiens de l’art devraient consulter plus souvent, nous apprend qu’il « était le petit-fils d’un représentant du peuple à la chambre des Cent-Jours ». Sous l’Empire néanmoins, comme l’atteste sa correspondance avec le peintre Fromentin, il ne fut rien moins que favorable à l’homme du 2 décembre [3]. De telles positions politiques eurent à l’évidence leur importance dans les relations du sculpteur et de Baudelaire, voire les faveurs de Maxime Du Camp à son égard quelques années plus tard.

On trouve dans le Journal des Goncourt, à la date du 19 mai 1861, un portrait saisissant de celui qui, depuis la parution en février de la seconde édition des Fleurs du Mal, avait fait une entrée massive en littérature. Tout parle dans le texte suivant, la description de l’atelier, les copies d’après Michel-Ange, les références à Cellini et Giambologna, les livres de philosophie, et l’aspect de l’homme lui-même :

« Au haut du faubourg Saint-Antoine, passé une cour, jardinet d’une pension de petites-filles ; une porte poussée et un immense atelier, austère et nu par sa grandeur, un atelier de labeur et de sévérité. Murs énormes, vides, peints en rouge, contre lesquels les deux statues des Médicis et la tête du Moïse. Et là dedans, dans un coin, une statue énorme de la DOULEUR. Une table encombrée de livres sur la rationalisme, la philosophie transcendante. Au milieu de cela, Christophe avec sa tête pâle, sa tête de Nubien […] Sur une tablette tournante est une petite statue, tout emmaillotée, comme une blessée, de linges mouillées, laissant passer ça et là un bout de membre de glaise. […] C’est une FATALITE volante, sur une roue écrasant des êtres, qui tient des figures volantes de Jean de Bologne et de Benvenuto : c’est de l’école florentine. Puis dans un coin, nous montre cette figure achevée de la COMEDIE HUMAINE qui se renverse – le visage plein de larmes, le flanc mordu par un serpent derrière une draperie – dont le masque joliment agencé montre une figure qui rit. Homme triste, singulier, distingué que ce sculpteur qui semble un enthousiaste, un peu mélancolique et sans doute souffrant du foie, dans lequel les idées philosophiques, humanitaires et républicaines semblent couver et chauffer sous le froid de son air. Parlant du peu de choses qu’il a fait jusqu’ici, il nous dit qu’il lui a fallu apprendre à penser en sculpture, comme on pense en littérature et en peinture [4] ».

On comprend qu’un tel homme ait pu être un familier, dix ans plus tôt, de Poulet-Malassis [5], son aîné de peu, et de Nadar, lesquels sont des intimes de Baudelaire en cette fin incertaine de la Seconde République. C’est aussi l’époque où Christophe fréquente chez la Présidente, croise de temps à autre Louis de Cormenin, secrétaire de Gautier et aussi républicain que Poulet-Malassis [6]. Sans qu’il devienne son ami, le jeune sculpteur a dû de même trouver conseil et aide auprès d’Auguste Préault, qui appartient à tous ces cercles. L’un et l’autre travaillent alors, pour la fonte des bronzes, avec la maison Eck et Durand. L’un et autre représentent les forces neuves de la sculpture. Il est très significatif que Nadar, dans sa Lanterne magique du 23 avril 1852, associe trois noms que Baudelaire en 1859 n’oubliera pas quand il rendra compte du Salon. La caricature de Nadar, en effet, place en son centre, sur un piédestal, la figure renfrognée de Préault, « incarnation de la sculpture moderne ». A ses côtés se trouvent le sculpteur animalier Frémiet et, tout occupé à ses rêves de grandeur, Christophe au profil si caractéristique :
« On a regretté que l’auteur du Philoctète de l’an dernier, Christophe, n’ait rien donné cette année au Salon, écrit Nadar. Il travaille avec acharnement, nous dit-on, à une immense statue de la Douleur, gigantesque à ce point, que l’Alexandre projeté du mont Athos et le colosse de Rhodes se réfugieraient du coup dans l’île de Lilliput, Christophe a toute l’audace et la ferveur d’un très-jeune homme qu’il est, et il a déjà le talent d’un très grand sculpteur qu’il sera [7] »
Le commerce de la célébrité, pour employer une formule du regretté Loïc Chotard, intégra donc très tôt Christophe à ses intrigues et stratégies [8].

Comme Nadar, qui avait l’œil, Gautier remarqua l’envoi du Salon de 1851, Philoctète abandonné dans l’île de Lemnos, grand plâtre dont la revue L’Artiste en revanche, par la plume de Paul Malitourne, ne dit rien. L’œuvre épousait peut-être la désillusion des quarante-huitards, elle proposait assurément, sous le voile de la fable, la première de ces allégories de la détresse humaine qui allait jalonner la carrière de Christophe. De cette époque date aussi un petit bronze représentant une Esclave enchaînée, dont Gautier possédait un exemplaire [9]. Admettons que cette image de la servitude et de l’affliction pouvait se charger aussi d’implications politiques. Elle préparait en outre le chef-d’œuvre de 1855, si malmené par la critique. Car, après plus de quatre ans d’absence, Christophe reparut au Salon, à l’occasion de l’exposition universelle de 1855. Il attendait de son « cher Baudelaire [10] », devenu son débiteur, qu’il soutint le gigantesque plâtre qu’il présentait alors comme un projet de figure tombale. La Douleur, tel était le titre inscrit au livret (fig. 1). A la mi-juin, Christophe écrivait à Baudelaire :

« J’ai lu avec grand plaisir vos premiers articles sur le Salon. Vous allez pouvoir donner cours à votre verve et votre esprit original aura de quoi s’exercer. J’espère que vous ne m’oublierez pas quand vous en serez à la sculpture et que vous me vengerez un peu des tribulations de toutes sortes que j’ai éprouvées à l’endroit de ma statue. Quand vous irez à l’exposition, venez donc me prendre que nous y allions ensemble [11] ».
Baudelaire ne put s’exécuter, mais, comme nous le verrons, il fit mieux.
Toute la presse ne se montra pas si hostile à Christophe en 1855. Pour un Malitourne, qui émettait de grandes réserves sur la capacité du sculpteur à accorder format, sujet et langage selon les convenances usuelles, Paul Mantz et Théophile Gautier prenaient d’instinct la défense d’un « esprit aussi aventureux que sincère » et qui, lassé « des mythologies de l’ancien régime et des types incessamment reproduits », s’efforçait « d’entraîner l’art sur un terrain nouveau [12] ». Mantz louait encore « une imagination bien douée qui croit aux grandes choses et qui les aime […] La Douleur est une erreur peut-être ; mais c’est l’erreur d’un esprit distingué, d’une intelligence hardie ; nous aimons dans M. Christophe un artiste dont le temps mûrira l’audace et qui annonce dès aujourd’hui une sainte horreur pour les puérilités de l’art vulgaire [13] ».

Mais c’est de Gautier, on ne s’en étonnera pas, que vient le plus fin des commentaires. Après avoir reconnu que la sculpture était plus rebelle que la peinture « à l’idée moderne » et salué ceux qui comme « David [d’Angers], Barye, Préault, Antonin Moine et Maindron [14] » avait réussi à triompher de cet écueil, l’auteur d’Emaux et camées, passait en revue leurs héritiers présents à l’Exposition universelle, non sans rappeler les propos de Nadar en 1852 :

« L’ambition du colosse tente les jeunes artistes, qui voudraient tous tailler la statue d’Alexandre dans le mont Athos. N’ayant pas de montagne à sa disposition, M. Christophe a modelé une gigantesque statue de femme accroupie, qui, si elle se levait, emporterait le toit de l’Exposition, comme le Jupiter d’Olympie eût, en se dressant, crevé le plafond de son temple. Cette géante, digne par sa taille d’épouser un Titan de la mythologie, noie ses grandes mains dans les cataractes de ses cheveux ruisselants, et ploie ses fortes épaules sous le poids d’une infortune immense comme elle ; on dirait la Niobé d’une race disparue, pleurant la mort d’enfants de dix pieds de haut. […] Au reste, la dimension ne fait rien à l’affaire : placez la figure de M. Christophe, coulée en bronze, sur un socle de granit, au sommet de la colline du Père-Lachaise, elle produira un fort majestueux effet et découpera fièrement à l’horizon sa silhouette démesurée. On l’a confinée, nous ne savons trop pourquoi, dans une crypte de toiles vertes à l’entrée du salon de sculpture, où l’on a peine à la découvrir malgré son énormité. Il y a cependant de nombreuses qualités dans ce bloc colossal, et il a fallu beaucoup de science, d’énergie et de courage, pour pétrir dans sa glaise antédiluvienne ce mastodonte humain, dont la gracilité moderne semble s’être effrayée [15] ».

Cette image de la douleur abreuvant Paris de ses larmes, cette Madeleine recroquevillée sous l’ample chevelure lacrymale qui la mue en fontaine amère, n’a pu échappé à Baudelaire. De même ne pouvait-il ignorer, à défaut d’en apprécier le lyrisme progressiste, le poème des Chants modernes que Maxime Du Camp, toujours en 1855, dédia A Christophe sculpteur. Il y stigmatisait « les envieux, les impuissants, les cuistres [16] » dont l’artiste, un habitué comme lui du salon de Mme Sabatier, avait essuyé les remarques venimeuses.

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Si la chronologie précise des œuvres de Christophe - l’artiste ayant peu exposé et sans doute peu produit - comme celle de ses relations avec Baudelaire, nous échappe encore, nous savons que ce dernier vit fin 1858, dans l’atelier du sculpteur, l’esquisse de la Danse macabre et le modèle du futur Masque. Cette dernière allégorie ne portait pas alors le titre que Baudelaire lui donna en novembre 1859 pour la distinguer peut-être d’un groupe en cours de son ami Préault un hommage précisément à Balzac [17], et sans doute pour souligner d’emblée la dualité, la duplicité dont procèdent la figure de Christophe et son propre poème. Danse macabre et Le Masque parurent dans La Revue contemporaine, le première dès le 15 mars 1859. Un mois plus tôt, Christophe rappelait à Baudelaire tout le prix qu’il attachait à cette publication :

« Cher ami,
Vous recevrez d’ici à deux jours l’esquisse que vous m’avez fait le plaisir d’accepter, j’aurai également pour vous une épreuve de la comédie humaine. / Accusez-moi réception de mon envoi, portez-vous bien et n’oubliez pas [18] ».

Le manuscrit, perdu, de Danse macabre avait été envoyé à Alphonse de Callone le 1er janvier 1859, étrange manière de débuter l’année ! Si l’évolution du texte au gré des épreuves a été bien analysée [19], on s’est moins soucié des difficultés que Baudelaire rencontra au sujet de la dédicace : A Ernest Christophe, statuaire. Cette dédicace, absente des épreuves reçues par Baudelaire le 11 février 1859, fut arrachée à Alphonse de Callone de haute lutte, comme en atteste une lettre :

« Vous me causerez un très vif chagrin en supprimant à nouveau la dédicace. Le même facteur qui m’apporte votre lettre me remet une lettre de M. Christophe qui m’annonce non seulement son squelette, mais encore une autre statuette beaucoup plus finie. Vraiment, c’est bien le moins que j’inscrive son nom en matière de remerciements en tête d’un petit poème. Rassurez-vous, M. Christophe est un homme plus que distingué dont le nom ne peut pas compromettre votre revue. Il est l’auteur de la figure de la Douleur (à l’Exposition universelle) et d’une excellente statue pour la Cour du Louvre [20] ».

Je crois, eu égard au rappel fait plus haut des positions politique de l’intéressé, que la résistance de Callone est d’ordre politique et qu’il fallut toute la diplomatie de Baudelaire pour que le nom de Christophe parût dans cette revue officieuse, sinon officielle, de l’Empire, dirigée par un légitimiste rallié [21]. L’insistance du poète sur l’Exposition Universelle et le chantier du palais du Louvre relèvent, selon nous, de cette habile stratégie. Notons cependant que cette dédicace disparut des autres publications du poème avant la nouvelle édition des Fleurs du Mal où elle est attachée au Masque

Comme les commentateurs modernes y ont tous insisté, Danse macabre doit se lire comme une ekphrasis en mouvement, dramatisée par l’irruption de la voix du poète au sein de sa description. Loin de moi de gloser à nouveau ce poème hanté par la décrépitude humaine, le néant dévoreur des belles d’hier, de m’attarder sur ce texte qui se veut aussi une allégorie de l’idéal trompeur et du beau moderne dans l’héritage avoué de la prédication du Grand siècle et de la scénographie baroque. Tout le monde a notamment en mémoire la sinistre trompette de l’Ange surgissant d’une béance du plafond dont Claude Pichois a bien vu la source gautiériste [22]. Une remarque tout de même à propos des vers 29-32, alors que le poète s’adresse à la coquette aussi extravagante que décharnée :

Inépuisable puits de sottise et de fautes !
De l’antique douleur éternel alambic !
A travers le treillis recourbé de tes côtes
Je vois, errant encore, l’insatiable aspic.

Pour autant qu’on puisse examiner l’esquisse de Danse macabre, aujourd’hui non localisée, à partir de photographies anciennes et d’une rare illustration du début du XXe siècle (fig. 2), cet « aspic » appartient moins à l’œuvre qu’à l’imagination du poète. On en comprend d’ailleurs la nécessité symbolique et la justesse poétique. Elle eût été parfaitement adapté au langage de cette petite sculpture qui dérive, à maints égards, des représentations antiques des muses Melpomène et Thalie, depuis le hanchement prononcé jusqu’au masque tenu dans la main droite. Le théâtre de la cruauté cher à Baudelaire trouvait là matière à rêverie.

Absent, sous réserve d’inventaire, de Danse macabre, le serpent était en revanche bien présent, enroulé à son bras droit, dans l’autre sculpture transposée par Baudelaire, le futur Masque. Car pour comprendre la relation qui s’établit entre l’œuvre de Christophe et le poème éponyme, il faut oublier, contrairement à certains commentateurs, le marbre du Salon de 1876, aujourd’hui au musée d’Orsay, et revenir à l’état antérieur de l’œuvre, tel qu’un tirage en plâtre conservé à Loches, ville natale de Christophe, nous le fait connaître (fig. 3).. Pourtant ni l’article du Salon de 1859 qui la commente ni le poème publié le 30 novembre dans La Revue contemporaine ne font mention de cet rappel du péché originel, du venin de la vie, du poison incurable de la décrépitude, du serpent insatiable. Etrange oubli pour le moins, étrange transfert tout autant puisque l’aspic occulté du Masque ressurgit des entrailles, pour ainsi dire, de Danse macabre. Entrailles qui sont par elles-mêmes une métaphore des anneaux du serpent mortel.

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Il n’est sans doute pas innocent que cette allégorie, « dans le goût de la Renaissance » dit Baudelaire, se présente en 1861 à la place occupée en 1857 par Les Bijoux. Car la pensée amère que la dualité du masque et du visage permet de déchiffrer ne détruit pas, loin de là, la séduction de l’œuvre, « trésor de grâces florentines », véritable oxymore maniériste par l’alliance du muscle et de la grâce, brouillant les définitions sexuelles, androgyne comme l’Esclave de Michel-Ange, alors visible au Louvre, dont elle dérive fortement. Comme le note justement Pierre Labarthe, quoique ses propos s’appliquent au marbre que le poète n’a sans doute pas connu, Baudelaire convoque l’idée de la perfection formelle, inhérente à toute représentation du corps idéal depuis l’Antiquité pour mieux en corrompre les implications métaphysiques sans annuler sa charge érotique [23]. En cela, le sculpteur et son exégète se séparent de la vogue néo-païenne portée par une James Pradier et célébrée, comme nous l’avons rappelé ailleurs, par un Banville ou même un Champfleury dès le milieu des années 1840 [24]. Le beau ne saurait être plénitude heureuse, « congédier la passion » comme Baudelaire l’écrit en 1852 dans l’article où il condamne, précisément, les limites de l’Ecole païenne et dénie, par avance, toute analogie entre la plastique de verbe et l’éclat inaltérable, incorruptible du marbre. Le Masque dénonce toute conception du beau qui nierait la fatalité du périssable, du transitoire comme le dira en 1863 Le peintre de la vie moderne.

Il importe donc d’accorder la plus grande importance au vers qui prolongent le moment où le dialogue engagé entre le poète et son lecteur débouche sur le constat d’une supercherie : ce « souris fin et voluptueux », ce corps « divinement robuste » n’étaient qu’illusion, « blasphème de l’art ». Cette épiphanie de la vérité a contrario contient, selon moi, une allusion directe, non perçue à ce jour si je ne me trompe, à la Douleur de l’Exposition universelle de 1855 :

Pauvre grande beauté ! le magnifique fleuve
De tes pleurs aboutit dans mon cœur soucieux ;
Ton mensonge m’enivre, et mon âme s’abreuve
Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux !

En un sens, Baudelaire répondait, mais tardivement, à la demande de Christophe qui, comme on l’a rappelé, attendait de lui qu’il parlât de sa colossale Douleur en 1855. Glissant une allégorie bien réelle, la statue funéraire, dans cette autre allégorie de la vie clivée qu’est Masque, Baudelaire redoublait en quelque sorte la rhétorique profonde de son poème et l’hommage qu’il en faisait à Christophe [25]

Cette étude a déjà été publiée dans : Les Fleurs du Mal, Colloque de la Sorbonne, textes réunis par André Guyaux et Bertand Marchal, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2003, pp. 95-106.

Stéphane Guégan

Notes

[1Sur les relations "d’argent" entre les deux hommes voir Claude Pichois et Jean Ziegler, Charles Baudelaire, Paris, Fayard, 1986 [2e édition].

[2Petit bronze (0, 66 ; 0, 44), il fut donné par Christophe en 1890 à Dijon, la ville natale de Rude. Voir Musée des Beaux-Arts de Dijon. Catalogue des sculptures, Palais des Etats de Bourgogne, 1960, n°366.

[3Voir Correspondance d’Eugène Fromentin, textes réunis et annotés par Barbara Wright, tome II, Paris, CNRS/Editions Universitas, 1995, notamment pp. 1534-1535. Voir aussi, au cimetière Montparnasse, le monument réalisé par Christophe en souvenir d’Eugène Despois (1818-1876), professeur de rhétorique au lycée Louis-le-Grand et « démissionnaire au 2 décembre ». L’œuvre est signalée par H. Jouin, La sculpture dans les cimetières de Paris, Paris, 1897, p. 289.

[4Edmond et Jules de Goncourt, Journal, texte intégral établi et annoté par Robert Ricatte, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1989, pp. 697-698.

[5Voir Claude Pichois, Auguste Poulet-Malassis. L’éditeur de Baudelaire, Fayard, 1996, p. 51.

[6Théophile Gautier. Correspondance générale, éditée par Claudine Lacoste, tome V, Droz, 1991, pp. 72-76 : « Chez Maxime, il y avait à dîner dimanche Christophe, Delessert, Frédéric, la Rounat, Reyer et Préault ».

[7Reproduit sans date dans le catalogue d’exposition Auguste Préault, sculpteur romantique 1809-1879, Paris, Musée d’Orsay, 1997, p. 303.

[8Voir sur ces questions la thèse de doctorat inédit de Loïc Chotard, La biographie contemporaine en France au dix-neuvième siècle. Autour du Panthéon-Nadar, Université de paris IV – Sorbonne, 1987.

[9Voir Stéphane Guégan, Gautier ou la critique en liberté, Paris, RMN, 1987, p. 171.

[10Lettres à Baudelaire, publiées par Claude Pichois, 1973, Etudes baudelairiennes IV-V, Neuchâtel, La Baconnière, p. 98.

[11Idem.

[12Paul Mantz, « Salon de 1855 », Revue française, II, p. 602 et suiv.

[13Ibid.

[14. T. Gautier, Les Beaux-Arts en Europe, Paris, 1856, p. 170.

[15Idem, pp. 184-185

[16Voir Wolfgang Drost et Ulrike Riechers, Charles Baudelaire. La sculpture au Salon de 1859, Universität Siegen, 1999, p. 93.

[17Voir ouvr. cité note 7, p. 180.

[18Ouvr. Cité note 11, p. 99. La lettre date du 10 février 1859.

[19Baudelaire, Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, t. I, 1980 (édition consultée), p. 1028-1033. Abrégées par la suite OC.

[20Baudelaire, Correspondance, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois avec la collaboration de Jean Ziegler, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, t. I, 1993 [2e édition], p. 546.

[21Sur Calonne voir la présentation qu’en donnent Claude Pichois dans le volume des Lettres à Baudelaire (1973, p. 68) : « Légitimiste, Alphonse de Bernard, vicomte de Calonne (1818-1902), s’opposa à la deuxième République, collaborant au Lampion, journal suspendu par Cavaignac en août 1848, puis fondant, en août 1850, Le Henri IV [sic : Henri V], journal de la réconciliation royaliste, qui échoua. Collaborateur de la Revue contemporaine, fondée en 1851 par le marquis de Belleval, il en devient le propriétaire en 1855 et en fait un organe officieux ; plusieurs fonctionnaires y collaborent. »

[22OCI, p. 1033.

[23Patrick Labarthe, Baudelaire et la tradition de l’allégorie, Droz, 1999, pp. 167-173. Cette image du désir, qui contient l’idée du renversement, de l’abandon voluptueux, n’est pas sans évoquer la Femme piquée par un serpent de Clésinger, dont Christophe connaissait le marbre du Salon de 1847 pour l’avoir vu chez Mme Sabatier. L’analogie entre les deux œuvres dépasse donc un possible rappel des traits de la Présidente dans ceux de la figure démasquée.

[24Voir Stéphane Guégan et Laurent Houssais, « Banville et Préault : un médaillon oublié, une amitié confirmée », Revue de l’Art, n°127, 2000-1, pp. 73-76.

[25La « rhétorique profonde », propre à Baudelaire, comme y insiste justement Pierre Labarthe vise à ouvrir le réel désenchanté à l’infini du sens pour maintenir en tension dans l’alchimie du verbe le tragique de la condition moderne et le rêve consolant de l’idéal. Seul l’art peut combler cette béance, réconcilier avec lui-même l’homme et sa noirceur viscérale, redonner sens à ce qui n’en a plus par la lumière qu’il jette sur nos corps périssables et nos esprits corrompus, par l’harmonie reconquise sur l’unité perdue et, enfin, par cette « atmosphère d’apaisement désespéré » dont parlait Georges Blin à propos des Fleurs du Mal.

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